15.07.2013
LES MEILLEURES BOUTADES DE PAUL LÉAUTAUD
[Présentation développée de Paul Léautaud à paraître prochainement, assez critique]
Voici une sélection d’aphorismes de Paul Léautaud (1872-1956), qui permettra d’apprécier son cynisme, sa liberté de pensée, son art de la boutade percutante et éclairante. Le festival de misogynie était attendu, mais on sera sans doute surpris par les réflexions politiques : Léautaud a, me semble-t-il, l’image d’un anarchiste, toujours prompt à vitupérer la guerre, la folie nationaliste, la religion. On découvrira ici que c’est aussi un antidémocrate viscéral, un contempteur définitif du peuple, un fieffé antisémite. Le Front populaire et Léon Blum lui inspirent une aversion radicale. Il est partisan de la collaboration avec l’Allemagne contre l’Angleterre et les États-Unis, et maintient rétrospectivement son opinion après la guerre. Les excès de l’épuration soulèvent beaucoup plus son indignation que le sort des juifs sous l’Occupation, qui selon lui l’ont bien cherché. J’en donne quelques exemples, à titre purement documentaire bien entendu. Il ne faut peut-être pas le prendre toujours au sérieux, mais il est très amusant. En tout cas, les admirateurs déclarés de Léautaud, genre Pierre Perret, nous avaient caché à quel point il était politiquement incorrect…
Je suis loin de considérer cette sélection comme terminée. Je trouverai sans doute bien d’autres aphorismes mémorables au fil de mes relectures du Journal littéraire, et les reporterai à mesure sur cette page. Elles sont classées en six rubriques directement accessibles par un clic : Les hommes et la vie Cynisme L’amour et les femmes Religion Politique Lire, écrire
J’en profite pour signaler trois citations attribuées à Paul Léautaud, que je n’ai pu localiser dans son œuvre et qui me paraissent suspectes. (Je serais reconnaissant à quiconque me prouverait leur authenticité par une référence vérifiable).
. Ne rentrez jamais chez vous à l’improviste : si votre femme n’est pas seule, vous l’ennuierez ; si elle est seule, vous vous ennuierez.
. Je me suis installé définitivement dans le provisoire.
. Si je deviens centenaire, je me lèverai chaque matin pour lire les faire-part nécrologiques des journaux, si mon nom n'y est pas, je retournerai me coucher.
. Il ne faut pas avoir peur de ses propres idées, ni peur de les exprimer, quand même elles vont à l’encontre des idées admises, surtout si elles vont à l’encontre des idées admises. (Paul Léautaud, Journal littéraire, avril 1900 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 34).
. Il n 'y a pas que le pédantisme des savants. Il y a aussi celui des ignorants, chez les gens sans instruction, qui n'ont lu que deux ou trois livres d'école communale, et qui ne ratent pas une occasion de s'en souvenir, au sujet de n'importe quoi. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 8 novembre 1903 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 91).
. Qu’on est long avant d’oser être soi. Ce n’est pas qu’on soit soi très tard, non, c’est bien ce que je dis, il faut beaucoup de temps avant de se décider à se montrer tel qu’on est, délivré du souci de ce qui est admiré et qu’avant on cherchait naïvement à imiter, se forçant à le trouver bien, malgré la secrète différence que l’on en sentait avec soi. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 5 janvier 1904 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 99).
. La sincérité, c’est bon à l’égard de soi-même. À l’égard d’autrui, c’est sans intérêt, et le plus souvent bête, et maladroit. Ce qu’on appelle les bons sentiments ne sont que des ridicules. On en a toujours assez, sans avoir encore ceux-là. Ce qui importe avant tout, c’est soi, tel qu’on est. Du moment qu’on l’est avec réflexion, avec sens critique, tout est sauvé. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 16 avril 1904 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 120).
. On rit mal des autres, quand on ne sait pas d'abord rire de soi-même. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 19 septembre 1905 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 195).
. « Vous n’écrivez plus ? Qu’est-ce que vous faites ? Vous êtes très pris ? / — Je m'amuse à vieillir. C'est une occupation de tous les instants ». (Paul Léautaud, Journal littéraire, 31 décembre 1907 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 464 ; même chose dans Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 220).
. Je pense qu'on ne connaît jamais personne, qu'on ne sait jamais ce qu'il y a, ce qui se passe au profond intime d'une créature humaine. Il peut y avoir des richesses de tendresse, de dévouement, de pitié qu'on ne soupçonne pas, qui ne se montrent que dans certaines circonstances rares. Juger autrui ! Ah ! on devrait toujours s'en garder. Est-ce qu'on sait, est-ce qu'on est sûr. Tel qui rit, qui est tout en boutades, en brusqueries, en indifférence, est peut-être le plus sensible secrètement. Tenez, si on pensait à tout celà, on n'oserait plus écrire, porter un jugement sur quelqu'un. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 15 avril 1914 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 936-937).
. Je n’ai jamais rien vu de grand, dans la vie, que la cruauté et la bêtise. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 3 janvier 1916 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 993).
. Quand on est un homme avec des idées libres, de ces idées qu’on appelle subversives, on ne devrait pas mourir dans la décrépitude. Par soi-même, ou par son entourage, celà voue joue de mauvais tours. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 19 février 1917 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 1012). [1]
. Les canailles et les imbéciles sont innombrables, et c'est une grande tristesse à éprouver, que plus on vieillit, plus on s'aperçoit qu'ils sont nombreux. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 19 février 1917 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 1013).
. Soi-même donner des déceptions aux autres, celà n'empêche pas qu’on soit très sensible à celles que les autres vous donnent. (Paul Léautaud, Le Fléau. Journal particulier 1917-1930, 20 février 1920 ; Mercure de France, 1989, p. 67-68).
. Je l'ai toujours dit : il faut avoir des parti-pris, c'est une force. Celà n'empêche pas de voir parfaitement les autres côtés de la chose dont on parle et de sentir les contradictions qui s'élèvent à côté de l'opinion qu'on exprime. Écrire, c'est s'être décidé à choisir, à pencher d'un côté plutôt que d'un autre, c'est prendre parti si minimement que ce soit. Si on écoutait toutes ses contradictions, on ne toucherait plus une plume, on ne dirait plus un mot. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 26 septembre 1922 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 1235).
. Citation, page 72 [dans le numéro de la N.R.F. en hommage à Proust], d'un mot du Prince Edmond de PoIignac : « Un tel ? Il ne peut pas être intelligent, il n'est pas malade ». Celà a l'air de boutade. Il y a une part de vrai. Il est bien certain qu'un certain état maladif, chez un homme intelligent, produit un affinement (voilà que je ne sais plus si ce mot est français) de l'intelligence, l'amène à des pensées, des sensations qu'il n'aurait peut-être pas sans cet état maladif. La songerie acquiert des prolongements, des profondeurs. On peut en citer un exemple avec Marcel Schwob. Cet état peut créer comme une finesse de tout l'individu, une finesse morale, en même temps que donner une certaine destruction physique. L'homme de grande santé, sans généraliser, est plus porté à la vulgarité physique et à quelque chose de commun dans les idées. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 10 janvier 1923 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 1276-1277).
. On est bien portant. On voit des malades. On les sait perdus. On les veut tromper, tenir dans l'illusion, par de bonnes paroles, et y croire. On est malade à son tour, et on se laisse tromper et tenir dans l'illusion comme les autres. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 27 décembre 1932 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1166).
. Les gens qui désirent avoir beaucoup de choses dans la vie : places, honneurs, influence, décorations, Académie, sont peut-être des gens qui ont une vitalité supérieure, qui a besoin d'embrasser beaucoup de choses. Les gens qui vivent dans leur coin, se contentant de ce qui leur vient, sans aucune activité pour rien attraper d'autre, seraient des gens d'une vitalité réduite. On dit des premiers : arrivistes, ambitieux, et on fait honneur aux seconds de leur modestie. Les premiers ne sont pas plus à blâmer que les seconds à féliciter. Notre caractère est notre maître et toutes nos actions dépendent de lui. Les premiers et les seconds ne pourraient pas être autrement qu'ils sont. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 19 novembre 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 218-219).
. Ah ! les gens qui vous veulent du bien, comme il faut s’en méfier. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 9 novembre 1941 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 433).
. Ce n’est pas quand on a quarante ans, ni même cinquante ans, qu’on désire vivre longtemps. C’est quand on a l’âge que j’ai [=73 ans], qu’on a acquis plus d’intelligence, de connaissances, plus de sens de l’observation, plus de compréhension, plus de « boucliers » contre les duperies, que l’intelligence s’est développée, les connaissances, les facultés d’observation, de compréhension, de jugement, les « boucliers » contre les duperies. On se dit : « Si je pouvais vivre encore cinquante ans, comme j’aurais encore plus de jouissance de tout ». (Paul Léautaud, Journal littéraire, 1er décembre 1945 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1367).
. Méfions-nous des gens qui se jettent à notre cou, nous serrent dans leurs bras, pleins de belles paroles. Comme des individus ou des nations qui veulent porter le bonheur – ou la liberté, – à d’autres peuples. On sait comment celà tourne. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 4 mars 1951 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1915).
. Faut-il que le monde soit méchant pour qu’on ne puisse dire un peu de bien de quelqu’un ou de quelque chose sans être aussitôt soupçonné d’un intérêt quelconque ! (Paul Léautaud, Le Théâtre de Maurice Boissard I. 1907-1914, XLIX, 16 octobre 1912 ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 1101).
. Je vous le demande : Avez-vous vu autour de vous beaucoup de gens s’aimer entre eux ? Peut-être par devant, oui ! Dans leur dos, quel débinage, jusqu’à la calomnie, souvent ! Je me méfie toujours des gens qui étalent leur amour du prochain. (Paul Léautaud, Le Théâtre de Maurice Boissard II. 1915-1941, LXXXVII, 1er mars 1919 ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 1358).
. Un homme qui rit de ses émotions n’est pas un homme gai, au fond. (Paul Léautaud, Entretiens avec Robert Mallet (1951), VIII, Mercure de France, 1986, p. 146).
. Être grave dans sa jeunesse, celà se paie souvent par une nouvelle jeunesse dans l'âge mûr. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 226).
. Bonheur à celui qui vit seul, bonheur le plus vrai et le plus sûr. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 228).
. Comme c’est triste à regarder, les gens qui ont vieilli et qui se sont « rangés » intellectuellement. / Comme les gens qui sont satisfaits, qui trouvent que tout est pour le mieux, qui n’ont plus aucune réaction devant rien. Cadavres vivants. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 251).
. La vanité n'est pas toujours un défaut. Elle peut être une force. On voit des écrivains sans grand talent fournir une assez jolie carrière poussés par la confiance en soi, portés uniquement par la certitude des mérites qu'ils se figurent avoir. Ils arrivent à communiquer aux autres l'illusion qu'ils ont d'eux-mêmes. C'est même un spectacle fort amusant : dupes des deux côtés. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 275).
. On faisait reproche à quelqu'un, devant moi, pour sa curiosité. Je me récriai : « Être curieux ? Ne blâmez pas ! C'est une qualité. La curiosité est un côté de l'intelligence. Il n'y a que les sots, les niais, les cerveaux inertes, qui ne sont pas curieux. Il faut être curieux le plus possible. Se mêler de ce qui ne vous regarde pas, écouter aux portes, regarder aux fenêtres pour voir ce qui se passe chez les gens, suivre d'autres dans la rue pour écouter ce qu'ils disent, lire les lettres qui traînent, faire parler telle personne sur telle autre, provoquer les confidences, lire au travers des enveloppes, faire semblant de dormir dans une réunion pour amener les autres à parler plus librement, payer des domestiques pour savoir des histoires sur leurs maîtres, épier, écouter, regarder, fouiller, surprendre, découvrir, avec l'air de l'homme le plus indifférent, – le comble de l'adresse en cette matière ! – c'est ainsi qu'on apprend quelque chose dans la vie. Les gens qui ne sont pas curieux sont des sots. La curiosité, c'est le besoin de savoir. Celui qui n'est pas curieux n'apprendra jamais rien ». (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 302).
. On ne choisit rien dans la vie : ses parents, son pays, son caractère, sa carrière, ses amis, ses maîtresses, ni sa mort ! Le hasard est partout. Une irresponsabilité générale. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 302).
. Je pense à tous ces gens (que je connais), qui n'en pensent pas moins sur tout ce qui se passe, tout ce qu'ils voient ou connaissent, qui ont commencé par se taire par intérêt, et qui ont pris ainsi l'habitude d'être muets, et sont devenus ainsi de véritables eunuques de l'esprit. Ils ont remplacé l'honneur par la Légion d'honneur. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Notes retrouvées » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 334).
. L'instruction gratuite et obligatoire. Pour mieux former des citoyens modèles, bien soumis aux règles du régime et bien crédules aux bourdes qu'on leur sert. Le bon sens détruit, remplacé par la prétention. Ânes à diplômes qui n'en restent pas moins des ânes, rien ne remplaçant l'intelligence et la curiosité d'esprit natives. / Disparition de l'esprit de fronde, de l'esprit satirique. Le gavroche loustic qui dégonflait les baudruches sociales d'un lazzi, n'existe plus. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Notes retrouvées » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 351).
. Même appréciation pour ces jeunes gens, si grossiers de propos et de façons, pour ces gamines, si prétentieuses, que je vois chaque jour dans le train, munis de manuels et de cahiers d’études, qui peuplent les Facultés. De futurs déclassés qui je l’espère bien, végéteront et expieront leur fétichismes des diplômes, qui ne leur auront rien conféré de plus qu’un petit savoir appris momentanément. / Un bon artisan, auprès de tous ces sots vaniteux, quel personnage sympathique ! (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Notes retrouvées » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 351).
. Être intelligent, c'est, au premier chef, être méfiant, même à l'égard de soi-même, de tout examiner avant de se prononcer, même ses propres jugements, de ne rien accepter, dans l’ordre des faits, des idées et des sentiments, que sous bénéfice d’inventaire, de ne jamais s’abandonner. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 360).
. Le bonheur n'est que vulgarité. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 373).
. Ce manque de différenciation dans les valeurs, cette égalité dans le dithyrambe, cette mise de tout sur le même plan, pas de meilleure preuve du manque de culture et du manque de goût de notre époque. Quand on ne connaît rien, on trouve tout admirable. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 374).
. On ne saura jamais combien la timidité peut rendre vertueux, – et niais. (Paul Léautaud, Passe-Temps II, « Le Paris d’un Parisien » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 692).
. La méfiance est toujours pour moi une des formes de l’intelligence. La confiance une des formes de la bêtise. (Paul Léautaud, Passe-Temps II, « Occasions pour films » (1935) ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 753).
. On ne porte pas assez d'attention aux gens quand ils vivent. Il y a peut-être aussi ceci que de les connaître, de les voir, de les fréquenter dans l'ordinaire de la vie courante, celà atténue, si même il ne l'empêche, le prestige qu'ils auraient peut-être si nous ne les connaissions pas. Un écrivain de talent a plus de talent pour les lecteurs qui ne l'ont jamais vu que pour ses familiers. (Paul Léautaud, Passe-Temps II, « Guillaume Apollinaire » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 786).
. Pourquoi faire part de nos opinions ? Demain, nous en aurons changé. (Paul Léautaud, Journal littéraire, juillet 1895 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 10).
. La seule foi qui me reste, et encore ! c’est la foi dans les Dictionnaires. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 27 février 1900 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 34).
. J'expliquais hier à l'étude la nécessité de n'avoir point pour magistrats des hommes honnêtes. N'ayant aucune capacité criminelle, comment ceux-ci pourraient-ils juger des crimes ? On ne juge que de ce qu'on connaît bien. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 24 août 1903 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 80).
. Il n'y a rien qui donne de l'assurance, et je dirais presque de l'esprit, et l'aplomb de ses propres idées, comme mille francs dans sa poche et à soi. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 5 janvier 1904 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 99).
. Un joli mot que [Henri de] Régnier m'a raconté cette après-midi, de M. Nisard, notre ambassadeur à Rome [2]. / Dans un groupe, on parlait d'un absent. / — C'est un imbécile, dit l'un. / — C'est un sot, dit un autre. / — C'est un con, dit un troisième. / — Vous exagérez, dit M. Nisard. Il n'en a ni l'agrément, ni la profondeur. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 2 février 1909 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 726).
. Si on ne s’arrêtait pas à un moment dans ses réflexions, on n’écrirait jamais un mot, tant toutes les opinions qu’on peut avoir sur un sujet ont leurs mille contraires tout aussi valables. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 21 septembre 1927 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 2029). — On n'écrirait pas un mot, si on ne s'arrêtait dans ses réflexions. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 298).
. Je suis le premier à trouver qu’il y a une part de bêtise chez le redresseur de torts, le redresseur d'erreurs. Le vrai sage c'est celui qui se dit : quels niais, tous ces gens qui se laisse duper. Après tout, si celà leur plaît ? L'essentiel, c'est que moi, je ne sois pas dupe. Le misanthrope est comique qui dit son fait à tout le monde. Le redresseur d'erreurs peut l'être tout autant. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 21 septembre 1927 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 2030).
. On a établi un jour, en Amérique, je crois, que la plupart des hommes, là-bas, ne dépassent pas, comme intelligence, le niveau d'un enfant de douze ans. On pourrait en faire une règle universelle. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 4 novembre 1929 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 414).
