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12.07.2017

OSCAR WILDE, ARTISTE DU PARADOXE, ÉCRIVAIN FRANÇAIS

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                Certes, sa limite est de traiter comme un auteur français quelqu’un qui a écrit dans une autre langue, et de donner comme référence non pas une édition sûre du texte original, mais une traduction. Mettons que celà procède d’un parti-pris réactionnaire, selon lequel la culture française résume le monde, de telle sorte qu’on peut effrontément se contenter de tout ce qui est exprimé en français et dédaigner le reste. J’ai toutefois, à titre exceptionnel, donné la version originale d’une petite poignée de formules importantes ou difficilement accessibles.
               En outre, on m’accordera qu’Oscar Wilde est l’un des plus français des écrivains britanniques. Mort et enterré à Paris, où il a fait plusieurs longs séjours au temps de sa splendeur (en 1883 et 1891), Wilde a aussi passé en France la majeure partie des trois ans et demi qui vont de sa sortie de prison à sa mort [4], pays où plus tard son petit-fils Merlin Holland a pris racine. Introduit dans le milieu littéraire parisien, il a approché bon nombre de nos auteurs les plus fameux [5], et s’est lié avec Pierre Louÿs, Mallarmé, Marcel Schwob, Gide. oscar wilde,andré gide,gallicismes,balzac,baudelaire,flaubert,hugo,salomé,jacques de langlade,dumas fils,oscar wilde écrivain françaisSa prose est prodigue en gallicismes [6], il connaissait très bien notre littérature [7] à qui il doit énormément [8], ayant été en particulier très fortement marqué par le Balzac de La Peau de chagrin, par le Gautier de Mademoiselle de Maupin et par le Huysmans d’À rebours – trois livres sans lesquels Le Portrait de Dorian Gray est inconcevable [9] –, et assurément aussi par Hugo, Flaubert [10] et surtout Baudelaire : la philosophie esthétique de Wilde, fondée sur le culte de l’artificiel, semble la radicalisation de celle de Baudelaire. Mieux encore : il a écrit en français une pièce de théâtre très « décadente », Salomé, et même exprimé à cette époque (1892) le désir de se faire naturaliser français [11]. Il n’est pas étonnant qu’il ait, en retour, exercé une influence notable sur les écrivains français, qui l’ont considéré comme un des leurs [12].
            Aujourdhui encore, Wilde est au moins aussi populaire dans les pays francophones que dans les pays anglophones, et il est étonnamment bien servi par l’édition française. Ses principales œuvres se trouvent toutes en plusieurs éditions de poche [13], et quatre recueils collectifs ont vu le jour : en deux volumes chez Stock, 1975 et 1977, par Jacques de Langlade (repris en un seul volume en 1991) ; en un volume de la Pléiade, 1996, par Jean Gattégno ; en un volume de la Pochothèque, 2003, par Pascal Aquien. Et en deux volumes au Mercure de France, par Alain Delahaye : cette édition était la plus ambitieuse, puisque contrairement aux autres, elle ne s’annonce pas comme un recueil d’Œuvres, mais bien comme la réunion des Œuvres complètes. Hélas, seul le premier volume, réunissant les récits et le théâtre, a paru en 1992 [14]. Le second volume, qui aurait dû rassembler la poésie et les essais, se fait toujours attendre vingt-cinq ans après. C’est particulièrement fâcheux, car il aurait comblé une lacune : on peut certes se passer de l’édition exhaustive d’un poète étranger, mais il est incroyable que tous les essais, articles, chroniques et intervious de Wilde n’aient pas été rassemblés en une édition unique pour le lecteur français [15].