. C’est à la fois vrai et faux comme toutes les maximes. J’y pensais encore en lisant le livre de Régnier (Lui et les femmes). Il y a là des choses très bien, dont on pourrait écrire tout le contraire et ce serait encore très bien. Nous [=avec Georges Duhamel] sommes tombés d'accord pour trouver, ce qui n'est pas une nouveauté, qu'il n'y a pas de maxime qui n'ait son contraire et tout aussi juste. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 21 novembre 1929 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 444). — Il n'est pas de sentences, de maximes, d'aphorismes, dont on ne puisse écrire la contre-partie. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 381).
. On ne se doute jamais jusqu’où peut aller la bêtise et la bassesse humaines. Vraiment, on en arrive par moments à souhaiter que quelques bonnes bombes débarrassent la surface de la terre de toute la vermine humaine qui y grouille. Babut m'écrivait il y a quelques temps d'Indochine, ceci, en substance : « Vous vous élevez contre la guerre. Vous paraissez savoir d'autre part ce que valent les hommes. N'y a-t-il pas là chez vous une énorme contradiction ? » Il a complètement raison. Quand on voit ce que valent la plupart des hommes, stupides et cruels, on en arrive à se dire que les faire tuer n'est pas une grande perte. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 18 décembre 1929 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 476).
. Je fais encore une expérience d'humanité, avec ma nouvelle bonne ! Sale peuple, qui a un poil dans la main, qui ne songe qu'à avoir le cul sur une chaise, à boustifailler et à boire, qui vit dans le fumier, et ne peut parler sans dire cinq lettres à tout bout de champ. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 20 octobre 1931 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 858).
. Ce besoin grotesque, entré dans les mœurs, quand des gens ont un enfant, d'éprouver le besoin d'en faire part aux amis et connaissances. Ces deux individus, qui ont forniqué, et qui, parce que celà a eu un résultat, se croient obligés de le faire savoir. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 2 juin 1934 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1395).
. [Léautaud rapporte une conversation avec André Gide, qui lui a raconté qu’il avait récemment rencontré Ernst-Georg Curtius à Rome, qui lui a parlé des changements de l’Allemagne hitlérienne. Curtius] a expliqué que ses élèves étaient au début très nombreux. Peu à peu, ils ont diminué, beaucoup retournant à leurs occupations matérielles. C’est ainsi que beaucoup se sont faits horticulteurs. « De cette façon, explique Curtius, s’est fait un tri, un choix. Les élèves qui me restent sont vraiment des gens passionnés de savoir, de curiosité. » D’où il semblerait qu'il s'est fait en Allemagne, sous plus ou moins les doctrines sociales d'Hitler, une réhabilitation des professions manuelles, une diminution du faux prestige du savoir quand on n'est pas vraiment doué pour l'acquérir, ce qui est loin d'être une mauvaise chose. Autant de dévoyés en moins. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 29 janvier 1935 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1459).
. Cette adoration, cette idolâtrie pour les enfants qu'on voit depuis plusieurs années est encore une preuve de l'abêtissement, de la dégénérescence de la société actuelle, tout comme les sanatoria à tuberculeux, où l'on s'entête à faire vivre de force des individus qui mourront vers la trentaine, après avoir donné la vie à des produits de leur sorte, au lieu de les laisser mourir dans leur enfance. / Les animaux sont plus sages. Une femelle, dans sa portée, rejette les malingres et ne gâche pas son lait pour eux. La société humaine n'est qu'encombrée, rabaissée, par tous ces déchets qu'elle s'entête à faire vivre. Sans compter les millions qui y passent. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 19 août 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 154).
. [Mentionnant un texte plaidant pour un salaire à la femme au foyer :] Ainsi, une femme qui tiendra son ménage, qui reprisera le linge de son mari, qui élèvera ses enfants, qui remplira en un mot tous ses devoirs d'épouse, on devra lui payer un salaire, comme à une employée. On paie déjà les gens qui, sous le nom de chômeurs, ne fichent rien. On paiera bientôt les gens qui travaillent pour qu'ils veuillent bien consentir à travailler. Il est vrai qu'on oblige les gens, célibataires ou ménages sans enfants, à payer pour entretenir les enfants des gens qui ont procréé à l'instar des lapins. Il n'y a pas de raison pour qu'on s'arrête dans cette voie. Il faudra peut-être payer un jour pour avoir le droit de s'occuper des choses de l'esprit, un terrassier ou un zingueur représentant un citoyen plus utile. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 6 février 1941 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 281).
. Il y a des gens qui savent se caser. Il est vrai que c'est tout ce qu'ils savent. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 2 avril 1942 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 549).
. [Je choque le professeur Lanquine] par l'opinion que je suis arrivé à avoir sur le sujet de l'instruction gratuite et obligatoire, destructrice du bon sens, remplacé par la prétention. Après celà, du même avis quant au néant du savoir qui n'est que du savoir appris, sur la sottise, et malfaisante, de certains propos de certains démagogues, comme le sot Jean Perrin, fameux phraseur, dans un mitingue au temps du Front populaire, s'adressant à des ouvriers, que : « Avec des loisirs, tout le monde pourrait arriver à la grande culture », sur la rareté de ce qui constitue la véritable intelligence, qui ne consiste pas du tout, comme tant de gens en jugent, dans le plus ou moins de réussite dans une carrière ou dans une profession, mais dans la faculté d'observer, de juger, de comprendre, de déduire, d'inférer, de tirer profit ou enseignement intellectuel de tout ce qui se passe ou se présente à vos yeux, et même des propres réflexions qu'on est amené à en faire, et de savoir s'évader de soi pour apprécier et porter jugement. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 12 avril 1942 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 557).
. [Observant que Georges Duhamel aurait pu être le pivot du rapprochement franco-allemand sous l’Occcupation :] Je suis sûr que si on lui disait celà aujourdhui […] il s’apercevrait peut-être qu’il y avait là un grand rôle à jouer, et qui eût été assez dans ses cordes, dans son genre de talent, dans le caractère du personnage qu’il a réussi à faire de lui pour le public. […] Il eût peut-être été assassiné comme l’ont été d’autres partisans de la « collaboration » ? Quand on aime et veut la gloire, on ne regarde pas à si peu. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 5 octobre 1944 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1169-1170).
. J’ai le goût des catastrophes. Je jouis plus des tuiles que des choses heureuses. La guerre m’a toujours donné un excellent moral : aucune peur, grande curiosité. En juin 1940, pour rien au monde, je n’aurais quitté chez moi. J’avais en pitié, – je haussais les épaules, – tous ces gens que je voyais passer […], en fuite, la plupart ne sachant pas où. / Depuis la Libération, ces gens qui assassinent, qui s’entretuent, pour un oui ou pour un non, par bas instinct, ou par cupidité, ou par simple démence, par passion ou par jalousie pour une femme, tantôt celle-ci, tantôt leur rival, ces jeunes filles qui sont chefs de bande, ces gamins qui assomment de vieilles femmes avec un fer à repasser, ces autres qui, devant quelques remontrances, abattent leur paternel, et je laisse de côté les attaques nocturnes, les irruptions à main armée chez des particuliers qu’on soulage de leurs économies, les attaques de camions transportant des finances, etc, etc, je lis tout celà avec une sorte de délectation. J’y satisfais mon mépris, mon dégoût humain et le plaisir que me donne la bêtise de tout celà, comme m’ont toujours fait rire les gens qui se mettent dans des colères furieuses […], en même temps que j’en sens davantage le prix de ma vie, seul et retiré autant que possible. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 3 janvier 1948 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1660-1661).
. Je n'ai pas eu d'enfants, dont j'ai toujours eu une horreur sans bornes, leur stupidité, leur cruauté, leur bruit. « Lorsque l'enfant paraît… », je prends mon chapeau et je m'en vais. Être grand-père équivaut pour moi à une déchéance. Quand celà arrive à un de mes amis, je romps toutes relations. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 20 avril 1949 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1775).
. C’est pour moi, chaque matin, un amusement de voir les voyageurs se précipiter dans la salle d’attente de la gare pour acheter le journal sans lequel ils ne pourraient se mettre en route ni passer leur journée et se mettre tout-de-suite à le lire avec avidité. Y comprennent-ils quelque chose ? Font-ils l’examen de ce qu’ils lisent ? Leur lecture, terminée, quelque chose, d’après elle, fonctionne-t-il sous leur crâne ? C’est rester dans la stricte vérité que de répondre carrément non à ces trois questions. Ces gens vivent comme des bestiaux, ce n’est pas trop dire, et ils n’ont, dailleurs, qu’une utilité pareille. Ils se lèvent, ils vont travailler, ils mangent, ils reviennent se coucher. Il n’y a qu’à regarder leur visage immobile, le vide de leurs yeux, le silence de leur bouche, leurs gestes chétifs, cette humilité spirituelle, cette stupidité native et soigneusement conservée, pour comprendre qu’il ne faut pas leur en demander plus. Je peux dire que de tous ceux que je connais pour les voir et les regarder ainsi chaque matin, je n’en ai jamais vu un seul avoir l’idée de changer une fois de journal. […] Depuis des années, chacun lit fidèlement, aveuglément, idiotement le même journal, chacun entretenu ainsi dans un mensonge, une bêtise, une bassesse peut-être différents, mais égaux en tous points. Ce sont des citoyens modèles et, à ce titre, plus ce qu’ils lisent est bête, mieux celà leur convient. [3] (Paul Léautaud, Le Théâtre de Maurice Boissard II. 1915-1941, XCVI, 15 janvier 1920 ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 1420-1421).
. Il serait joli le pays où tous les citoyens (on dit plus joliment aujourdhui, je crois : camarades, familiarité répugnante), et sans doute, aussi les citoyennes, auraient la grande culture, ou s’imagineraient l’avoir. Voyez-vous ce pays peuplé uniquement de « mandarins » ? Et les besognes subalternes, nécessaires, fort honorables, qui donc les accomplirait ? Un balayeur, qui fait bien son balayage, et qui a le bon sens de s’y tenir, est fort estimable, et tient sa place dans la société. […] Le savoir, l’art ne sont pas faits pour tout le monde. (Paul Léautaud, Le Théâtre de Maurice Boissard II. 1915-1941, CXXXII, 1er mars 1939 ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 1722-1723).
. Les gens qui sanglotent me font suer. (Paul Léautaud, Entretiens avec Robert Mallet (1951), XXI, Mercure de France, 1986, p. 363).
. Le bien mal acquis profite toujours à quelqu'un. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Souvenirs de basoche » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 147).
. Le chagrin pour les morts est une niaiserie. Une illusion également. C'est sur nous-mêmes que nous pleurons, sur le vide ou sur la privation qu'ils nous laissent. Eux, ils sont morts, c'est-à-dire : ils ne sont plus rien. Pleurer sur eux ne rime à rien. (Paul Léautaud, Passe-temps, « Adolphe Van Bever » (1927) ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 218).
. Est-il rien de plus agaçant que les honnêtes gens qui parlent sans cesse de leur honnêteté ? Vivent les coquins, qui sont muets sur leurs coquineries. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 229).
. Une jeune étudiante en médecine parlait à L… de la tristesse que lui laissait sa fréquentation des hôpitaux : « Voir tous ces gens mourir. — Celà console de ceux qui vivent », répondit-il. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 232).
. Pauvreté n’est pas vice. Parbleu ! Un vice est agréable. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 232).
. [À propos d’un fait divers, un homme ayant tué un ami pour lui voler 450 francs.] Dieu me garde d’être jamais magistrat d’aucune sorte. Mais j’imagine, pour la circonstance, que je suis procureur de la République, chargé de requérir contre l’assassin. Je dirais aux jurés : « Messieurs, cet individu a tué un homme. Ce n’est pas une grande affaire. On en a tué d’autres ces dernières années. S’il n’y avait que celà, j’abandonnerais l’accusation. Mais l’accusé a tué pour 450 francs. Celà lui a paru une somme. Je demande la mort pour bêtise ». (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 235).
. L’amour fait des fous, le mariage des cocus, le patriotisme des imbéciles malfaisants. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 251).
. La trahison peut être le fait d'une intelligence supérieure, entièrement affranchie des idéologies civiques. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 259).
. Un nommé Hamard assassine une vieille femme dans sa cave. Il met la main sur le magot : 1 200 000 francs en espèces, pas moins. Personne ne le soupçonne. Au lieu de se tenir tranquille, il se lance dans la grande vie, dépense fastueusement : automobile de luxe, deux chauffeurs, 40 000 francs à une fille ici, 50 000 francs à une autre là, le reste à l'avenant. Il se fait si bien remarquer qu'on le pince et le voilà maintenant avec le bagne ou la guillotine en perspective. / Dire que c'est toujours à de pareils imbéciles que tombent de si belles occasions ! (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 262).
. L’instruction apprise ne prouve rien, ne rime à rien, est complètement inutile, pour ne pas dire malfaisante, et ne fera jamais d’un imbécile un homme intelligent, d’un cerveau obtus un cerveau actif, et d’un être sans compréhension un être capable de jugement personnel. La seule instruction qui compte, et qui donne des fruits, c’est celle qu’on se donne soi-même car seule elle prouve chez un individu le désir de savoir et l’aptitude au savoir. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 268).
. En réalité, l’enseignement pédagogique est fait pour les paresseux, pour les esprits sans curiosité, pour les individus qui resteraient complètement ignares si on ne leur apprenait pas quelque chose de force, pour ainsi dire. Il n’y a que l’élite qui compte, et l’élite ne se constitue pas avec des diplômes. Elle tient à la nature même de certains individus, supérieurs aux autres de naissance, et qui développent cette supériorité par eux-mêmes, sans avoir besoin de l’aide d’aucuns pédagogues, gens, le plus souvent, fort bornés et fort nuisibles. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 268-269).
. Si j’avais un fils, je me garderais bien d’en faire une bête à concours. Je lui ferais tout bonnement apprendre à lire et à écrire. […] S’il avait en lui le besoin de connaître, de savoir, la curiosité de découvrir et de comprendre, je serais tranquille sur son compte. Si, au contraire, c’était une petite bûche au cerveau fermé et qu’il soit destiné à devenir ce que sont la plupart des hommes, je l’en laisserais libre et ce ne serait pas grand dommage. J’aime mieux un âne qui est bien un âne qu’un âne qui fait la roue avec ses diplômes. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 269).
. On me trouve immoral, subversif, sans respect : je n'exprime pas le quart, sur toutes choses, de ce que je pense. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 296).
. La vie est si plate que c'est souvent une distraction d'apprendre la maladie, puis la mort de quelqu'un qu'on connaît. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Notes retrouvées » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 338).
. J’ai de l’antipathie pour les ivrognes qui compromettent, qui perdent le seul bien que nous ayons vraiment hors des atteintes du fisc : la raison. – À moins qu’un jour on établisse une échelle de taxes selon les degrés d’intelligence. Il y aura beaucoup d’exonérés. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 357).
. Manque de vanité : grand malheur moral. Talent, succès, compliments, réputation, on ne croit à rien. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 365).
. La vie se passe en canailleries matérielles, ou en canailleries morales. Ce qu'on appelle l'amour réunit souvent les deux genres. Tout celà pour être un jour un malheureux être agonisant, puis un cadavre qu'on enfouit. Quel rire vous prend ! (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 367).
. Non, non, je ne deviens pas bon en vieillissant, ni indulgent. La bêtise me remplit d’une haine sans borne. Je crois que j’irais jusqu’à la mort. Cette dureté me plaît assez. L’indulgence qui vient avec les années ? Fruit d’un certain ramollissement. À près de soixante ans, je n’en suis pas encore là. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 370.
. Dans une maison que je fréquente, sur le même palier, une locataire, sur sa porte, parlait avec une visiteuse. On entendait chez elle l'odieux vacarme de la T.S.F. La visiteuse : « Ah ! vous avez la T.S.F. » La locataire : « Oui. Celà change les idées. » Je me suis retenu de lui demander : « Quelles idées ? » (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 376).
. Il faut en convenir : un bon accident, un petit scandale, une mort, chez des gens que nous connaissons, dans le cercle de nos relations, chez l'un ou l'autre de nos collègues, si nous sommes employés, c'est une diversion agréable. Multipliez celà à l'échelle du public : vous avez les crimes, les grands accidents de chemin de fer, les scandales politiques ou financiers, sur les récits et descriptions desquels tout le monde se jette. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 380).
. Marcel Schwob n’a-t-il pas dit, avec raison, que les coquins sont plus curieux à connaître que les honnêtes gens, ayant plus d’originalité ? Les qualités sont du domaine de tout le monde. Les vices seuls marquent la personnalité. (Paul Léautaud, Passe-Temps II, « Guillaume Apollinaire » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 783).
. Je n'ai jamais eu de chance avec les femmes. Il est toujours arrivé un moment où leur bêtise a dépassé mon amour. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 15 août 1903 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 78).
. On n'est pas beau après l'amour. Mouvements ridicules, où on perd chacun un peu de matière. Grandes saletés. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 15 août 1903 ; Mercure de France, 1986 tome I, p. 78). — Très jolies les scènes d’amour dans les romans quand les deux amants, au bout de leurs serments et de leurs désirs, se confondent l’un dans l’autre. On ne nous dit jamais rien du petit désordre humide qui suit l’étreinte, de la petite malpropreté qui survient et de l’embarras qui en résulte. Toujours la rhétorique à la place de la vérité. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Notes retrouvées » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 342).