            Selon mon habitude, j’ai pris comme référence l’édition de la Pléiade, qui est la plus complète et celle dont l’appareil critique est le plus généreux. J’ai pu parfois en modifier légèrement les traductions.
            À ceux qui seraient déçus de ne pas trouver, dans cette page, tel ou telle fameuse sentence de Wilde, je rappelle que les anthologies d’aphorismes publiées sur ce blogue n’ont pas une visée encyclopédique, mais ne sont que des sélections subjectives. J’ai recueilli tous les aphorismes de Wilde qui plaisaient un tant soit peu à l’une de mes nombreuses facettes ; mais tous les paradoxes wildiens ne sont pas admissibles, et en voulant à tout prix prendre le contrepied du sens commun, ses personnages en viennent parfois à dire n’importe quoi. Ainsi, quand je lis : « Pour retrouver sa jeunesse, il suffit d’en répéter les folies. […] Aujourdhui la plupart des gens meurent d’une sorte de bon sens terre à terre, et découvrent lorsqu’il est trop tard que les seules choses qu’on ne regrette jamais sont les erreurs qu’on a commises » (Le Portrait de Dorian Gray, chap. III, Pléiade p. 387-388), je regimbe. Non, vraiment, c’est vider de son sens le mot « erreur » (mistake) que de prétendre qu’on ne regrette jamais d’en avoir commis une. De la même façon, je ne goûte guère son inversion du plaisir et du bonheur [16], ni d’autres paradoxes amusants mais absurdes [17], et j’écarte aussi des plaisanteries creuses, même si elles sont devenues notoires [18]. Quant à la fameuse phrase à la fois autocritique et prétentieuse sur son talent et son génie, j’en donne la référence dans cette note : [19]. On peut dailleurs se demander si Wilde a mis tant de « génie » que ça dans sa vie, vu à quelle déchéance il s’est laissé entraîner par passion autodestructrice pour un être vil, Lord Alfred Douglas, qui lui a fait tant de mal. Il est vrai qu’il a dit celà au début de 1895, juste avant de basculer [20].


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[1]  Par exemple : « Les femmes nous inspirent le désir de réaliser des chefs-d’œuvre, et nous empêchent toujours d’y parvenir » (mot d’Alexandre Dumas fils cité et légèrement modifié par Wilde) ; « Lorsque les dieux veulent nous punir, ils exaucent nos prières » (adage antique cité par Wilde) ; « Le cynisme n'est rien d'autre que l'art de voir les choses comme elles sont plutôt que comme elles devraient être » (se trouve dans L’Œillet vert (1894), roman d’un ami de Wilde, Robert Smythe Hitchens, qui caricature sa relation avec Alfred Douglas) ; « Je ne remets jamais au lendemain ce que je peux tout aussi bien faire le surlendemain » (mot de Mark Twain en 1870, pas attribué à Wilde avant 1946) ; « La nouvelle génération est épouvantable, j’aimerais tellement en faire partie ! » (mot de Georges Feydeau à la fin de sa vie) ; « La sagesse, c'est d'avoir des rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue lorsqu'on les poursuit » (William Faulkner) ; « Je ne lis jamais un livre dont je dois faire la critique : on se laisse tellement influencer… » (dû à Sydney Smith) ; « Il faut viser la lune car même en cas d'échec on atterrit dans les étoiles » (création collective dont le jalon central est dû à Phileas Barnum) ; « Je pense parfois que Dieu, en créant l’homme, a quelque peu surestimé ses capacités » (mot très suspect, jamais référencé : la plus ancienne attribution à Wilde que j’aie trouvée est due au neveu d’Alfred Douglas, en 1949) ; « Les hommes célibataires devraient être plus lourdement taxés que  les hommes mariés. Ce n'est pas juste que des hommes soient plus heureux que  d'autres » (idem : pas d'attestation trouvée avant ce livre de 1949) ; « Pardon, je ne vous reconnaissais pas… j’ai tellement changé ! » (tout aussi suspect et jamais référencé non plus ; la plus ancienne attribution à Wilde semble dater de 1946, alors qu’on trouve le mot chez Émile Faguet en 1912) ; « Un véritable ami vous poignarde en face » (mot attesté seulement depuis 1955, attribué à Wilde depuis 1989) ; « Sois toi-même : tous les autres sont déjà pris » (création contemporaine, attestée à partir de 1999 ; possible déformation de  : « La plupart des gens sont des gens autres. Leurs pensées sont les opinions d’autres personnes, leur vie n’est qu’une copie, leurs passions, des citations » dans De profundis, Pléiade, p. 644) ; « Celui qui cherche une femme belle, bonne et intelligente, n'en cherche pas une mais trois » (création contemporaine) ; « Je ne veux pas aller au paradis. Aucun de mes amis n’y est » (idem) ; « Il ne faut pas se fier aux apparences. Beaucoup de gens n'ont pas l'air aussi bêtes qu'ils le sont réellement » (introuvable) ; « Je déteste les discussions, elles vous font parfois changer d'avis » (introuvable ; possible déformation de : « C’est une chose très dangereuse que d’écouter. Si l’on écoute, on court le risque d’être convaincu ; et un homme qui se laisse convaincre par un argument est une personne entièrement déraisonnable » dans Un mari idéal, Pléiade, p. 1347),  etc.

[2] Par exemple Aphorismes (Mille et une nuits, 1995) ou Les Pensées (Le Cherche-midi, 2000). Ce dernier a été réédité en 2010 sous le titre Pensées, maximes et anecdotes.

[3] On pourrait me reprocher d’avoir confondu indifféremment les paroles des personnages fictifs de Wilde, les énoncés qu’il a assumés en son nom (par exemple dans son essai L’Âme de l’homme sous le socialisme), les aveux privés de sa correspondance, et les boutades orales recueillies et divulguées par tel et tel confidents. Et certes, Wilde a plaidé pour l’irresponsabilité de l’artiste, allant même jusqu’à anticiper le Proust du Contre Sainte-Beuve en écrivant, dans l’essai susnommé : « Dire d’un artiste qu’il est morbide au motif qu’il traite de thèmes morbides est aussi stupide que de dire de Shakespeare qu’il est fou sous prétexte qu’il a écrit Le Roi Lear. » (p. 951). – Il y aurait cependant une grande mauvaise foi à me faire ce reproche, car si cette collection est exceptionnelle (au double sens du constat factuel et du jugement de valeur), c’est justement parce que, contrairement à tous les autres recueils d’aphorismes wildiens qui empilent pêle-mêle tout et n’importe quoi, celle-ci indique systématiquement la provenance de chaque phrase, et signale l’énonciateur fictif chaque fois qu’il y en a un. Mais plus fondamentalement, Wilde n’est pas du tout un créateur extérieur à ses créations, ni un démiurge polyphonique qui aurait créé des personnages puissamment individualisés et différents de lui : – a) La majeure partie des aphorismes ici recueillis sont censés être émis par des dandys cyniques et provocateurs qui, il faut bien l’avouer, sont quasiment interchangeables : Lord Henry Wotton dans Le Portrait de Dorian Gray, Lord Darlington dans L’Éventail de Lady Windermere, Lord Illingworth dans Une femme sans importance, Lord Goring dans Un mari idéal, Algernon dans L’Importance d’être constant (voire le prince Paul dans Véra ou les nihilistes). Et tous, dans leur identité foncière, incarnent non pas Wilde lui-même dans son entièreté, mais disons une part importante de Wilde. – b) Wilde a lui-même "recyclé" un certain nombre d’aphorismes d’une œuvre à l’autre, ce qui montre bien que le personnage qui les énonce n’est pas très important. Marie-Claire Pasquier, dans la notice de la Pléiade, dit plaisamment que Wilde, pour écrire ses quatre comédies, a tellement pillé Le Portrait de Dorian Gray qu’il aurait pu s’intenter à lui-même un procès pour plagiat (p. 1817). J’ai indiqué en note tous les doublons que j’ai pu repérer. – c) Les mêmes aphorismes ne passent pas seulement d’un personnage de dandy à un autre personnage de dandy, certains sont répétés d’une œuvre de fiction à un essai ou une plaquette de maximes. Telle idée paradoxale que Wilde fait dire à un de ses personnages, il peut la dire aussi lui-même… non pas forcément parce qu’il y croit totalement, mais plutôt parce qu’il assume la même pose que ses personnages. Ainsi cette collection montre l’unité foncière de l’œuvre de Wilde : même quand il se contredit, c’est toujours la même voix qui s’exprime. Il n’y a guère que le dernier Wilde, celui qui, ayant été transformé et brisé par la prison, ne produira plus que De Profundis et La Ballade de la geôle de Reading, qui change de vision du monde et se met à développer des idées que n’aurait pu assumer le Wilde de 1880-1895. – d) Une réserve toutefois : parmi les personnages débiteurs de maximes, il y en a un qui ne peut être assimilé aux autres, c’est l’Insigne Pétard, le protagoniste du conte du même nom (dans Le Prince heureux et autres contes) : ce personnage bouffi de prétention est une caricature du peintre James Whistler. Cependant ce conte très ambigu ne saurait se réduire à une pure charge vengeresse contre un ennemi personnel, et le fait que le personnage émette quelques purs « wildismes » invite à ne pas le considérer comment exclusivement négatif. Il me semble que, plus encore que Whistler, c’est lui-même que Wilde a caricaturé.