. S’il est vrai qu’on n’est pas un grand homme pour son domestique, on court encore pire avec sa maîtresse. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 22 février 1924 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 1433).
. Il n'est pas gai pour un amant de perdre le mari de sa maîtresse. Il est obligé d'entendre un panégyrique presque lyrique du défunt, recouvrant soudain toutes les qualités les plus exemplaires, après tous les quolibets et les injures dont on le couvrait de son vivant. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 14 septembre 1924 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 1509). — J'ai vu des maris houspillés, j'en ai vu de ridiculisés, j'en ai vu de trompés avec la plus belle ardeur, et une ingéniosité, une adresse qui touchaient à l'esprit. Mon bon cœur me faisait les plaindre. Je ne les plains plus. Le jour qu'ils meurent, quelle réparation leur est faite ! Il n'est pas de qualités, de mérites, de talents que leurs épouses en larmes ne leur découvrent soudain, pas d'éloges qu'elles n'en fassent, de regrets qu'elles n'expriment, avec cet accent de sincérité qui n'appartient qu'aux femmes. On consentirait à être cocu pour entendre dire un pareil bien de soi. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 249).
. Les choses drôles de l’amour. Chaque homme est persuadé qu’il est fourni mieux qu'un autre, qu'il sait donner du plaisir mieux qu'un autre. Les femmes qui ont le tempérament amoureux sont persuadées qu'elles ont un objet d'une excellence rare, dont doit être bien heureux celui auquel elles l'accordent. Chacun se congratule mutuellement sur la façon dont l'a bien partagé la nature et sur son talent au lit. Quel comique ! C'est pourtant ce comique qui fait la passion, l'attachement, le plaisir, la jalousie, le désespoir amoureux, le meurtre passionnel. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 4 juin 1930 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 578-579).
. La plupart des liaisons sont faites de « laissés pour compte » qui se rencontrent et trompent ensemble leurs regrets. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 21 juillet 1935 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1506 ; même chose dans Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 319).
. Toutes des catins, toutes des êtres bas, toutes des êtres sans sens moral. Elles peuvent être agréables, par moments, avoir des côtés séduisants. Quand même, des êtres bas, avec lesquels on ne peut avoir aucune sécurité, ni morale ni physique. Décidément, la femme « éternelle énigme », ce n'est pas une supériorité, au contraire : une infériorité, comme le mensonge est inférieur à la vérité. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 24 septembre 1935 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1523).
. Il y a maintenant dans le monde des lettres une quantité de péronnelles qui écrivent des romans, font de la critique littéraire, parlent littérature à ce qu’on appelle la « radio », qui certainement seraient incapables de dire les titres des principaux livres de la littérature française. Il n’est pas de semaine que je ne reçoive la visite d’une nouvelle, pour un service de presse. Ce matin encore. Une fort jolie fille. Ferait-elle pas mieux de s’employer à faire l’amour ? Il est vrai que l’un n’empêche pas l’autre. N’importe ! L’un doit nuire à l’autre. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 14 novembre 1936 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1723).
. [Après avoir raconté les bonnes fortunes d’un personnages méprisable, ivrogne, violent, vulgaire, à qui les femmes ne résistent pas :] Moi qui trouve, parce que j'aime, l'amour si merveilleux, il m'en vient sur-le-champ un dégoût sans borne et pour les femmes un mépris. Oui, voilà comme elles sont. Celle dont on pense qu'elle est la plus sûre, est capable aussi de céder pareillement à la moindre occasion, on ne sait pourquoi : par curiosité, excitation subite, poussée soudaine de vice. Saleté, duperie, mensonge, voilà ce qu'est l'amour, – et souffrance. Seul, seul, seul, je n'ai jamais cessé et je ne cesserai jamais de le dire. Il n'y a que celà. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 9 septembre 1941 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 393).
. Les femmes ont ainsi de temps en temps des traits de bêtise prétentieuse qui vous détachent d’elles et vous rejettent avec délices vers la solitude. […] La bêtise chez une femme supprime l’amour chez moi, comme supprime, empêche tout désir chez moi, par répugnance physique, la connaissance d’un partage : mari ou autre amant. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 31 juillet 1942 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 670-671).
. Je finirai par croire que les femmes qui viennent vous chercher vous jouent plus de tours que les femmes auxquelles on a dû faire une longue cour avant de les obtenir, comme ayant moins de prix pour elle (vanité) dans le premier cas que dans le second. (Paul Léautaud, Journal littéraire, sans date (placé à la fin de l'année 1943) ; Mercure de France, 1986, tome III p. 981).
. Suivre la mode, tout est là, pour elles. La mode ! Combien de femmes, pourtant, se rendent insupportables à voir pour vouloir la suivre, au lieu de se contenter de porter ce qui leur irait ! Suivre la mode, dailleurs, n’est-ce pas, pour les hommes comme pour les femmes, témoigner du manque le plus complet de personnalité dans le goût et même de l’absence de tout goût, puisque c’est volontairement ressembler à tout-le-monde et adopter le goût de tout-le-monde ? Mais allez donc essayer de faire entendre celà aux femmes ? Il faudrait qu’elles fussent capables de comprendre quelque chose, alors qu’il est de toute évidence qu’elles ne comprennent rien à rien. Aussi devons-nous nous contenter de les regarder et de les admirer. (Paul Léautaud, Le Théâtre de Maurice Boissard I.1907-1914, XXXVII, 1er mars 1912 ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 1018).
. Est-ce qu’à notre époque toutes les femmes ne sont pas un peu auteur ? Celà aussi est devenu une mode. Il n'y a même plus moyen de trouver de femmes de ménage : elles écrivent toutes. Le moindre petit écrivailleur ne peut plus se marier sans que sa jeune épouse, après trois mois de conjungo – le temps de dégrossir du mariage (singulier effet du mariage !) – arrachant quelques plumes à son mari, se mette aussi à écrire, et vous publie celle-ci son petit roman, celle-là son volume de vers, celle-là encore on ne sait quoi sans nom ni forme. Car elles n’y regardent pas de si près. Tout sujet leur est bon. Qu’elles écrivent, c’est l’essentiel. On pourra dire de notre temps : le temps des bas-bleus. Il l’aura bien mérité. (Paul Léautaud, Le Théâtre de Maurice Boissard I.1907-1914, XXXVII, 1er mars 1912 ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 1018-1019).
. Une femme peut aimer à la folie, elle garde toujours du sens pratique. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 227).
. On demandait dans un cercle ce qu’est au juste une femme convenable. L… fit cette réponse : « Une femme qui ne convient pas. » (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 230).
. Il en est en amour comme en toutes choses. Ce qu'on a eu n'est rien, c'est ce qu'on n'a pas qui compte. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 252).
. Votre maîtresse vous fait des scènes affreuses. Elle vous saute au visage et vous le déchire de ses ongles. Elle menace de vous étrangler. Elle vous couvre d’injures. Elle va même jusqu’à souhaiter votre mort. Elle vous espionne et vous suit partout. Vous n’avez aucun répit. Heureux homme : vous êtes adoré ! (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 280).
. Il n’y a pas de femme qui vaille une page qu’on a eu plaisir à écrire. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 294).
. Beaucoup de femmes ont l’air bien bêtes en faisant l’amour. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 295).
. Celui qui ne comprend pas qu'on puisse étrangler une femme ne connaît pas les femmes. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 295).
. La beauté d'une femme, – à moins d'une laideur indiscutable, – peut très bien n'être qu'une affaire d'habitude. On rencontre tous les jours des femmes qu'il est bien probable qu'on trouverait parfaitement jolies si on était leur amant. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 296).
. L'amour ! Alors, on aime un appareil respiratoire, un tube digestif, des intestins, des organes d'évacuation, un nez qu'on mouche, une bouche qui mange, une odeur corporelle ? Si on pensait à celà, comme on serait moins fou ! (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 297).
. Quand on souffre d’une passion pour une femme, on devrait penser qu’il n’y a dans cet amour que hasard. On a rencontré celle-ci. On aurait pu rencontrer une autre. Preuve que cet amour n’a rien de si extraordinaire. Le rire prend aussitôt. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 298).
. C’est un trait curieux, dans les choses de l’amour, que les femmes qui ont le caractère le plus odieux soient celles qui y sont le plus agréables. Leur passion passe tout naturellement du besoin de tourmenter à l’ardeur amoureuse la plus vive. On paie ainsi par le premier les agréments de la seconde. Qui se plaindrait du marché ? La tiédeur dans l’amour, ce n’est plus l’amour. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 306).
. L’amour, c’est le physique, c’est l’attrait charnel, c’est le plaisir reçu et donné, c’est la jouissance réciproque, c’est la réunion de deux êtres sexuellement faits l’un pour l’autre. Le reste, les hyperboles, les soupirs, les « élans de l’âme » sont des plaisanteries, des propos pour les niais, des rêveries de beaux esprits impuissants. La passion, c’est le feu que met en nous ce plaisir. Le sentiment, c’est l’attachement à ce plaisir et comme qui en dirait la gratitude (si ce mot pouvait s’employer en amour). (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 309).
. L'amour, c'est le physique. Et La Rochefoucauld l'a oublié : l'amour est encore une forme de l'intérêt. Ce qu'on aime dans un autre, c'est soi, c'est son plaisir, c'est le plaisir qu'on lui donne et qui est encore une forme du nôtre. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 310).
. L’amour, le véritable amour, l’amour complet, le seul qui vaille, c’est l’amour dans l’impudeur, la sensualité physiques et verbales les plus vives et toujours neuves. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 311).
. L’amour est gai, vif, sans retenue. C’est l’esprit pendant le plaisir, et le rire quand on en sort. Piètres amants, les muets, les graves, les figés, les cérémonieux. Misère d’une partenaire de ce genre. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 311).
. L’avantage du matérialiste en amour, c’est de ne pas donner dans la « cristallisation » et parer celle qu’il aime, sous l’influence de sa passion, de mérites et qualités qu’elle n’a pas. Son jugement reste entier. Il la voit telle qu’elle est. S’il lui vient des déceptions, elles ne seront pas de cet ordre. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 312).
. Nous avons tous, homme ou femme, notre partenaire pour le plaisir de l’amour. On ne le trouve souvent que tard. Certains ne le trouvent jamais. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 313).
. Les plaisirs de l’amour n’ont toute leur saveur que dans la maturité. Ce n’est pas à vingt ans qu’un homme sait jouir pleinement du sexe d’une femme, ni une femme du sexe d’un homme. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 316).
. À quoi bon avoir plusieurs maîtresses ? Pour se les représenter chacune, avec d’autres, dans les mêmes postures qu’elles ont avec soi ? Une seule suffit. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 317).
. Ne dites pas qu’une femme est laide tant que vous ne l’avez pas vue dans le plaisir de l’amour. La moins jolie peut l’y devenir. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 317).
. On s’adore pendant plus ou moins de temps. Un jour, on s’étranglerait. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 318).
. Je n'ai jamais écrit une lettre d'amour sans me rebeller, en écrivant, contre ce que j'écrivais. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 320).
. On dit souvent à sa maîtresse qu’elle est jolie pour lui faire plaisir et pour se faire plaisir. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 320).
. Il est dangereux de trop répéter à sa maîtresse qu’elle est jolie. C’est courir grand risque qu’elle prenne envie d’aller se le faire dire ailleurs. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 320).
. Un homme se sent bien bête devant la canaillerie d’une femme. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 320).
. On aime moins quand on se sait aimé, comme on se prend à aimer davantage quand on découvre qu’on l’est moins qu’on s’imaginait. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 321).
. Il faut aimer pour s’intéresser aux choses de l’amour, comme un homme qui est malade et qui étudie sur lui les phases de sa maladie. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 321).
. C’est un des comiques de l’amour, – qui en a beaucoup, – qu’entre amants chacun s’imagine avoir dans l’autre un objet à plaisir unique au monde. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 321).
. L’amour amollit. L’homme qui n’aime pas a plus de virilité (morale). (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 322).
. « Aimer, c'est préférer un autre à soi-même. » Dans ce sens-là, je n'ai jamais aimé. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 323).
. C’est surtout en amour que l’expérience ne sert de rien. Le tempérament, le caractère sont les maîtres. On donne d’excellents conseils à autrui quand on est à froid. On rit de ceux qu’il nous donne à son tour quand on brûle et qu’il est guéri. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 323).
. Ce petit appendice (à transformations !) que nous autres hommes nous avons au bas du ventre, qu'il nous fait faire de folies ! (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 324).
. L’avantage d’être célibataire, c’est que, lorsqu’on se trouve devant une très jolie femme, on n’a pas à se chagriner d’en avoir une laide chez soi. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 324).
. On n'est jamais si amoureux qu'on croit l'être. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 325).
. On n'est jamais loin de détester ce qu'on aime. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 325).
. Les femmes laides sont quelquefois plus agréables que les jolies, en faisant moins de manières, dans leur bonheur d’être aimées. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 326).
. Il arrive toujours un jour qu’une femme vous reproche les faveurs qu’elle vous a accordées. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 327).
. Ce n’est pas le bonheur avec les femmes qui apprend à les connaître, ce sont les mécomptes. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Amour. Aphorismes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 329).
. Un des comiques de l’amour, qui en compte ! c’est qu’on fait à toutes ses maîtresses les mêmes caresses, et qu’on leur tient les mêmes propos, tendres ou libertins. Quand on est doué de dédoublement, quelle raillerie intérieure ! Il n’en est pas de même des femmes qui : 1° parlent beaucoup moins ; 2° sont en amour selon l’amant qu’elles ont ; 3° attendent souvent longtemps de trouver l’amant qui fera s’épanouir leur vraie nature, et quelquefois ne le trouvent qu’au moment que l’amour cesse de les intéresser. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Notes retrouvées » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 352).
. Avoir de l’esprit. Plaire aux femmes. Rien qui s’oppose davantage. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 364).
. Que de choses on écrit sous l'influence du f… et qu'on prend en pitié quand on l'a lâché. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 364).
. Comme on se fait des idées vertueuses sur les femmes ! Une heure de conversation un peu galante et elle vous… (trop vif pour être imprimé). (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 365).
. Il m'arrive quelquefois, le soir, couché tranquille et seul dans mon lit, de penser à tout le f… qui se répand, à ce moment, entre conjoints de toutes sortes. Si fort qu'on aime l'amour, c'est un peu à mourir de dégoût. Comme c'est à mourir de rire de se représenter ces autres gens, — j'en suis ! — assis devant une table, à noircir du papier, tous convaincus qu'ils écrivent des choses uniques. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 366).
. Cette immense saloperie morale et physique qui s’appelle l’amour… Elle a bien des charmes ! (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 370).
. Pour plaire aux femmes, il faut du « coiffeur » et du « commis-voyageur » dans l’esprit et dans les manières. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 370).
. On dit toujours que c’est le c… qui mène le monde. M’est avis que c’est bien plutôt la p…. Car s’il n’y avait pas de p…, ce qu’on se ficherait du c… ! (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 373).
. [Revenant d'une messe pour le cinquième anniversaire de la mort d’Apollinaire :] Je n’avais jamais vu de si près ce que c’est que dire une messe. C’est à mourir de rire. J’avais pensé à me retenir. Le grotesque et la bêtise de la chose dépassent toute mesure. Ce prêtre, qui tient en main un ciboire, qui l’élève, qui trace au-dessus, dans le vide, avec une main, des signes mystérieux, c’est absolument le prestidigitateur qui vous montre un chapeau, qui vous dit : « Voyez, Messieurs, Mesdames : il n’y a rien dedans », qui fait ensuite je ne sais quelle acrobatie de gestes, et vous remontrant le chapeau en tire une douzaine d’œufs. Il faut vraiment être doué d’une incurable et monumentale bêtise pour assister en crédule respectueux à une pareille singerie. Une petite troupe de fidèles, à figures spéciales, comme tous les « fidèles », sont ensuite venus s’agenouiller en demi-cercle devant la grille de la chapelle pour recevoir « le corps de notre Seigneur ». Pendant cette opération, une sorte de bedeau officiant, accroupi au côté de l’autel, se mouchait, crachait dans son mouchoir, s’essuyait le nez, se grattait le crâne, spectacle ragoûtant au possible. S’étant ainsi réconfortés, les fidèles se sont relevés et ont regagné leur place, tous passant devant moi. Non ! la figure à la fois stupide et confite de ces gens ! Rien que celà vous dégoûterait de la religion. Un prêtre est ensuite venu s’agenouiller devant la grille et a prié pour les morts, avec une vraie figure de l’emploi. Je jure bien que je ne veux pas de ces bouffonneries pour moi quand je quitterai ce monde. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 9 novembre 1923 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 1380-81).