[4] Wilde était devenu un paria dans son pays, où presque personne ne l’a soutenu au moment de son procès ni après (même les jésuites de Londres refusèrent de l’accueillir à sa sortie de prison). Au contraire, l’opinion éclairée française a défendu sa cause et stigmatisé l’hypocrisie increvable de la perfide Albion. Bien entendu, la cause de Wilde n’était pas purement littéraire ni morale, et permettait de retourner aux Anglais les critiques que leur inspirait l’affaire Dreyfus. Voir Jacques de Langlade, La Mésentente cordiale. Wilde-Dreyfus, Julliard, 1994.

[5] Notamment Hugo, Edmond de Goncourt, Alphonse Daudet, Paul Bourget, Zola, Verlaine, Jean Moréas, le jeune Marcel Proust, Heredia, Catulle Mendès, Henri de Régnier, Remy de Gourmont, Jean Lorrain, etc, mais aussi des peintres comme Edgar Degas, Camille Pissaro ou Jacques-Émile Blanche.

[6] Voyez par exemple le chapitre XV du Portrait de Dorian Gray (p. 517-521).

[7] Voyez par exemple, dans Le Déclin du mensonge, son regard critique sur Maupassant, Zola, Alphonse Daudet et Paul Bourget (p. 779-780), ou son éloge de Balzac (p. 782). Dans les chroniques recueillies dans Aristote à l’heure du thé (Les Belles-Lettres, 1994), on trouve des comptes-rendus des Nouvelles promenades archéologiques de Gaston Boissier, d’une traduction de la correspondance choisie de George Sand, d’une traduction des chansons de Béranger et d’une traduction de quelques romans de Balzac : Wilde s’y montre un fin connaisseur de notre langue, capable de critiquer minutieusement les détails d’une traduction du français en anglais.

[8] Voir la thèse de Kelvin Hartley : Oscar Wilde. L’influence française dans son œuvre, Sirey, 1935.

[9] L'analogie entre les deux pactes magiques conclus par Raphaël de Valentin dans La Peau de chagrin et par Dorian Gray est trop évidente pour qu'on s'y attarde. Non moins évidente l'influence d'À rebours, que l'on reconnaît facilement dans la description du « livre jaune » envoyé par Lord Henry et dans lequel se plonge passionnément Dorian Gray à la fin du chapitre X (p. 469-470) pour en être ensuite profondément influencé. (Wilde le reconnut explicitement à son procès, et avant dans une lettre du 15 avril 1892 : Lettres, Gallimard, 1966, tome I, p. 381). Mais l'influence de Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier n'est pas moins flagrante. Quand on en lit certaines pages, par exemple l'apologie de l'inutile dans la préface (Pléiade Romans, contes et nouvelles, 2002, tome I, p. 227-233), ou l'hymne à la beauté à la fin du chapitre V (p. 322-328), et bien d'autres passages disséminés au début ou dans le cours du roman, on a l'impression de lire du Wilde, un Wilde que Gautier aurait plagié par anticipation, – pour reprendre ce plaisant concept de Borgès exploré par Pierre Bayard.

[10] Dans une interviou peu connue  accordée à son ami Robert Ross et publiée dans la St James’s Gazette le 18 janvier 1895 sous le titre « Mr. Oscar Wilde on Mr. Oscar Wilde : an interview », Wilde n’avoue que trois influences, en plus des Grecs et des Latins : John Keats, Flaubert et Walter Pater. Juste avant, il a effrontément nié toute influence sur lui des dramaturges de son temps, ne concédant que de l’intérêt pour Victor Hugo et Maurice Maeterlinck (voir E.H. Mikhail, Oscar Wilde. Interviews and Recollections, Macmillan, 1979, vol. I, p. 249). En vérité, l’influence de Hugo est sensible sur son théâtre, en particulier sur La Duchesse de Padoue (écrite à Paris entre février et mai 1883), et ses quatre grandes comédies sont fortement tributaires du théâtre français bourgeois : Dumas fils, Eugène Scribe, Émile Augier, Jules Lemaitre. Quant à sa Salomé, il va sans dire qu’elle n’aurait jamais été écrite sans Flaubert ni Huysmans.