. [À l'enterrement de Jean de Gourmont :] Cérémonie à Saint-Germain-des-Prés. [Henri de] Régnier à côté de moi, séparé par une balustrade. Comme moi, il reste assis au lieu de se lever à plusieurs reprises comme le veut le rite. Je regarde le prêtre qui officie préparer sa communion : le vin dans le ciboire, l'hostie cassée et plongée dans le vin, le ciboire recouvert de la plaquette, le prêtre traçant au-dessus avec la main des signes mystérieux. Absolument comme un prestidigitateur : Messieurs, Mesdames, vous voyez ce chapeau. Il n'y a rien dedans. Je le pose sur cette table. Attention : Un, deux, trois, et le chapeau repris un pigeon s'en échappe. Les pigeons, ici, ce sont les fidèles. / Et ce Jésus, auquel on s’adresse, qu’on glorifie, qu’on adore, qu’on évoque, qu’on implore, dans un langage incompréhensible pour la plus grande partie des fidèles, avec des « signes » de magie ! C’est de la plus pure superstition. Celà tient de la Kabbale et des tables tournantes. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 22 février 1928 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 2192-2193).
. [À Alfred Vallette qui lui dit qu’il est beau de se sacrifier pour une idée :] C’est de l’aliénation mentale. Comme les premiers chrétiens qui se laissaient dévorer pour démontrer leur foi. Des aliénés. Tout ce qui est sentiment religieux est aliénation mentale à un degré ou un autre. L'homme sur le champ de bataille qui court avec entrain à la mort : un aliéné provisoire. L'être qui prête un pouvoir magique, surnaturel, à un objet quelconque : croix, statuette, etc., etc., un aliéné partiel. Tout ce qui est superstition, croyance aveugle, est un degré de folie. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 18 mai 1932 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 975).
. Je n’ai jamais été un admirateur du Pascal religieux, se forçant pour arriver à la foi, matant sa raison pour la faire dominer par con cœur. Un fou et un malade. Ses divers axiomes : « Dieu sensible au cœur, non à la raison. » « [Suivez la manière par] où ils ont commencé. C’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes… Naturellement même celà vous fera croire et vous abêtira. » [4] […] / Tout celà aujourdhui démontre au contraire le côté imaginatif, niais, illusionniste, faiblesse d’esprit, de la foi. Les Pensées de Pascal sur la religion ne recueilleraient aujourdhui que sourires. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 1er août 1944 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1104-1105). [5]
. On cite de cet Alain cette sorte de principal principe de sa doctrine : « Il faut aller à la vérité de toute son âme », ce qui est de la littérature, et assez niaise. Pilate lui était bien supérieur en esprit, en pensée, en jugement critique, avec son : « Qu’est-ce que la vérité ? » [Jn 18,38]. Et en effet, elle est multiple, elle a d’innombrables faces, et chacune de ces faces a son contraire. Au point qu’on peut dire qu’elle n’existe pas. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 7 juin 1951 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1928).
. Il faut que l’homme croie à quelque chose. Se passer d’une idole lui est impossible. Pendant des siècles, il a cru en Dieu. Cette croyance s’est émoussée. Aujourdhui, il croit en la science. (Paul Léautaud, Le Théâtre de Maurice Boissard II. 1915-1941, LXXXVII, 1er mars 1919 ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 1359).
. J'ai emporté, pour me distraire pendant mes soirées, un des volumes de la Correspondance de Stendhal, le troisième, celui que je préfère, celui de lettres de l'homme de cinquante ans. […] Quel plaisir de lire un écrivain qui ne parle pas de Dieu, de l'âme, de la foi, de l'au-delà, de la grâce et de la prière, du mal et du bien ! Ces niaiseries paraissent terriblement redevenues à la mode. « Dieu sensible au cœur, non à la raison », disait ce grand malade de Pascal. Malheureux ! quelle meilleure preuve de ta folie ? (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Villégiature » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 179).
. Dans une maison que je fréquente, des gens ont perdu un fils à la guerre du Maroc. Ils étaient en vacances dans un petit village de l’Isère et ils sont aussitôt rentrés à Paris. Il paraît qu’on les entendait, de l’escalier, sangloter tous les deux chez eux, et aux amis qui venaient pour les réconforter ils disaient : « Si c’est possible ! Mort ! Nous avions pourtant bien prié Dieu. Nous avions fait le sacrifice d’un bras, d’une jambe… Nous espérions qu’il nous entendrait. Mais tout, Seigneur ! tout !… » Ainsi, pour ces gens, Dieu est vraiment un personnage auquel on s’adresse, avec lequel on marchande, on négocie, on transige, lui cédant ceci pour avoir celà. Pour eux, Dieu pouvait décider à l’égard de leur fils : ou seulement un membre emporté, ou la mort. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 280-281).
. Je suis en admiration devant ce petit apologue d'Oscar Wilde. Jésus rencontre Lazare, après qu'il l'a ressuscité. Se penchant vers lui, à l'oreille : « Dis donc, Lazare ? Toi qui as été mort, qu'est-ce qu'il y a, de l'autre côté ? ». Lazare, en confidence : « Seigneur, il n'y a rien ». Jésus, vivement : « Ne le dis pas ! ». Toute la farce de la religion est là. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 367).
. « Credo quia absurdum », disait saint Augustin. Et Pascal : « Dieu sensible au cœur, non à la raison. » [6] Inclinons-nous devant ces grandes paroles : elles sont toute la religion. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Gazette d’hier et d’aujourdhui » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 395).
. Grand dégoût de la joie populaire à propos de la paix. Le peuple a décidément une sale façon de manifester ses joies, même justes. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 12 novembre 1918 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 1060).
. J'ai trouvé une définition du « Suffrage universel » : Le vote d'un intrigant, d'une canaille ou d'un imbécile a son effet. Le vote d'un honnête homme, ayant des idées et du jugement, et désintéressé, n'en a aucun. / Je ne suis pas peu fier de n'avoir jamais été dupe dans ce domaine et de n'avoir jamais voté. Je dis jamais, même quand j'étais jeune homme et que j'aurais pu être fier de cette affaire. / J'ai perdu toute estime pour la démocratie telle que nous la voyons. C'est le règne des partis, des faiseurs de politique, des bavards, des sots, des profiteurs, tel qu'on l'a vu dès la Révolution française avec les clubs. Pour le reste, pas de différence avec la monarchie. Un ministre comme Poincaré passe les traités qu'il lui plaît (exemple : le traité secret avec la Pologne, qui nous coûtera peut-être cher un jour). II n'est tenu de mettre au courant que le président de la République, qui généralement n'en peut mais. Le jour qu'il faut payer, on paie, sans que personne soit responsable. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 1er mai 1927 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 1942).
. Extraordinaire affaire de la fausse nouvelle donnée hier soir par les journaux, d'après une dépêche américaine, L'Intransigeant et La Presse, en tête, de l'arrivée à New York des aviateurs Nungesser et Coli, les deux « héros » selon le langage ridicule en cours à notre époque. Et non seulement l'annonce de leur arrivée, mais encore des détails sur leur débarquement et les propos tenus par Nungesser. Ce matin, rien de vrai, et non seulement rien de vrai, mais la plus grande inquiétude sur le sort de ces deux hommes. Quelle douche pour le Paris hystérique d'hier soir ! Le peuple n'a pas changé. Le même qu'au moyen âge. La même superstition, la même idolâtrie, la même crédulité, avec cette abjection en plus : l'hyperorgueil national. Quelles scènes si on annonçait demain la fin du monde. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 10 mai 1927 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 1944).
. [Protestant contre des dispositions fiscales qui désavantagent les auteurs :] Nous étions d’accord [avec Émile Magne] pour dire qu’on se fiche vraiment du monde intellectuel en ce moment. On fait tout pour les classes populaires. Absolument rien pour ceux qui constituent au premier chef l'élite d'un pays. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 11 juin 1926 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 1792).
. Nous nous trouvons d’accord [avec Francis de Miomandre] pour dire que la démocratie est non seulement le signe de la laideur et de la vulgarité, mais encore de la bêtise et de la crédulité sans bornes. Quand on veut éclairer les gens, ils sont comme scandalisés. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 10 octobre 1927 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 2046).
. [Alfred Vallette] a été tout à fait de mon avis sur ce que je lui ai dit, toujours à ce propos, de cette idolâtrie spéciale à notre époque et qui est bien le propre de la démocratie. Il faut absolument que le peuple adore quelque chose, ait des idoles. On ne peut nier qu'on lui en fourre aujourdhui en quantité et de tous les genres. La réussite de Valéry est encore un exemple de cette idolâtrie propre à la démocratie : un troupeau d'ânes qui veulent se donner les gants de comprendre ce qui n'est pas fait pour eux. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 14 janvier 1928 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 2151).
. Tout ce qui concerne la Révolution m'intéresse grandement, mais toute cette époque et ses « grands hommes » me font horreur. Je n'ai que dégoût et mépris. Il est à remarquer à quel point tous ces sauvages ont des figures de brutes ou de dégénérés. Au total, une bande de coquins et d'imbéciles, sans en excepter un seul. Voilà pourtant ce qu'on glorifie, voilà les créateurs de la France, de la France d'aujourdhui, les auteurs du régime sous lequel nous vivons, les précurseurs des bavards et des sots qui nous gouvernent, les fondateurs de cette religion du civisme, de cette idéologie de la patrie qui ont fait des Français, et des autres peuples, par contagion, autant d'imbéciles idolâtres, - tout celà pour aboutir à un aventurier à sabre. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 26 janvier 1928 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 2160-61). — Tout ce qui concerne la Révolution me passionne, dans la haine et le dégoût que j'ai de tout ce qu'elle représente de bassesse et de cruauté. (ibid., 11 juin 1931 ; tome II p. 769).
. Rien de plus méprisable que le peuple. Au lendemain de la guerre, il aurait pu tout changer. Un peu d'argent qu'on lui a jeté avec les primes de démobilisation, les hauts salaires, et il s'est couché. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 1er mai 1929 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 284).
. Toute révolution prétend travailler pour le bien universel et veut propager sa doctrine dans le monde entier. En 1792, toute l'Europe était contre la Révolution française. Aujourdhui, toute l'Europe est contre la Révolution russe. Il n'y a pas à s'échauffer. Il faut seulement se méfier des gens qui veulent le bonheur de l'humanité, d'où qu'ils soient. Les juges de l'Inquisition eux aussi, voulaient faire le bonheur de leurs victimes. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 4 novembre 1932 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1118).
. Je suis au septième ciel, j'ai l'esprit réveillé, excité, plein de curiosité et d'attente. Si je n'avais pas ma famille de bêtes, j'irais voir de près. Ces signes avant-coureurs de la révolution, ces ruées de manifestants et de forces policières les unes contre les autres, ces rondes (toute la journée d'aujourdhui) de pelotons de garde mobile montée conduite par des agents cyclistes, les agents remplacés dans les rues par des gardes mobiles casqués, des députés obligés de se faire protéger dans l'enceinte des lois contre ceux qui les y ont envoyés, ces ministres qui tombent ou démissionnent les une après les autres, tout ce qu'on devine de saletés, de canailleries, de trafics, de dilapidations, d'escroqueries au détriment du pays et des citoyens, tout ce qui sent et présage la fin d'un régime, presque d'une société. Je n'ai qu'un mot : je jouis de tout mon esprit. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 7 février 1934 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1368).
. [À propos du journal L’Action française :] Les articles de Maurras sont fort intéressants. La critique littéraire y est remarquable. La revue de la presse fort bien faite. Tous les gens qui y écrivent sont des gens qui connaissent ce dont ils parlent. C’est un des deux ou trois journaux où les rédacteurs n’entassent pas des colonnes de phrases pour ne rien dire, – le cas de presque tous les journaux de gauche, illisibles sous ce rapport. Mais l’esprit de parti ! (Paul Léautaud, Journal littéraire, 14 décembre 1934 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1427). — J’ai ajouté que je ne peux plus lire les journaux de gauche, rédigés par des ignorants qui écrivent trois colonnes pour ne rien dire et mentent à chaque instant, - que je ne suis pas royaliste, mais que je lis L'Action française. Les gens qu'on y lit savent ce dont ils parlent, ne font pas de tirades et c'est tout de même agréable de lire des gens qui ont de la culture, tout au moins des lettres. (ibid., 2 juillet 1935 ; tome II p. 1499). — [L’Action française,] c’est le seul journal lisible aujourdhui, et le seul qui prenne vraiment les intérêts de notre France. (ibid., 28 mars 1938 ; tome II p. 1930).
. Je n’ai pu me retenir de lui dire à quel point me dégoûte, depuis longtemps, le parti radical, parti d’hommes incapables, médiocres, vulgaires, compromis dans toutes sortes d’affaires. Un parti de basses combinaisons, de trafics, d’élections chez les mastroquets, qui vit depuis quarante ans aux dépens de la France, profits, places, honneurs et qui ne sait que parler, et discourir et enfiler des phrases, avec ses grands hommes qu’il met au Panthéon pour se faire de la réclame et qui sont à pouffer par leur nullité. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 2 juillet 1935 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1498-99).
. Aujourdhui, au Mercure, lettre d'un sieur Léon Barron, sur papier du journal Oran-Républicain, demandant le service du Mercure pour ce journal, dans lequel il rédige chaque dimanche la « page culturelle ». / Je lui ai répondu que nous l'inscrivons volontiers au service des bonnes feuilles. Puis j'ai ajouté : « Mais que veut dire, je vous prie, la page culturelle ? La langue française fait décidément des progrès chaque jour. » / Pauvres imbéciles ! Depuis le ministère Léon Blum, on trouve ce mot partout. / Le ministère Léon Blum n'aura pas peu contribué à abêtir et abaisser la société française. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 27 août 1937 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1869).
. Justement, ce matin, Louis Gérin venu me voir au Mercure, nous parlions du désordre, au milieu de tant d'inquiétudes pour la paix, où nous a mis le gouvernement de Léon Blum, cet illuminé qui se croit un homme d'État, ce niais dans ses vues sociales, ce faible et pleurard, – comme Gide dans son illuminisme pour la Russie des Soviets, s'enthousiasmant sans rien savoir et quand il a vu la réalité, tombant de son haut. Et on voit tous ces coquins politiques se faire photographier en riant (il y a encore deux jours, dans un journal, Pierre Cot et Jean Zay). / Parlé aussi avec Gérin de l'abaissement de tout dans la société d'aujourdhui. Très curieux, ce garçon de 23 ans, ancien ouvrier mineur, écrivant dans des journaux d'extrême gauche, me disant qu'il cesse peu à peu d'être républicain, démocrate, qu'il faut de l'ordre, de la hiérarchie, chacun à sa place et qu'il découvre peu à peu que la monarchie avait ses mérites et que, pour la liberté, il n'est pas si sûr qu'on ait gagné au change. Ce qui prouve bien que le milieu ne fait rien, mais le tempérament, le caractère, la sensibilité, et qu'on peut être aristocrate tout en étant un ancien ouvrier mineur. / Parlé des atteintes qu'a subies de tout celà la littérature, les mœurs littéraires, la profusion de la production, les éloges démesurés à tout propos, les rapprochements à chaque instant avec tel écrivain célèbre : on est un nouveau Balzac à bon marché, la médiocrité de la critique, son manque de liberté d’ailleurs, tant par les petits échanges d’intérêts que par le véto des journaux. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 11 mars 1938 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1922).
. De nouveau, un ministère Léon Blum. Dans les circonstances extrêmement graves que nous traversons, les mêmes niais, incapables et combinards. Pour quelques-uns : les mêmes coquins. II ne s'est pas trouvé un homme, dans aucun parti, pour dire : « Messieurs, allons-nous enfin nous décider à être sérieux ? » A gauche, au centre, à droite, tous se valent. Je ne suis pas un patriote à tous crins. Je n'ai pas l'esprit national poussé à l'extrême. L'idée de patrie me touche plus que médiocrement. Je suis loin de considérer les Français comme un peuple remarquable en tous points. Je trouve pourtant celà pénible, attristant, révoltant. Après tout, dailleurs, puisqu'on le supporte !… (Paul Léautaud, Journal littéraire, 14 mars 1938 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1922).
. [Léautaud présente l’augmentation de ses impôts et de son loyer :] Voilà ce que des gens de ma sorte doivent à cet imbécile d'illuminé de Léon Blum. Pendant ce temps, la racaille ouvrière jouit de vacances payées, de réductions sur les tarifs de chemins de fer, se croit la maîtresse, travaille à sa guise, pérore et déborde partout. On voit un Juif, Français d'hier, légiférer sur les questions d'instruction, la racaille étrangère naturalisée à tour de bras, les rues de Paris de plus en plus pleines de gens à faciès bizarres, venus on ne sait d'où, la société, les mœurs, baissées en deux ans d'une façon prodigieuse. Et la guerre à nos portes. « Tout va bien, Madame la Marquise ! » (Paul Léautaud, Journal littéraire, 2 août 1938 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1967).
. Tantôt, visite de Paul Morisse. Il a dans sa clientèle de sa librairie […] quelques professeurs. Tous se plaignent des élèves qu’ils ont, ne lisant rien, sans aucune curiosité de savoir, tournés en rien vers les choses de l’esprit, occupés uniquement de sports. La belle société, que celà nous prépare : un monde ouvrier paresseux, sans conscience professionnelle, ne pensant qu'aux gains et aux congés, se posant en arbitre politique, et une bourgeoisie ignorante, n’ayant (peut-être ? car on crève fort bien de l’abus des sports) que des muscles. Que deviendra le petit nombre de ceux en qui sera resté le goût du savoir et des occupations désintéressées ? (Paul Léautaud, Journal littéraire, 10 août 1938 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1971).