[11] Dans une interviou publiée dans la Pall Mall Gazette le 29 juin 1892, « The Censure and Salomé », Wilde se montre très fier que sa pièce Salomé soit créée à Paris, « centre des arts, capitale artistique du monde », par Sarah Bernhardt, « sans conteste la plus grande comédienne qui soit » (en fait celà ne se fit que quatre ans plus tard, avec une autre actrice). Mais il est aussi furieux que l’imbécile censure anglaise s’apprête à interdire la représentation de sa pièce : « Si la censure refuse Salomé, je quitterai l’Angleterre et m’établirai en France, où je demanderai des lettres de naturalisation. Je n’accepterai pas de me dire citoyen d’un pays qui montre une telle étroitesse d’esprit dans ses jugements artistiques. » (interviou reprise dans Aristote à l’heure du thé, IV, 9, coll. 10/18 n°2991, 1998, p. 269).

[12] Voir le livre de Jacques de Langlade : Oscar Wilde écrivain français, Stock, 1975. C’est l'abrégé d’une thèse de doctorat soutenue à Paris-IV-Sorbonne l’année précédente : Oscar Wilde et la France.

[13] Le Portrait de Dorian Gray est disponible en Livre de poche, en Folio, en GF et en Pocket. Les principales pièces existent en Folio et en GF, ainsi que chez Actes sud (Quatre comédies, Babel n°862, 2008). Le recueil d’essais Intentions (qui compte Hugues Rebell parmi ses traducteurs) est sorti en 10/18 et en Livre de poche, en plus de la vieille édition Stock (Bibliothèque cosmopolite) et de l’édition séparée des deux principaux, Le Déclin du mensonge et La Critique créatrice, chez Complexe dans la collection « Le regard littéraire » (Le Déclin du mensonge est aussi proposé par Allia). De profundis existe en Livre de poche, en Folio et en GF. Je renonce à comptabiliser les éditions des contes, car étant facilement lisibles dès l’âge de dix ans, Le Fantôme de Canterville, Le Crime de Lord Arthur Savile et les autres – dont Le Prince heureux – ont suscité une myriade de publications pour la jeunesse.

[14] Il s’agit de la collection de petit format (17,5 cm sur 12,5), à couverture rigide toilée et papier bible, sorte de Pléiade à appareil critique quasi inexistant, qui propose aussi le Journal littéraire (en trois volumes) et les Œuvres de Paul Léautaud, ainsi que les Œuvres de Pierre Jean Jouve (un volume de prose et un de poésie), les Œuvres autobiographiques d’August Strindberg (en deux volumes), Le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier (en deux volumes), etc. Elle ne porte pas de nom à ma connaissance.

[15] Le recueil de chroniques publié sous le titre Aristote à l’heure du thé (Les Belles-Lettres, 1994, repris en poche 10/18 en 1998, puis dans « Les cahiers rouges » en 2010) n’est qu’une anthologie de chroniques, qui n’a même pas été intégré dans le volume de la Pléiade ni dans celui de la Pochothèque. Il y a encore beaucoup d’articles de Wilde jamais traduits en français ! Le traducteur de cette mince sélection, l’excellent Charles Dantzig, va jusqu’à dire dans sa préface, avec une exagération toute wildienne : « La littérature anglaise est la plus maltraitée des littératures étrangères en France. À cause de sa quantité. » Et il se justifie par ces exemples en effet accablants : « Quand on pense que tout Dickens n’est pas disponible, qu’il nous manque la moitié de Thackeray, les trois quarts de Marlowe, les quatre cinquièmes de Pope, sans doute tout Addison, et qu’on se demande s’il existe un seul Congreve dans les librairies, on voit que Wilde n’est pas à plaindre. » (p. 15-16).

[16] « Je n’ai jamais recherché le bonheur. Qui désire le bonheur ? J’ai recherché le plaisir. » (Portrait de Dorian Gray, chap. XVII, p. 537) ;  « On ne devrait vivre que pour le plaisir. Rien ne vieillit comme le bonheur » (Formules et maximes à l’usage des jeunes gens, p. 969) ; « Pas le bonheur ! Surtout pas le bonheur. Le plaisir ! Il faut toujours vouloir le plus tragique… » (propos oral rapporté par André Gide dans Oscar Wilde, II (1902), Pléiade Essais critiques, 1999, p. 845).

[17] « Il est toujours stupide de donner des conseils, mais donner un bon conseil est criminel » [It is always a silly thing to give advice, but to give good advice is absolutely fatal] (Le Portrait de M. W.H., chap. I, p. 196) ; « Toute influence est mauvaise, mais une bonne influence est ce qu’il y a de pire au monde » (Une femme sans importance, acte IV, p. 1318).