. Ce décret-loi [condamnant l’injure ou la diffamation raciales ou religieuses], protégeant les Juifs contre les propos malsonnants, créera des antisémites. Ce n’est pas vrai que la naturalisation confère vraiment la nationalité. Socialement, civiquement, oui. Pas spirituellement. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 27 avril 1939 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 2039).
. [Marie Dormoy] m’apprend qu’il y a tantôt une grande cérémonie religieuse à Notre-Dame, à laquelle assistera le président du Conseil. Je lui demande pourquoi cette cérémonie. « Pour prier pour la France ». Je n’ai pu m’empêcher d’éclater, de trouver que c’est là une honte. La prière est une faiblesse, une défaillance, un désespoir, un renoncement. Il y a là une manifestation pitoyable. Elle n’est pas de cet avis. Pour elle, la prière est une force. J’ajoute que dans le péril on ne s’agenouille pas, on se dresse, que je n’ai pas de sympathie pour les hommes de 1792, mais qu’eux, devant le péril, ils n’avaient pas prié, ils dressaient des estrades d’enrôlement pour les armées. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 19 mai 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 44). — Je le répète : c’est une honte. On ne s’agenouille pas quand on est en péril. Mieux vaudrait dire à tous les Français : « Ayez tous un fusil chez vous pour défendre le pays contre l’ennemi. » Et au général commandant en chef : « Je vous donne deux jours pour rétablir la situation. Sinon vous serez fusillé. » Comme on devrait envoyer au poteau, en cas de défaite, tous les hommes politiques responsables à un titre ou à un autre des causes de cette défaite. Le châtiment des incapables, les rigueurs exemplaires, haussent plus le courage que les bondieuseries ridicules comme celles ci-dessus. (ibid., p. 45-46).
. Que ne peut-on pendre tous les coquins et les incapables qui nous ont menés où nous sommes. / J'ajoute ici : même si les torts (politiques) sont de notre côté. C'est quand les torts sont de son côté qu'on doit être le plus prêt à se défendre. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 28 mai 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 56).
. Tantôt visite de Gabriel Brunet. Il est comme moi, démonté, effaré, confondu, par les négligences, les imprudences, les aveuglements, les faiblesses, le manque de profit devant tous les faits auxquels on a assisté, il a même eu ce mot : l'inintelligence de la France et de l'Angleterre depuis vingt ans, et notre espèce de négligence depuis six mois à nous préparer au choc que nous subissons, comme si vraiment nous l'avions cru impossible. Il a même eu ce mot : « Si la France a la défaite, on pourra presque dire qu'elle l'a méritée. » (Paul Léautaud, Journal littéraire, 31 mai 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 61).
. [La défaite] est le prix de trop de bêtises, d’incapacités, d’imprévoyances, de montage de coup. […] Celà se paie. Voilà quinze jours que je le dis, quand je peux parler à des gens sûrs : « Hitler est dans son rôle. C’était à nous d’être dans le nôtre. La bêtise se paie dans la vie des nations comme dans celle des particuliers. » (Paul Léautaud, Journal littéraire, 17 juin 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 89).
. Ce soir, dans le métro, de nombreux soldats allemands. Toujours de grands garçons, minces, souples, le visage sain, la vraie bonne santé. Sur le quai, un soldat français démobilisé sans doute, le visage stupide, complètement ivre. La tare du bas peuple français, c'est l’alcolisme. Ce besoin qu'ont les gens du peuple d'aller à chaque instant « prendre un verre ». Tout leur individu s'en ressent : l'air du visage, la mauvaise tenue, l'odeur qu'ils dégagent, et ensuite, les enfants qu'ils font. On a beaucoup réglementé ces dernières années la fermeture tels et tels jours de tels et tels commerces. Les bistrots ont toujours été en dehors. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 21 juillet 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 136).
. L’aviateur Lindbergh a donné son opinion sur la guerre actuelle, la question de l’Angleterre et celle de l’Amérique. Le Matin publie celà. Parce qu’il a traversé l’Atlantique, cet individu se croit un grand politique. Il tranche des problèmes les plus importants aujourdhui, universellement. C’est à se tordre ! Ce n’est vraiment pas la peine qu’on nous annonce de si grands changements politiques et sociaux, si c’est pour nous continuer ces farces. À ce train, nous verrons un jour un champion de boxe, une vedette de cinéma ou un coureur automobile s’ériger en grand diplomate. Ce sera la dégringolade qui continuera, commencée avec les bavards de la Révolution française. Le progrès continue depuis, des « masses ». Il y a bien décidément des choses qui sont révolues à jamais. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 6 août 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 146-147).
. Cette adoration, cette idolâtrie pour les enfants qu'on voit depuis plusieurs années est encore une preuve de l'abêtissement, de la dégénérescence de la société actuelle, tout comme les sanatoria à tuberculeux, où l'on s'entête à faire vivre de force des individus qui mourront vers la trentaine, après avoir donné la vie à des produits de leur sorte, au lieu de les laisser mourir dans leur enfance. / Les animaux sont plus sages. Une femelle, dans sa portée, rejette les malingres et ne gâche pas son lait pour eux. La société humaine n'est qu'encombrée, rabaissée, par tous ces déchets qu'elle s'entête à faire vivre. Sans compter les millions qui y passent. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 19 août 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 154).
. Nous [=avec Lucien Combelle et René Maran] nous sommes posé cette question : que faut-il préférer, la victoire de l’Allemagne, dont l’influence amènerait certainement une réorganisation politique, sociale et morale de la France, avec une diminution presque certaine de liberté, surtout pour nous les écrivains, – ou la victoire de l’Angleterre, qui serait incontestablement la victoire des juifs, qui n’en pulluleraient que de plus belle et n’en occuperaient que de plus belle tous les postes dirigeants, y faisant régner de plus belle le régime des combines, du règne de l’argent, de l’internationalisme le plus équivoque, le manque de moralité politique et sociale, mais, comme auparavant, avec une liberté assez grande de tout dire, de tout écrire, de tout exprimer (sauf au moins sur leur compte, la loi interdisant de les attaquer, qui vient d’être abrogée, étant certainement remise aussitôt en vigueur) ? En gros, faut-il préparer le retour au passé, où on est gouverné par des fripouilles, mais avec une certaine liberté de dire qu’elles sont des fripouilles ? L’intérêt de la France, son intérêt général, commande la première solution. L’intérêt de l’individu fait prêcher pour la seconde. Aucun de nous trois n’a su se décider à choisir. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 11 septembre 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 167).
. Annonce dans les journaux du soir de l'arrestation de Léon Blum. Grand sot ! qui voulait gouverner des hommes en prophète, en leur annonçant tous les jours la terre promise, en leur laissant un commencement de liberté pour la réaliser, pour être ensuite effaré, a-t-on dit, des résultats produits. Il a aggravé à l'extrême ce qu'on appelait la lutte des classes, détruit tout sens moral dans le monde ouvrier, plus juste serait de dire des salariés de tout rang, un désorganisateur, on peut dire, de première classe. Le grand rabbin ne se trompait pas en lui déconseillant de prendre le pouvoir, pour le tort qu’il allait causer à ses coreligionnaires. Quand on songe qu’on a vu des meetings d’ouvriers appelés à donner leur avis sur le contrôle des changes ! Et le fameux « savant » Jean Perrin, dans un meeting du même genre, annonçant à ses auditeurs que, grâce aux loisirs, la grande culture règnerait pour tous. Et les Langevin, les Joliot-Curie et d’autres, faire les grands augures politiques. Ce que ces gens-là doivent être de complets imbéciles en dehors de leur savoir scientifique ! Tout comme bien d’autres en dehors de leur savoir professionnel ! Occupons-nous de ce que nous savons et méfions-nous des violons d’Ingres. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 16 septembre 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 170-171).
. C'est un joli contraste, et assez inattendu : les écrivains réactionnaires, bien-pensants, officiels, académiciens, célébrant la patrie, le patriotisme, l'honneur, les grands sentiments comme Abel Hermant, Pierre Benoit, Abel Bonnard, […] ont collaboré, dès le premier jour, aux journaux publiés à Paris avec l'autorisation et sous la surveillance des Allemands. Des écrivains un peu en marge, des « réfractaires » comme on dit, comme Descaves (un peu) et moi, si j'ose me nommer, disant : « Jamais de la vie. » (Paul Léautaud, Journal littéraire, 18 septembre 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 172).
. Moi, je le dis : le plus grand coupable, c’est Léon Blum. Le mal moral qu’il a fait a été plus grave que le manque de préparation. / Dans La France au travail, […] : « L’ouvrier exige d’être entendu, c’est à lui de parler. » Nous n’en avons pas fini avec la démagogie ni avec ses farceurs. On se croirait revenu au temps du gouvernement du Front populaire. L’ouvrier n’a qu’à travailler, qu’on le paye raisonnablement (sur ce point, depuis quelques années, il n’a pas à se plaindre) et à fréquenter un peu moins le mastroquet. Le reste n’est pas de sa compétence. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 21 septembre 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 176).
. [Jean Paulhan] a été de mon avis quand je lui ai dit que la victoire de l'Angleterre, ce serait le retour de toute la fripouillerie qui nous a menés là, - de mon avis, tièdement. » ((Paul Léautaud, Journal littéraire, 16 octobre 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 195). — [Jacques Crépet] est par contre d'accord avec moi que la victoire anglaise, c'est le retour en France de toute la fripouillerie que nous avions. (ibid., 15 novembre 1940, p. 216).
. [Pierre Varenne lui parle des mesures prises contre les juifs français, qui l’affectent beaucoup :] Je lui réponds que moi-même je trouve tout celà bien dur, mais qu'il convient de se rappeler que les juifs, il y a deux ou trois ans, quand ils tenaient le bon bout, nous ont fait doter d'une loi nous interdisant de médire d'eux d'une façon ou d'une autre. La roue a tourné. Les affiches prescrites à la devanture des magasins juifs, celà est certes peu français, mais la loi en question déclarant les juifs tabous, faisant d'eux une classe privilégiée, celà aussi n'était guère français. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 31 octobre 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 207).
. [Alphonse Séché] est, comme moi, époustouflé de la situation, écœuré de l’état moral du pays et de la canaillerie des politiciens qui l'ont produite, du méprisable parti de profiteurs qu'a toujours été ce parti radical. […] De mon avis, que la victoire de l'Angleterre c'est le retour de toute la canaille d'avant la défaite. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 28 novembre 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 229).
. Si ce pays n'avait pas perdu toute énergie, toute virilité, tout sens moral, si le nouveau pouvoir était vraiment résolu à le nettoyer de toutes les canailles, responsables pour beaucoup de son aventure, ces gens-là, y compris Léon Blum, auraient dû être envoyés au poteau quinze jours après l'entrée des Allemands en France. En Russie, en Allemagne, même en Italie peut-être, celà n'aurait pas traîné. C’eût été un réconfort pour le pays. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 30 novembre 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 232).
. Combelle me disait tantôt, comme nous parlions du manque complet d'énergie, d'esprit de décision qu'on sent en France, une chose que j'ai dite dès les premiers jours : quinze jours après l'armistice et le Gouvernement Pétain, on aurait dû fusiller, sans jugement, les faits suffisaient, les Daladier, Reynaud, Mandel et consorts, canailles et incapables réunis. Celà eût été un grand réconfort pour le pays et donné à entendre aux autres d'avoir à se tenir tranquilles. / L'intérêt de la France, c'est la collaboration, l'entente, l'accord avec l'Allemagne. La victoire de l'Angleterre, qui n'empêchera pas une réorganisation de l'Europe, nous ramènera toute la fripouillerie d'auparavant, et Dieu sait avec quelle morgue accrue ! (Paul Léautaud, Journal littéraire, 18 février 1941 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 293).
. La Troisième République n'a rien fait, si ce n'est dans le sens du désordre social, économique et moral. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 22 février 1941 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 298).
. Ce qui sera drôle, si ce sont les Anglais qui l'emportent, ce sera de voir ficher dehors les gens mis en place par les Allemands pour redonner leurs places aux prédécesseurs évincés ou à d'autres du même acabit. Drôle aussi, dans le même cas, de voir les anti-Allemands d'avant la défaite, devenus pro-Allemands et anti-Anglais depuis l'occupation, – genre Jacques Boulenger, – redevenir anti-Allemands et pro-Anglais, et même peut-être philosémites. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 1er avril 1941 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 315).
. Non seulement je ne suis pas démocrate. Non seulement je ne suis pas pour l'égalité (qui, au reste, n'existe pas), mais je suis pour les privilèges. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 18 juillet 1941 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 376).
. Je choque [le professeur Lanquine] un peu par mon antidémocratisme, ma répulsion pour le suffrage universel, ma théorie du bien-être, du travail, de la vieillesse tranquille assurée au peuple, mais aucuns droits politiques. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 12 avril 1942 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 557).
. Le Français n’est pas fait pour la République. Dès qu’il a une petite parcelle d’autorité ou de pouvoir, il faut qu’il domine, qu’il brime. Et plus il est bas dans l’échelle sociale, plus il donne dans ce travers. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 11 mai 1942 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 584).
. [Retraçant une conversation avec André Rolland de Renéville :] À mon avis [Léon Blum] a fait un grand mal moralement, et je le considère comme un sot, de n'avoir eu aucune idée de ce qu'allaient produire ses théories dans le monde ouvrier, on ne gouverne pas un pays en prophète et en illuminé […]. Je ne suis pas démocrate, je ne l'ai jamais été, le peuple des grandes villes, alcolique et braillard, me dégoûte, j'ai horreur de tout ce qui vient d'en bas, ma théorie le concernant est celle-ci : du travail, des salaires lui assurant une vie possible, des droits professionnels, aucuns droits politiques, reconnaissant au surplus que la forme de la société aujourdhui est une monstruosité et que notre époque de mécanique et d'usines n'est qu'une autre forme d'esclavage. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 28 août 1942 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 685).
. Je reste pro-allemand pour la victoire et même en cas contraire. Les Américains n'ont rien de commun avec nous spirituellement ni socialement, notre culture, nos mœurs, nos façons de penser et de savoir. Ce sont eux les Barbares, à ce point de vue, peuple sans passé, sans histoire, sans art, et non les Allemands. Nous n'avons pas à nous féliciter de ce que nous a valu leur appui dans la guerre 1914-1918, à commencer politiquement, ensuite les hideuses maisons à sept ou huit étages, la « taylorisation » dans le travail des usines, à laquelle il a fallu renoncer comme trop contraire à nos mœurs, l'apothéose cabotinesque des vedettes mâles et femelles du cinéma, leurs films chromos ne montrant qu'attaques de trains, de chemins de fer, ou exploits de gangsters. S'il y a un pays où l'argent est maître, c'est bien celui-là, et les scandales politico-policiers fréquents. Si ce sont eux les vainqueurs, nous verrons de nouveau du joli en France comme mise à la mode de toutes ces beautés. / En tout cas, si vraiment les choses tournent dans ce sens, ce sera certainement intéressant de voir la conduite des différents partis réclamant la « révolution nationale » et la mise dehors complète des juifs et des francs-maçons, lesquelles risqueront bien d'être enterrées. / Quant à ces notoires écrivains de journaux, devenus à l'armistice aussi pro-allemands qu'ils étaient auparavant pro-anglais, certains doivent commencer à se dire : « Il va falloir encore retourner notre veste. » (Paul Léautaud, Journal littéraire, 9 novembre 1942 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 736).
. Je ne me gêne pas pour exprimer [à André Rouveyre] mon antipathie de toujours pour les Américains. Leur culte de l'argent, leurs maisons à dix-sept étages, leur Hollywood cinématographique et le cabotinage de leurs vedettes mâles et femelles me font horreur, et leur manque de passé, d'histoire, de culture ne les mettent pas à mon goût… / […] Le spectacle de la bêtise, de l'ignorance est parfois bien pénible. J'espère bien que notre pays, le pays de tant de merveilles de l'esprit, s'en tirera malgré tout au moins mal, malgré l'aveuglement de tant de Français, qui devraient bien plutôt faire leur mea culpa. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 19 novembre 1942 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 7444).
. La démocratie, le suffrage universel font le malheur d’un pays : mieux, abaissement, abêtissement. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 30 juin 1943 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 886).
. L'Œuvre de ce matin termine son article à ce sujet par ces mots : « Les ouvriers de Paris ont-ils mérité celà ? » Moi, je dis : imbéciles, aussi canailles, qui étaient tous si Front populaire, se laissaient monter la tête et mener par cette bande de coquins et dans leur ivresse de cupidité et de haine ne connaissaient plus de bornes : sévices, violences, menaces, demi-crimes, grèves perlées plus tard dans les usines de guerre. Il n'est pas sûr, au reste, qu'aujourdhui ils « réalisent » comme on dit si bêtement. On leur bourre dailleurs encore le crâne présentement avec toute la rhétorique démagogique qu'on leur sert sur les futurs bienfaits sociaux qu'on leur prépare et qui sont de tous points semblables avec les contradictions qui s'y mêlent – celà pour éviter que présentement ou prochainement ils ajoutent au grabuge. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 22 avril 1944 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1051).
. Sale peuple imbécile et canaille. Celui-là [=un terrassier qui croit que Pétain vient s’installer près de Paris pour retrouver une bonne cave à vins] a tout de suite pensé à ce qui l'intéresse probablement le plus dans la vie. Et ces gens-là votaient, et ces gens-là manifestaient en bande, le poing levé, menaçant, réclamant, exigeant, prétendant diriger, changer la société, ne regardant pas aux voies de fait, au crime (affaire de la poutre sciée jusqu'à ce qu'elle puisse paraître intacte, aucune enquête ni sanction suivant, aux chantiers de l'Exposition). Du travail à tout ce monde-là, les meilleurs salaires possibles, et une poigne solide pour les tenir à leur place. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 8 mai 1944 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1055).
. Je n’ai pas changé d’avis. Je l’ai toujours dit, devant la possibilité de la victoire des Anglais : s’il faut voir un jour revenir la canaille politique d’avant-guerre, ce sera une honte pour la France. Voilà que cette honte approche. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 17 août 1944 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1116).
. [Critiquant Paul Valéry qui se félicite de la respiration permise par la Libération :] Et du temps de ses amis et bienfaiteurs du Front populaire, le décret qui interdisait de dire un mot malsonnant à des juifs plus ou moins fraîchement importés et qui pullulaient partout, ce n’était pas une mesure d’exception, une atteinte à la faculté de « respirer » librement ? En tout cas, si les Allemands y ont porté atteinte, à cette libre « respiration », quel changement à présent, où, la situation renversée, les dénonciations, les arrestations, les incarcérations n’arrêtent pas. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 3 septembre 1944 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1136).
. Les nombreux journaux font grand état de cette affreuse affaire d'Oradour. Ils omettent de dire qu'elle a été en représailles d'une affaire non moins affreuse qui s'est passée quelque temps auparavant à Guéret, et, certes, une sauvagerie n'excuse pas une autre sauvagerie. Des soldats allemands assassinés, torturés, les yeux crevés. Je dois avoir noté ce que Jouhandeau, qui est de cette ville, m'en a raconté, et son beau-frère, l'homme le plus tranquille, le plus humain, arrêté dans le nombre des otages. / Cruautés qui ne sont pas nouvelles. / La campagne du Palatinat, par Turenne, tout le pays transformé en terre brûlée, tous les habitants, femmes, enfants, vieillards, massacrés, au grand récri de Louis XIV quand il l'apprit. / Les guerres de Vendée. Un parti de chouans faisait-il prisonnier un parti de bleus : ceux-ci enfermés dans une église, et le feu. Un parti de bleus faisait-il prisonnier un parti de blancs : aussi enfermés dans une église, et le feu. / Les horreurs de la Commune de 1871, les « dames du monde » enfonçant le bout de leur ombrelle dans les yeux des communards fusillés. / La campagne de Chine, 1885, je crois. Rapport du sénateur Viollette au Sénat, les soldats français jetant de petits Chinois en l'air et les rattrapant sur la pointe de leurs baïonnettes. Il paraît que des gens disaient, à l'époque : « Peuh ! des petits Chinois… » / Les pogromes juifs en Ukraine, il y a trente-cinq ou quarante ans. Femmes, enfants, vieillards, tout ce qu'on pouvait saisir, empilés, entassés les uns sur les autres, tous vivants, dans des puits abandonnés, et le puits bien plein, fermé d'une bonne et solide couche de béton. / Quels sont les hommes, une arme à la main, toute façade tombée ! (Paul Léautaud, Journal littéraire, 18 septembre 1944 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1153-1154).
. La racaille ouvrière conduite par ses meneurs ne songe qu'à revenir à sa flemme, à ses « loisirs », tout en touchant les plus hauts salaires possibles, naturellement, dont on connaît l'emploi qu'elle fait : mastroquet et cinéma. Il lui faut de nouveau l'heureux temps du Front populaire. Il est vraiment temps qu'on la remette au pas. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 1er octobre 1944 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1166).
. En admettant que la « justice » qui a cours en ce moment soit fondée, – ce qui n’est pas mon avis, et elle est arbitraire et viciée dans ses formes, – on aurait dû décréter qu'aucun franc-maçon, aucun juif n'y devait figurer comme magistrat, non plus que dans le jury aucun individu ayant eu à pâtir, directement ou indirectement, de l'occupation. Je ne m'élève pas contre le ressentiment que les premiers comme les seconds peuvent avoir. Je l'admets, je le comprends même, à la rigueur. Je dis seulement que, par ce ressentiment même, leur jugement est vicié, n'est pas libre, n'est pas désintéressé. Ils auraient dû être écartés de ces fonctions. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 27 février 1945 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1274).
. [À propos de la nomination de Reynaldo Hahn à la direction de l’Opéra :] Quant à Jouhandeau, il voit dans cette nomination un exemple, encore, de la reprise des grands postes et grandes places par les juifs. […] Un autre exemple à l’appui du dire de Jouhandeau, c’est la composition du Conseil des Spectacles qui vient d’être institué : presque tous les membres, des juifs. Des juifs dans le gouvernement, dans l’administration, dans la magistrature, dans le haut commerce, dans les arts, peinture, musique et littérature, tenant tous les théâtres, la presse, les revues, la France va vers le sort de l’Autriche, dont ils ont amené la déliquescence et la ruine. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 28 juin 1945 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1309).
. Si les Allemands avaient gagné la guerre, l’ordre régnerait partout. Ils l’ont perdue : les voyous tiennent le haut du pavé. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 25 octobre 1945 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1343).
. On parle beaucoup de dictature devant la personnalité que laisse deviner le général de Gaulle, sa volonté d’imposer son programme à lui et non d’accepter celui des nouveaux parlementaires, et l’énormité du travail à faire dans tous les domaines, les finances, les directions sociales, la nécessité impérative du travail, etc, je pense aussi le désordre moral que révèle tout le pays, toutes choses qui ne peuvent aller sans un vrai pouvoir et assez dominateur, et peut-être mieux, oppressif. Je ne le souhaite pas comme individualité et comme écrivain, mais il faudra s'y résigner : le relèvement d'un pays dans l'état dans lequel est la France ne peut être que l'action d'une dictature et jamais pays dans cet état ne s'en est tiré autrement. Nous écoperons. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 15 novembre 1945 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1352).
. Comme si les châteaux, les belles propriétés, les parcs, les vieilles anciennes demeures seigneuriales n'étaient pas la parure d'un pays, ne faisaient pas partie de son histoire, n'évoquaient pas son passé. Comme si le luxe n'était pas nécessaire, n'avait pas ses bienfaits, son utilité même, économiquement. Un pays serait dans un bel état, qui ne serait peuplé que de pauvres. Tas d’ânes ! Âmes basses et stupides ! rebuts d’humanité ! Comment peut-on être démocrate ? (Paul Léautaud, Journal littéraire, 28 novembre 1945 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1362-1363).
. Comment peut-on être démocrate ? Par quelle aberration de l'esprit, quelle méconnaissance des différences naturelles, quel manque d'observation sociale, quel oubli des nécessités sociales ? Dans deux enfants qui naissent, il y a en puissance les mêmes différences de caractère, de moyens, d'avenir que dans leur taille, leur santé, leur jugement, les uns petits, les autres grands, les uns blonds, ou châtains, ou bruns, ou roux. Les uns sont destinés à dominer, diriger, commander, s'élever, sortir du rang, comme les autres à servir, travailler, obéir, être soumis, être occupés aux besognes et travaux ordinaires et subalternes, sans qu'il y ait de quoi, pour les premiers, en tirer un orgueil démesuré et [illisible], pour les seconds, en rougir ou en souffrir. Aucune responsabilité pour les uns et pour les autres de ce qu'ils sont, dans leur supériorité ou dans leur infériorité. La nature seule les a faits ce qu'ils sont. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 16 février 1946 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1408).
. La Cour de Justice, si on peut dire ainsi (la Cour de vengeance serait une appellation plus juste), a condamné hier à 7 ans de réclusion le journaliste Jean Drault, âgé de quatre-vingts ans, un des premiers rédacteurs de La Libre Parole d'Édouard Drumont, et un des animateurs du Pilori, journal antijuif publié pendant l'occupation. Comme on le voit, un antisémite de vieille date. Être antisémite, c'est une opinion. Cette opinion est devenue un crime, comme quelques autres. Condamnation. Si les juifs sont un jour les maîtres, celà deviendra peut-être un crime d'aller à la messe. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 5 novembre 1946 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1466).
. J’incline assez fortement vers cette opinion : si cette alliance [=de Vichy avec les Allemands contre les Alliés] avait été conclue, si la victoire en avait résulté (question bien difficile à résoudre, extrêmement difficile, pleine d’inconnues), nous aurions aujourdhui la paix et l’ordre (un ordre peut-être un peu rigoureux ?) et l’Angleterre aurait dû renoncer, on peut l’espérer, à son éternel rôle d’inspiratrice de dissension et de rivalités entre les nations européennes. On peut même se demander s’il n’aurait pas été souhaitable que l’Allemagne l’emportât dans la guerre 1914-1918. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 24 mai 1947 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1561 ; même opinion le 29 mai, p. 1564).
. Je ne me suis pas gêné non plus pour dire ma façon de penser sur l’« illuminé à la voix de châtré » (Léon Blum), l’initiateur de tous les désordres actuels, avec son ministère de Front populaire, l’invention des « loisirs », les occupations d’usines, les patrons sous clef dans leurs bureaux par les ouvriers, les petits « faucons rouges » (des gamins de huit à douze ans) en colonie de vacances à Biarritz secouant les grilles des villas en hurlant : « Sales bourgeois, on aura vos gueules l’année prochaine ! » – le mot que me dit à ce sujet : colonies de vacances et congés de payés, un attaché de cabinet : « Il n’y a plus moyen d’aller en vacances, cette racaille est partout. » Cet homme, Léon Blum, à qui un député, à cette époque, à la tribune de la Chambre, a rappelé sept de ses prophéties exprimées ex cathedra, les sept ayant eu une réalisation complètement contraire, cet homme qui, à la veille de la guerre, laquelle menaçait de partout, a énoncé cette bourde : « Le seul moyen de ne pas avoir la guerre, c’est de désarmer » […]. Cet ancien esthète, un homme d’État ! Il se prend certainement pour tel. Comme si on gouvernait un pays, et surtout les « masses », avec des rêveries idéologiques, un mysticisme de Messie social, et si permettre aux dites « masses » de faire cinquante mètres en avant, ce n’était pas comme résultat assuré de les voir en faire trois cents, et dans quel grabuge, quelle subversion. Il se dit disciple de Jaurès ? En effet, aussi aveugle, aussi ignorant de la nature vraie du « populaire » : cupide, envieuse, haineuse, prête en puissance aux pires actions. Il aurait pu se rappeler l’histoire de la verrerie de Carmaux, confiée à son personnel ouvrier sur les instances de Jaurès, les ouvriers liquidant les ingénieurs, prétendant administrer, diriger eux seuls, et trois ans après, la faillite. [7] (Paul Léautaud, Journal littéraire, 29 mai 1947 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1564).
. Si Renan vivait aujourdhui, avec les opinions qu’il aurait certainement exprimées, il eût été traduit en Cour de Justice et exposé au jugement des individus qui en composent le jury. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 1er juin 1947 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1571).
. Un vrai patriote français, – je parle d’une façon objective, – doit être anti-anglais (par expérience historique) et anti-américain, par constatation et expérience actuelles. Celà est indiscutable quand on examine de près avec soin, et réflexion, les résultats des discussions entre leurs mains. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 2 juin 1947 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1571-1572).
. Jamais caché mes sentiments à l’égard de l’Amérique : Nous ne lui devons que des choses abominables, les maisons à quinze étages, le cinéma à vedettes, apothéose du cabotinage, école d'abrutissement populaire, les conserves alimentaires, un peuple qui se nourrit de cette façon ! Jusqu'à nos « gangsters » qui nous viennent d'elle. Je ne parle pas des destructions de la Normandie, auxquelles elle s'est livrée comme à un sport. Elle est entrée dans la guerre pour combattre le « racisme » ? Et la façon dont elle traite les nègres, les tient à part ? Les affaires, le marché européen, voilà le vrai. Nous n'avons rien de commun avec ces gens-là. Ils ne nous ont apporté que de mauvaises choses. Leur justice de Nuremberg est une tartufferie sans nom. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 15 septembre 1947 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1617-1618).
. Il n’y a pas moyen. Je suis complètement insensible à ces histoires de déportés, de camps allemands, de vagons à gaz, de juifs dans des « bateaux-cages » (affaire de l’Exodus), de ces pèlerinages à Lourdes d’anciens déportés, de ces « miraculées », de ces gens qui pleurent aux souvenirs de leur séjour en Allemagne, ou dans l’émotion des prétendues guérisons. Absolument aucun intérêt pour moi. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 31 août 1947 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1613). — Qu’on nous fiche la paix avec les « atrocités allemandes » : leurs « camps de déportés », leurs crématoires, leurs vagons à gaz étaient des enfantillages à côté des châtiments ci-dessus [8]. Comme si nous n’avions pas eu les nôtres en France. [9] / Le passé dépassait en cruauté le présent, ou, si on trouve que j’exagère, le valait, bien qu’on puisse dire que le présent a, à son actif, cette tare de plus, que le « progrès » […] ne l’a pas rendu meilleur. (ibid., 1er octobre 1947, p. 1623).
. Grève complète du métro, des autobus, – en perspective : des cheminots. […] L’illusionniste à la voix de châtré [=Léon Blum] est à la clef de tous ces désordres. Ils sont la suite de son innovation : gouvernement du Front populaire. […] Il faudra pourtant que je me décide à écrire mon morceau sur la démocratie, pour lequel je ne cesse de prendre des notes. La république, c’est la liberté. La démocratie, c’est la tyrannie. Nous le voyons aujourdhui avec la dictature des syndicats, dont le gouvernement est le plat serviteur. On ne gouverne pas les hommes en leur laissant toute la liberté, mais en les maintenant. La liberté complète, c’est rapidement l’insoumission et le désordre, pire encore pouvant suivre. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 13 octobre 1947 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1630).
. Mon anti-démocratisme gagne encore en force, en dégoût, en mépris. Ce monde ouvrier, aussi stupide que canaille. [Léautaud énumère des exactions commises par les ouvriers en grève.] Ce n’est pas un gouvernement socialiste qui fera ce qu’il faut pour donner aux énergumènes la leçon qu’ils méritent, aux meneurs et provocateurs le logement qui leur convient. Ces messieurs S.F.I.O. sont bien trop sensibles et bien trop poussés à la démagogie. Au contraire : je crois bien qu’ils s’apprêtent à célébrer le centenaire de la révolution de 1848, berceau, foyer initial de tout ce que nous avons vu et voyons aujourdhui. / J’ai réitéré mon axiome : on ne gouverne pas les hommes en leur donnant la liberté, mais en les maintenant. […] À la façon dont les gouvernements s’adressent maintenant au populaire, comment celui-ci aurait-il la sensation d’une autorité ? Ce sont des camarades qui parlent à des camarades et le supplient de ne pas être méchants. Ce qui ne peut qu’augmenter chez les séditieux le sentiment de leur force, s’y ajoutant les précédents gouvernementaux, ayant chaque fois fini par céder. Depuis que ces désordres existent, il n’y a pas eu un vrai discours d’homme de gouvernement, à savoir : l’intérêt politique et social du pays est en jeu. Le monde ouvrier est la dupe complète des agitateurs qui le poussent au désordre. Il ne se dote pas de ce qui lui en cuirait si le régime social dont ces agitateurs sont les représentants s’installaient en France. En tout cas, il est inadmissible que la vie du pays soit à chaque instant paralysée, ruinée, et l’intérêt général compromis, et la majorité des citoyens atteints par le fait de désordre d’une minorité. Le gouvernement entend y mettre ordre, par tous les moyens qui conviendront. Je dis : tous les moyens. […] On a bien fusillé des écrivains pour des articles de journaux, condamnés des officiers pour une obéissance, paraît-il, coupable. On peut bien envoyer un peu de cette tourbe voir si le Bon Dieu existe. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 1er décembre 1947 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1643-1644). — Comme je disais que je ne serais pas long à donner un logement aux promoteurs de grèves et de désordre, Yves-Gérard Le Dantec eut ces mots : « Je leur donnerais même, moi, un petit jardin sur la tête. » Ce qui veut dire : fusillés et enterrés. (ibid., 3 décembre 1947, p. 1645).
. Deux beaux propos d’humoristes. Le nommé Léon Jouhaux : « La pondération de la classe ouvrière ne doit pas être payée d’ingratitude. » / Un abbé Pierre, député M.R.P., qui fait cette question à l’Assemblée si, avant de recourir à la rigueur, tout l’effort de justice a été accompli. Autrement dit : quand on vous frappe sur une joue, dites merci et tendez l’autre. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 3 décembre 1947 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1645).
. [À propos de Maurice Kriegel-Valrimont, juré de la Haute Cour de justice au procès de Xavier Vallat, fils d’un savetier polonais, né en 1914 et naturalisé en 1928 :] Et ce juif étranger, de basse extraction, est député, communiste, naturellement, à la Chambre française, […] il collabora à l’élaboration des lois destinées à nous régir, nous autres Français, de sol, de race et d’esprit, il est vice-président de la Haute-Cour (on peut juger le genre de justice qu’il doit rendre, surtout dans le procès Xavier Vallat, qui était chargé, pendant l’Occupation, de faire appliquer les règlements concernant les juifs et qui n’en renie rien). Et ce genre d’individus, plus que jamais, pullulent en France : Parlement, Magistrature, Gouvernement, Médecine, Beaux-Arts, et en plus une lie populaire innombrable. Et parce qu’ils ont été naturalisés, on les considère et on est tenu de les tenir pour Français. Vaste plaisanterie, cet avatar. En quoi ont-ils changé ? En rien. Pas plus dans leur personne morale que dans leur personne physique. On peut même penser qu’ils éprouvent une certaine désorientation devant les impondérables qui constituent une nationalité qui n’est pas la leur. De plus, éléments sociaux extrêmement douteux. On en voit les effets actuellement. / Il s’y ajoute, pour celui-ci, […] qu’il n’a pas rempli le corollaire de toute naturalisation : le service militaire en France. Les profits, pas les charges. / On avait parlé, il y a quelques mois, de réviser les naturalisations remontant une bonne vingtaine d’années en arrière. À un moment, elles étaient accordées à la cadence de 300 dans chaque numéro de l’Officiel. On n’en parle plus. Les intéressés y ont mis ordre. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 5 décembre 1947 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1647).
. Les journaux, ce matin, annoncent que Gandhi a été assassiné par un hindou. C'est bien fait. Celà lui apprendra à s'occuper du bonheur des autres. C'est une réflexion de ce genre que [Adrien] Marquet, l'ancien maire de Bordeaux, a fait[e] dans son procès en Cour de Justice : « Si je ne m'étais pas occupé de sauver la vie à 58 Bordelais que les Allemands voulaient fusiller, je ne serais pas ici. Jésus, a-t-il ajouté, a fait la même expérience il y a longtemps. » / […] Les religions sont le fléau de l’humanité. Elles ont été, pour beaucoup, les premières causes des guerres./ […] L’ânerie énorme de la proposition lue hier à l’Assemblée nationale : enseigner à tous les hommes que l’amour est plus fort que la haine. / Alors que l’assassinat de Gandhi est la preuve du contraire. / C’est pitoyable de lire de pareilles âneries. Tous les gens ont des réactions de modistes sentimentales. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 31 janvier 1948 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1672).
. Il y a deux mots qui ont grandi en vérité. Celui de Rivarol : « Malheur à ceux qui remuent le fond d’une nation. » Et celui de Kant : « La république, c’est la liberté, la démocratie, c’est la tyrannie. » Nous en avons une fameuse démonstration depuis certain gouvernement de 1936 : le populaire est maître. Sur ce point, Chateaubriand a bien prévu la société de bas désordre qui est la nôtre et dont il a vu le commencement en 1848. (Je pense, par contraste, avec ce grand niais de Lamartine.) (Paul Léautaud, Journal littéraire, 1er juillet 1948 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1712).
. Je le dis plus que jamais : si l’Allemagne avait gagné la guerre, nous aurions la paix, l’ordre et le travail, sans être plus « dépendants » que nous sommes appelés à l’être des Américains, lesquels, au surplus, viennent, avec les Anglais, de nous mettre dans une fameuse duperie. […] Les Américains auraient sans doute pris le parti de rester chez eux, et les Anglais, pour un bon temps, auraient cessé d’exploiter la France. […] Je suis grand admirateur de l’Angleterre : régime, habitudes, mœurs politiques, mais comme ennemie de la France, il n’y a pas mieux. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 22 novembre 1948 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1749.
. Les hommes ne pratiquent même pas la liberté entre eux. Voir les grèves : les grévistes maltraitent les non-grévistes, atteinte indiscutable à la liberté de ceux-ci. Il faudrait voir la tête que feraient les premiers si les seconds les empêchaient de faire grève ! / Elle se montre encore, cette chimère de l’égalité, et elle se montrera éternellement jusque dans les faits. […] / Rien n’égale la mystification de ces mots : liberté, égalité, fraternité. Il n’y a pas d‘homme libre au sens complet du mot, et il est nécessaire qu’il en soit ainsi. Il n’est pas, dès leur naissance, d’hommes égaux. Quant à la fraternité… Là, le rire vous prend ! (Paul Léautaud, Journal littéraire, 11 juillet 1951 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1929-1930).
. Le vote des femmes ? Oh, ça m’est égal. À la rigueur je serais d’avis qu’on les laisse voter parce que le vote des hommes est déjà si peu brillant que les femmes ne peuvent guère le rendre plus mauvais. (Paul Léautaud, Entretiens avec Robert Mallet (1951), XVII, Mercure de France, 1986, p. 296).
. Il n’y a rien que je trouve idiot comme une révolution. Parce que vous dépossédez une classe, et les avantages de cette classe dépossédée passent à une autre qui, aussitôt qu’elle les possède en remplaçant la précédente, joue le même rôle de domination. Ah ! non ! je ne crois pas aux révolutions ! (Paul Léautaud, Entretiens avec Robert Mallet (1951), XX, Mercure de France, 1986, p. 357).
. Je n'ai pas […] le fétichisme de la vie humaine, encore moins le souci de la perpétuité de mon espèce. Tout le progrès dont on nous rebat les oreilles n'a jamais dépassé le domaine des choses matérielles. Le monde est ce qu'il a toujours été et ce qu'il sera toujours : une petite élite au milieu d'une foule de brutes ou d'imbéciles, avec les malins, dans un coin, ils ont bien raison, qui tirent les ficelles et gardent les profits. Il peut durer ou disparaître, je m'en moque. Je mettrais volontiers au baquet les portées humaines comme on y met, par charité ou par soin domestique, certaines portées animales. (Paul Léautaud, Le Théâtre de Maurice Boissard II. 1915-1941, LXXXVII, 1er mars 1919 ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 1361).
. Le plus grand nombre est bête, il est vénal, il est haineux. C'est le plus grand nombre qui est tout. Voilà la démocratie, celle que nous avons, du moins. Et toute autre forme de régime ne vaut probablement pas mieux, pour d'autres raisons ? La sagesse : supporter, sans participer. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 300).
. Projet d’un système d’éducation intermédiaire entre l’école communale et l’entrée à la caserne. Le dressage des jeunes citoyens sortis de l’école communale peut perdre son effet, il faut parer à celà. Pas de personnalités. Pas d’originalité. Pas de gens au mauvais esprit qui tranchent sur la masse, qui se refusent et restent à part. Nous sommes en démocratie ou nous ne le sommes pas. De bons niais crédules à tout, soumis à tout, souscrivant à tout. / Projet de donner le droit de vote aux veuves des soldats morts à la guerre, comme aux femmes mères de six enfants. Il est bien évident que cette qualité de veuves de « héros », comme le fait d’avoir accouché six fois, confèrent ipso facto la capacité politique, législative, économique, etc. Au moins égale à celle dont disposent les alcoliques, les fous en liberté, les dégénérés mentaux ou physiques, qui votent, eux aussi. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Notes retrouvées » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 341-342).
. […] La racaille qui tourne à bicyclette pendant six jours dans un vélodrome et l’autre racaille qui va contempler cet intelligent spectacle. […] / Les brutes épaisses pour qui une automobile ne va jamais assez vite. / La bande innombrable d’imbéciles à qui le bruit de la vie présente ne suffit pas et qui ajoutent chez eux le vacarme de la T.S.F. ou de l’immonde phonographe. On va même, paraît-il, installer celà dans les trains de chemin de fer. / Les hideuses façades qu’on voit se généraliser aux magasins, et l’art nouveau ayant fait place à un art plus laid encore, – ce qui peut s’appliquer aux mobiliers nouveaux qu’on crée à présent. / Ce qu’on peut juger que sera un jour Paris aux constructions carrées, massives et toutes pareilles qu’on voit s’élever de plus en plus. / Dans les rues, sur vingt passants, dix étrangers, et pas de la meilleure provenance. / Dans le commerce, autant de boutiques, autant de cavernes. / Sur dix boutiques, sept mastroquets. / Paris transformé le soir, avec les annonces lumineuses, en véritable fête foraine. / […] L’ère du vol, du toc, du bleuf, de la bêtise, de la vulgarité, de l’ignorance, de la laideur, de la montée démocratique. / Voilà, – il manque bien des articles, – un aperçu de la société d’aujourdhui. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Notes retrouvées » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 346-347).
. Rien ne révèle mieux ni annonce mieux l'état de déchéance et d'abêtissement d'une société que ces mesures, dont la nôtre foisonne, d'altruisme, secours à telle sorte de gens, à telle sorte d'autres. Pour ne prendre que la France, la moitié de nous tous, nous ne serons bientôt plus occupés que de recueillir, soigner, conserver à ne rien faire les mal venus de toutes sortes vivant à nos dépens dans l'inaction, l'inutilité et l'aisance et appelés néanmoins à mourir précocement de leur état, après avoir souvent procréé des êtres à leur image, pour lesquels le jeu recommencera. Les malades du poumon, les sanatoria de tuberculeux, les extra-nerveux ou les demi-fous, on ne peut sortir dans la rue sans être abordé par un quêteur en faveur de ces bons à rien, qui encombrent la société et vivent à ses dépens. Et comme tout dans notre temps : alcoolisme (en tête), syphilis, stupéfiants, aliments plus chimiques que naturels, concourt à créer tous ces infirmes ou dégénérés ou tarés d'un genre ou d'un autre, on voit que je ne me trompe pas en prévoyant un état social dans lequel tous les bien portants, utiles par leur travail, seront chargés d'assurer l'existence sans intérêt de tous ces déchets. / La société animale est supérieure et mieux avisés dans son simple instinct. Toute femelle, dans ses portées, rejette les sujets malingres, mal venus, mal conformés. Elle ne veut pas gâcher son lait pour ces sujets qui ne doivent pas vivre et le réserve aux sujets sains. / Je regarde quelquefois à la vitre des marchands de vin, ces hommes, – et ces femmes, souvent ! – debout devant le zinc, occupés à boire, – ou, le soir, quand je rentre, ces hommes, au sortir de la gare, qui s'interpellent : « On va prendre un verre ?… », à dix minutes de leur dîner. Quel dégoût ! Quelle pitié ! Je ne les plains pas pour ce qui les attend un jour. (Paul Léautaud, Propos d’un jour (1947), « Notes retrouvées » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 354-355).
. Je n'aime ni les infirmes, ni les anormaux, ni les mal faits, ni les détraqués, ni les tarés, arriérés et incapables d'une sorte ou d'une autre. Que diable n'a-t-on pas mis au baquet, à leur naissance, tous ces déchets ! Cette époque me fait pitié à vouloir les faire vivre à toute force. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 370).
. Il n’y a encore que les gens qui écrivent qui sachent lire. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 4 novembre 1896 ; Mercure de France, 1986, tome I p. 13).
. Jamais on n'a vu une pareille époque de littérature alimentaire. Il n'y a plus d’œuvres. Sans doute parce que le temps n'y est plus. Surtout parce que tous les écrivains veulent vivre de ce qu'ils écrivent. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 18 octobre 1937 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1883).
. Les gens qui s'imaginent que les écrivains sont des gens heureux ! On ne jouit de rien, l'esprit tendu sans cesse par son travail, sans cesse uniquement occupé de celà. On se couche à peu près satisfait de ce qu'on a écrit. Le lendemain matin, on trouve que celà ne vaut pas un clou. On ouvre par hasard un livre sans talent. On se demande si ce qu'on écrit n'est pas du même genre. On a le plaisir, c'est entendu, quelquefois, de morceaux entiers qui vous viennent presque sans qu'on y soit pour rien, la plume n'allant pas assez vite (les meilleurs). Le plus souvent, on envie le bon employé qui rentre chez lui le soir, met ses pantoufles, dîne, lit son journal, se met au lit, baise sa femme et s'endort, absolument ignorant de cette passion d'écrire pour se raconter soi-même, ou pour raconter l'histoire de personnages inventés, ou pour dire du mal de tel ou tel, autre procédé du même démon d'écrire. On se dit que c'est lui qui est dans la norme, lui qui est le sage, et le plus triste, c'est que ce qu'on se dit là est la vérité. Car le naturel humain, et la condition du bonheur, ce n'est pas l'esprit, c'est la bêtise. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 7 janvier 1938 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 1903).
. Ce qui compte, ce n'est pas d'écrire plus ou moins bien, de plaire ou de ne pas plaire, d'être bon ou méchant, d'être juste ou injuste, moral ou intéressant, d'avoir telles qualités ou tels défauts, d'être estimé ou d'être honni. Ce qui compte uniquement, c'est de n'être pas médiocre. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 20 juillet 1939 ; Mercure de France, 1986, tome II p. 2092).
. Ce n’est pas vrai que l’art n’a pas de patrie. L’art a une patrie, puisqu’il a une nationalité dans son expression. Un Français n’écrirait pas le Zarathoustra. Un Allemand n’écrirait pas les Maximes de La Rochefoucauld ou le théâtre de Beaumarchais. Un Anglais n’écrirait pas les tragédies de Racine. Un Français n’écrirait pas l’ennuyeux Faust de Gœthe ou la littérature de cabanon de Dostoïevski. Même appréciation en peinture, en architecture, en musique. Plus : mêmes oppositions dans le mobilier, dans le costume. Il ne s’agit pas ici de mérite ni de supériorité. Il s’agit de différences foncières, naturelles, de marques propres. Est-ce que chaque langue n’a pas sa spiritualité propre ! (Paul Léautaud, Journal littéraire, 4 septembre 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 163).
. Je relis, un morceau par-ci par-là, au hasard de mon achat de ce journal, Le Bachelier de Vallès, que publie La France au travail. J’étais fou de celà quand j’étais jeune. Aujourdhui, je trouve celà répugnant. L’insurrection, le drapeau noir, les ouvriers, la démagogie, le pire étalage de la pauvreté, toute une page sur la recherche d’un pantalon, sur des enfants à moucher et à torcher, sur une chambre ou trop étroite, ou trop basse de plafond, non, vraiment, c’est d’un « populaire » ! C’est bien l’homme qui a proféré cet axiome qui me répugnait déjà quand j’étais jeune : « Il y a une chose plus belle que l’amphore : c’est le litre ». (Paul Léautaud, Journal littéraire, 14 novembre 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 215-216).
. J’ai indiqué dans mon testament l’inscription à mettre sur ma tombe : « PAUL LÉAUTAUD / Écrivain français / 1872-19 ». Je n’ai pas mis : « français » par nationalisme, mais uniquement dans le sens : dans la tradition française, langue et esprit, – on l’a assez dit de moi, – quand tant d’autres se sont laissés adultérer par des influences étrangères. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 28 novembre 1940 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 749-750).
. Qu’est ce que la littérature ? Qu’est-ce qu’écrire ? qu’il s’agisse de vers, de prose. Une maladie, une folie, une divagation, un délire – sans compter une prétention !!! Un homme sain, à l’esprit sain, solidement posé, solide dans la vie, n’écrit pas, ne penserait même pas à écrire. À y regarder d’encore plus près, la littérature, écrire, sont de purs enfantillages. Il n’y a qu’un genre de vie humaine qui se tienne, s’explique, se justifie, vaille et rime à quelque chose : la vie paysanne. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 11 février 1946 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1407).
. Ma patrie, c'est la langue française. (Paul Léautaud, Journal littéraire, 18 novembre 1948 ; Mercure de France, 1986, tome III p. 1747).
. On a plus envie d’écrire sur ce qu’on n’aime pas que sur ce qu’on aime. […] Une chose qui vous plaît, vous avez tout de suite fini. C’est parfait, dites-vous, eh bien allez voir ça. Tandis qu’une chose que vous trouvez mauvaise, c’est très agréable de démontrer en quoi elle l’est. (Paul Léautaud, Entretiens avec Robert Mallet (1951), XV, Mercure de France, 1986, p. 263).
. Je n’aurais pas pu faire un poète lyrique. Je ne suis pas assez bête pour celà. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 232).
. Il vous vient quelquefois un dégoût d'écrire en songeant à la quantité d'ânes par lesquels on risque d'être lu. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 253).
. Je n’ai besoin de la société de personne, ni d’aucun cadre autour de moi. Une chambre nue, un bon fauteuil, du silence, une provision de bougies, de quoi écrire : j’ai dans la tête la plus intéressante compagnie. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 275).
. C’est un curieux mécanisme intellectuel que celui de l’écrivain. Il m’est arrivé d’avoir de grands chagrins. Avec ma manie de tout écrire, je les ai mis sur le papier. Aussitôt : consolé. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 276).
. On se monte le coup, on cède à l’illusion, on se laisse aller au plaisir : on écrit. Quand on se lit imprimé, on se dit : Ce n’est que celà ? Si on était sage, on ne recommencerait jamais. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 301).
. J’ai horreur des compliments. Ils me gênent et je les trouve ridicules. Je n’y vois que politesse et ennuyeuse. Si je suis content de moi, que me font les critiques, et, si je suis mécontent, les éloges ? Quand je publierai un livre, dans les exemplaires que je donnerai je mettrai une carte : l’auteur prie qu’on ne lui écrive pas. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 303).
. Singulier écrivain ! Mon manuscrit terminé, le plaisir d’avoir écrit me suffit. Je n’ai aucune presse de le donner à imprimer. Pour un peu, je le garderais pour moi. (Paul Léautaud, Passe-temps (1928), « Mots, propos et anecdotes » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 304).
. J’ai écrit un jour que j’ai vécu deux fois certains moments de ma vie : d’abord, en les vivant, ensuite en les écrivant. Je les ai certainement vécus plus profondément en les écrivant. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 363).
. Rien ne vaut, pour devenir modeste, comme de corriger les épreuves d’un livre qu’on va publier. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 364).
. Rien n'apprend à bien écrire comme la lecture des mauvais écrivains. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 372).
. Toi qui veux écrire, ne lis rien de bas comme esprit, de commun comme style, de servile comme idées, de populaire comme tendances. Cherche toujours haut et libre. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 376).
. J'en ai fait convenir M. Michaut, professeur à la Sorbonne : les professeurs sont faits pour les gens qui n'apprendraient rien tout seuls. Le savoir qui compte est celui qu'on se donne soi-même, par curiosité naturelle, passion de savoir. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 380).
. Je ris de moi, le soir, enfermé seul dans ma chambre, assis à mon petit bureau, devant mes deux bougies allumées, de me mêler d'écrire, pour quels lecteurs, Seigneur ! au temps que nous sommes. (Paul Léautaud, Propos d'un jour (1947), « Marly-le-Roy et environs » ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 383).
. Je lis chaque jour les articles de M. Maurras dans L'Action française, grand admirateur (littérairement) de leur force, de leur passion, de leur substance, de la culture et de la mémoire qu'ils révèlent, tout celà chez un homme de son âge : une merveille. (Paul Léautaud, Passe-Temps II, « Une réception académique et quelques propos » (1939) ; Œuvres, Mercure de France, 1988, p. 787).
Autres pages de citations en rapport avec celle-ci sur ce blogue : Humoristes ; Écrivains et penseurs de droite [en préparation] ; Écrivains et penseurs de gauche [en préparation] ; Montaigne ; Écrivains divers du XVIIe siècle [en préparation] ; La Rochefoucauld ; La Bruyère ; Vauvenargues [en préparation] ; Écrivains divers du XVIIIe siècle [en préparation] ; Libertins du XVIIIe siècle [en préparation] ; Voltaire [en préparation] ; Diderot [en préparation] ; Chamfort ; Stendhal [en préparation] ; Alphonse Karr [en préparation] ; Flaubert [en préparation] ; Henri-Frédéric Amiel [en préparation] ; Taine et Renan [en préparation] ; Edmond et Jules de Goncourt [en préparation] ; Romanciers français 1848-1914 ; Romanciers français de la première moitié du XXe siècle ; Dramaturges français XIXe-XXe [en préparation] ; Oscar Wilde ; Ambrose Bierce [en préparation] ; Ladislav Klima ; Vallès, Mirbeau, Darien ; Jules Renard ; Georges Courteline ; Paul-Jean Toulet ; Élémir Bourges ; Remy de Gourmont [en préparation] ; Léon Bloy ; André Gide [en préparation] ; Paul Valéry [en préparation] ; André Suarès [en préparation] ; Jean Paulhan [en préparation] ; Charles Maurras [en préparation] ; Ernst Jünger [en préparation] ; Louis-Ferdinand Céline [en préparation] ; Jean Anouilh [en préparation] ; Robert Poulet [en préparation] ; Cioran [en préparation] ; Albert Caraco [en préparation] ; Alexandre Vialatte [en préparation] ; Michel Polac [en préparation] ; Jean Dutourd [en préparation] ; Philippe Bouvard [en préparation] ; Gabriel Matzneff, – et la page générale : citations choisies et dûment vérifiées.
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[1] Cette réflexion est inspirée par le cas d’Octave Mirbeau, qui fut toute sa vie « un révolté, un homme subversif, un ennemi de la société », très hostile à la Patrie et l’Armée, mais qui fut présenté à sa mort, par sa veuve et par Gustave Hervé, comme ayant passé ses derniers mois « dans le sein de la Patrie » et dans l’espérance quotidienne de la victoire, quoiqu’il fût plongé dans un profond gâtisme.
[2] Inexactitude, ou au moins imprécision : en poste « à Rome », Armand Nisard (1841-1925) n’était pas ambassadeur près la république italienne (au palais Farnèse), mais ambassadeur près le Saint-Siège, entre 1899 et 1904.
[3] On ne peut s’empêcher de penser que cette consommation bestiale de la presse est devenue, un demi-siècle plus tard, consommation bestiale de la télévision. Or non seulement la lecture est un acte mental qui demande plus d’activité cérébrale que le regardage de la télévision, mais un quotidien de 1920 devait sans doute avoir un contenu plus élaboré que la plupart des programmes télévisés abrutissants dont se gave aujourdhui la plèbe, dont le « temps de cerveau disponible » est vendu aux grandes firmes de la société de consommation…
[4] Léautaud aurait écrit, à en croire l’édition de son Journal littéraire : « Sauvez le monde pour où ils ont commencé ». Marie Dormoy, qui en a établi le texte, a bien vu que la phrase est absurde, et elle la fait suivre d’un « [sic] ». Il est curieux qu’elle n’ait pas fait une recherche élémentaire dans les Pensées de Pascal. Il n’y avait pourtant pas besoin d’aller chercher bien loin : la phrase se trouve dans le même fragment que la citation précédente, le fragment 233 (Brunschvicg) ou 418 (Lafuma) ou 397 (Le Guern) ou 680 (Sellier). Donc soit Léautaud n’était pas très concentré quand il a rédigé celà, soit Marie Dormoy a mal déchiffré ce qu’il a écrit. Je penche pour la seconde hypothèse, car la citation est textuelle sur trois lignes et demi : Léautaud devait connaître la phrase par cœur, ou alors il a rouvert son Pascal pour la copier exactement (mais Marie Dormoy a-t-elle vu que c’était une citation littérale et non pas une réminiscence approximative ? Il n’y a pas de guillemets dans son édition, c’est moi qui les ai rajoutés).
[5] Il est très humiliant pour l’esprit humain de devoir donner raison à Léautaud contre Pascal. Léautaud est un esprit médiocre, très borné, inapte aux idées générales, une sorte de concierge graphomane entré par inadvertance dans le milieu des lettres, alors que Pascal est un esprit génial, d’une rare profondeur et d’une admirable diversité : il a fait des découvertes scientifiques importantes, il s’est penché sur la condition humaine avec une lucidité exceptionnelle, il a bouleversé tout ce qu’il a touché. Il n’y a peut-être pas une seule idée originale dans huit-milles pages de Léautaud, alors que huits-cents pages de Pascal abondent en fulgurances qui laissent éblouï, car il a aussi un style d’un éclat hors du commun. Et cependant… et cependant il y a aussi beaucoup d’âneries chez Pascal, alors qu’il n’y en a guère chez Léautaud, puisqu’il pense peu. Avec son petit bon sens, Léautaud a compris que s’écarter de la raison c’est délirer, et finalement il a « bien fait l’homme ». Comme disait Gide, « il ne voit pas loin, mais avec quelle netteté ! ». Alors que Pascal a cédé au vertige qui l’attirait et n’a que trop réussi à s’abêtir volontairement. Un fou peut-être pas, mais un malade, oui, un grand malade, qui a laissé sa raison être offusquée par ses hallucinations, et débité beaucoup de sornettes sur la Bible, qu’il était totalement incapable de considérer avec discernement, alors que ses contemporains commençaient à le faire. Le prestige de Pascal est tel que bien peu ont le courage de déclarer publiquement que les Pensées sont remplies d’inepties. Je n’en connais guère que deux : Gilles Deleuze et Michel Tournier. Ce dernier raconte que, dans les années 40, les étudiants en philosophie qu’ils étaient tous deux ne se laissaient pas impressionner : « Notre bêtisier favori s'appelait les Pensées de Pascal où nous lisions en pouffant que la peinture est une entreprise frivole puisqu'elle consiste à reproduire imparfaitement des objets déjà dépourvus de valeur par eux-mêmes, que la traduction d'un texte étranger est sans problème puisqu'il suffit de remplacer chaque mot par le mot français correspondant, que la face du monde aurait été changée si le nez de Cléopâtre eût été plus court, que les vérités mathématiques sont moins certaines que les affirmations de la foi puisqu'elles n'ont jamais suscité de martyrs, et autres paris stupides que Flaubert n'aurait pas osé mettre dans la bouche de M. Homais, de Bouvard ou de Pécuchet. L’homme qui cousait des petits papiers dans la doublure de son manteau était notre ilote ivre, et à l’image de ce bigot qui cherchait en gémissant, nous opposions celle du métaphysicien qui trouve en riant.» (Le Vent Paraclet, chap. III, Gallimard, 1977, p. 154). Un demi-siècle plus tard, Tournier n’a pas changé d’avis : « Pascal. Le monceau informe des Pensées n’est qu’une suite de notes prises en marge des Essais de Montaigne. Bêtisier systématique. "Qui fait l’ange fait la bête." Oui, mais il ne suffit pas de faire la bête pour devenir un ange. Certaines "pensées" sont dignes d’un personnage de Labiche : "Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux." Les bras vous en tombent. » (Journal extime, Folio n°3994, Gallimard, 2004, p. 228). Il y a aussi Théophile Gautier qui traitait volontiers Pascal de « pur cul » aux dîners Magny, mais sans développer (voir Journal des frères Goncourt aux 11 mai et 21 décembre 1863, coll. Bouquins, 1989, tome I, p. 965 et 1039). Je recommande la lecture de l’excellent petit livre de l’iconoclaste René Pommier, Ô ! Blaise ! à quoi tu penses ? (2003, rééd. Kimé 2015) qui, malgré son titre vulgaire, propose une réfutation très convaincante de l’apologétique pascalienne, et par ricochet porte des coups mortels à l’ensemble de la théorie chrétienne. Avec la verve qu’on lui connaît, l’irrévérencieux R. Pommier n’hésite pas à se gausser des preuves consternantes que Pascal essaye ridiculement d’apporter à sa solution absurde. Voyez un compte rendu de son essai ici et un autre là. Je signale également qu’un romancier et humoriste, qu’on aurait tort de prendre pour un imbécile, François Cavanna, n’a pas seulement donné une réécriture bouffonne de la Bible qui en souligne plaisamment nombre d’impossibilités rationnelles (Les Écritures, Albin Michel, 1982), mais aussi, au détour d’un livre de grosses blagues, une réfutation courte mais décisive du trop fameux « pari de Pascal » : voyez, dans Le saviez-vous ? Le petit Cavanna illustré (Folio n°2146, 1990), la dernière page du chapitre 7 (p. 202).
(Objection : Léautaud a dit beaucoup de bêtises dans le domaine politique à partir des années 30, ses vitupérations contre les juifs et le Front populaire sont du niveau d’un petit beauf de café du commerce. — Contre-objection : Cette bêtise que nous percevons est peut-être en large partie le reflet de la bêtise contemporaine. L’antisémitisme est un tel tabou que pour bien des gens, la critique des Juifs est devenue proprement impensable (« cette opinion est devenue un crime », comme l’avait bien perçu Léautaud fin 46). Quand nous lisons des critiques des Juifs, une sorte de crispation cérébrale tétanise notre esprit et nous fait par principe taxer ces critiques de sottise et de monstruosité, nous empêchant de nous placer au point-de-vue de celui qui parle pour essayer de comprendre ses observations et ses réactions, et a fortiori de leur trouver le moindre bien-fondé. Au reste, Léautaud ne fait justement qu’exprimer son petit ressenti personnel. En aucun cas il ne prétend reconnaître une vérité divine, toucher à des notions transcendantes, contribuer au Salut du genre humain, ramener les égarés à la Vraie Foi, ni autres insanités qui déshonorent l'intelligence.)
[6] Erreur classique : le mot n’est pas d’Augustin, mais de Tertullien : « Et mortuus est Dei Filius : credibile est quia ineptum est ; et sepultus resurrexit ; certum est quia impossibile est. » (La Chair du Christ, V, 4 ; éd. du Cerf, collection « Sources chrétiennes » n°216, tome I, 1975, p. 229). La phrase de Pascal se trouve dans les Pensées, Le Guern n°397 (Pléiade tome II, 2000, p. 679) ou Sellier n°680 (classiques Garnier, 1991, p. 473).
[7] Une affaire qu’on peut mettre en rapport avec celle des montres Lip, qui en 1973-1976 sonnèrent le glas des rêves autogestionnaires issus de mai 68.
[8] Léautaud rappelle le sort de trois coquillards, bouillis vivants dans une chaudière à Dijon au XVe siècle, le supplice de Ravaillac, les atrocités réciproques de la guerre de Vendée entre chouans et républicains, les abominations commises dans le Palatinat par les troupes de Turenne, l’électeur de Hanovre (futur George Ier d’Angleterre) qui fit, au dire de Saint-Simon, « jeter dans un four chaud » le comte de Kœnigsmark qu’il croyait l’avoir cocufié. Mêmes faits déjà mentionnés le 24 mai 1947 (tome III p. 1561) pour justifier le même jugement : « les vagons à gaz des Allemands étaient des enfantillages auprès de celà ». Voir aussi, le 18 septembre 1944 (tome III p. 1153), le même recul historique (avec encore les ravages du Palatinat et les guerres de Vendée, auxquels sont jointes les horreurs de la Commune, de la campagne de Chine en 1885 et des pogromes en Ukraine en 1903-1907), pour relativiser la sauvagerie du massacre d’Oradour-sur-Glane.
[9] Jean-Marie Le Pen et son « point de détail » peut aller se rhabiller ! Cette citation appelle deux réflexions. 1°- On voit que le concept de la « Choa » comme évènement unique et fracture de la conscience humaine est une création de la mémoire politique contemporaine. Au lendemain de la guerre, un homme comme Léautaud ne voit dans le massacre des juifs par les Allemands qu’un exemple de plus à ajouter dans la longue liste des horreurs humaines. Il n’emploie même pas l’expression de « camp de concentration », seulement celle de « camps de déportés », et encore en la relativisant par des guillemets. La notion de génocide lui est complètement étrangère, et l'insistance avec laquelle les journaux parlent du sort des juifs lui paraît spontanément relever d’une classique propagande mystificatrice à fin idéologique. 2° - Comme le montrent ces quelques exemples que j’ai collectés, le journal de Léautaud contient autant d'horreurs antisémites que celui de Drieu ou celui de Morand. Si, au lieu d'être publié dans les années 60, il l'avait été, comme ceux-ci, dans les années 90 ou 2000, tous les critiques auraient été obnubilés par cet aspect, et ils n'auraient parlé que de celà. Léautaud, au lieu d'être perçu comme un vieil anar ami des bêtes, érotomane, ayant en aversion la guerre et le nationalisme, serait vu avant tout comme un partisan de Vichy, un réac nauséabond, un gâteux antisémite. À quoi tiennent les réputations posthumes !… (J’ajoute, sans m’en étonner, que la notice de Léautaud sur Wikipédia, décidément bien dans l’esprit du temps, contient depuis 2012 un copieux passage sur ses idées antisémites et réactionnaires, alors que son amour des animaux est à peine mentionné, et sa vie amoureuse encore moins : une demi-ligne sur sa liaison avec « le fléau » (dont le nom, Anne Cayssac, n’apparaît pas), rien sur celle avec Marie Dormoy, pourtant capitale à tous égards, aucune mention (avant la biblio) ni d’Amours, ni du Journal particulier ni du Petit ouvrage inachevé ! La métamorphose de l’image posthume de Léautaud a commencé : la broyeuse du droidlomisme est en train de le redéfinir à sa façon.)
12:01 Écrit par Le déclinologue dans Aphorismes, France, Mœurs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : paul léautaud, journal littéraire, journal particulier, amour, femmes, politique, cynisme, le passe-temps, propos d'un jour, entretiens avec robert mallet, le fléau, marly-le-roi et environs, léon blum, juifs, antisémitisme, ouvriers, racaille, front populaire, esprit réactionnaire, écrire, citations, point de détail, temps de cerveau disponible, koenigsmark, défaite de 40, wikipedia, marie dormoy, anne cayssac, mercure de france, georges duhamel, sexe, peuple, révolution, démocratie, hommes, religion, crédulité, bêtise, l'action française, messe, oradour-sur-glane, justice, épuration, occupation, angleterre, états-unis, blaise pascal, pensées, michel tournier, aphorismes | | | Facebook | | Imprimer | | Digg |
Commentaires
" Jean-Marie Le Pen et son « point de détail » peut aller se rhabiller ! "
De la même époque :
George Orwell (1903/1950) : "Is it true about the German gas ovens in Poland?", "Est-ce vrai, ce qu'on dit des fours à gaz allemands en Pologne ?", "Notes on Nationalism", Polemic, n°1, oct. 1945 (écrit en mai 1945) ; repris dans Collected Essays, volume III, 1968, page 421. Citation dénichée par Faurisson ; j'ai corrigé sa petite erreur dans la référence.
Jean Pouillon : « On aurait pu attendre du procès de Nuremberg [1945-1946] une confrontation doctrinale, une opposition de philosophies historiques capables d'assumer l'histoire telle qu'elle est, et non des contes de bonne femme [...] ; peut-être aurait-il mieux valu se venger sobrement sans avoir l'outrecuidance de vouloir prévenir le jugement de l'avenir. » ("A propos du procès de Nuremberg", Les Temps Modernes, numéro 10, 1er juillet 1946, page 153).
Écrit par : Courouve | 20.04.2016
Répondre à ce commentaireMerci pour ces deux références !
Écrit par : Le déclinologue | 22.04.2016
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