[18]  « Je ne tiens guère aux frères. Mon frère aîné refuse de mourir et mes frères cadets semblent ne faire que celà. » (Le Portrait de Dorian Gray, chap. I, p. 357) ; « Perdre l’un de ses parents peut être considéré comme un malheur… mais perdre les deux, celà ressemble à de la négligence. » (L’Importance d’être constant, acte I, p. 1453). C’est cette boutade qui est paraphrasée dans Vise-lune [Moonraker], un filme de la série James Bond 007 (1979) : dans l’une des premières séquences, le personnage du méchant Hugo Drax, joué par Michel Lonsdale, se moque des États-uniens en se référant explicitement à Oscar Wilde : « Perdre une navette spatiale, c’est de la malchance, en perdre deux, ça confine au jemenfoutisme. » Il n’y a rien de celà dans le roman de Ian Fleming, du reste très profondément transformé par le scénariste du filme.

[19]  Il s’agit d’une confidence faite à André Gide le 29 janvier 1895, alors qu’ils s’étaient fortuitement retrouvés en Algérie. Gide la rapporte une première fois dans une lettre à sa mère, le 30 janvier 1895, sous cette forme : « Mon génie, je l’ai mis dans ma vie ; je n’ai mis que mon talent dans mes œuvres. Je le sais, et c’est là la grande tragédie de ma vie. » (André Gide, Correspondance avec sa mère. 1880-1895, Gallimard, 1988, p. 590). Gide l’a ensuite publiée trois fois sous la forme : « J’ai mis tout mon génie dans ma vie ; je n’ai mis que mon talent dans mes œuvres », dabord en 1902 dans le préambule d’Oscar Wilde (Pléiade Essais critiques, 1999, p. 837) ; puis dans son Journal, à la date du 29 juin 1913 (Pléiade tome I, 1996, p. 747) ; et enfin (au discours indirect) en 1921 dans Si le grain ne meurt, II, 2 (Pléiade Souvenirs et voyages, 2001, p. 306). Dans une note de la section II de l’opuscule de 1902, il répète la formule dans une version légèrement différente : « Voulez-vous savoir le grand drame de ma vie ? C’est que j’ai mis mon génie dans ma vie ; je n’ai mis que mon talent dans mes œuvres. » (Pléiade Essais critiques, 1999, p. 846). C’est le prétexte à justifier ce qu’il a écrit p. 837 : « Wilde n’est pas un grand écrivain ». Gide constate l’infériorité de l’écrivain par rapport au causeur : « le meilleur de son écriture n’est qu’un pâle reflet de sa brillante conversation ». Chose étonnante – ou ordinaire –, le reproche qu’il lui fait revient sur lui comme un boumerangue : excès d’ « apprêt », abus de « préciosité », « prodigieuse surcharge de petits concettis », d’où un « chatoiement de la surface » « où l’émotion s’arrête », celà s’applique beaucoup plus aux récits de Gide qu’à ceux de Wilde !

[20] Mais Gide croit que Wilde a consciemment souhaité sa déchéance sociale : « Les paroles mêmes de Wilde […] témoignent d’une confuse appréhension, d’une attente d’il ne savait quoi de tragique, qu’il redoutait mais souhaitait presque, à la fois. "J’ai été aussi loin que possible dans mon sens, me répétait-il [le 29 janvier 1895]. Je ne peux pas aller plus loin. À présent il faut qu’il arrive quelque chose." » (Si le grain ne meurt ; Pléiade Souvenirs et voyages, 2001, p. 305). Gide avait été encore plus net en 1902 dans son opuscule Oscar Wilde, rapportant ceci, énoncé cette fois le 19 juin 1897 : « Naturellement je savais qu’il y aurait une catastrophe – celle-là, ou une autre, je l’attendais. Il fallait que celà finisse ainsi. Songez donc : aller plus loin, ce n’était pas possible ; et celà ne pouvait plus durer. » (Pléiade Essais critiques, 1999, p. 848). Rappelons que Lord Queensberry, le père d’Alfred Douglas, avait publiquement accusé Wilde de « poser au sodomite », mais que celui-ci aurait pu laisser passer l’orage, au besoin en retournant séjourner en France. L’Importance d’être constant venait de connaître un démarrage triomphal, et le scandale pouvait être rapidement étouffé. Or, mû par une étrange pulsion suicidaire, et malgré les sévères mises en garde de tous ses amis, et prenant le contrepied de ses principes constamment affirmés dans ses livres, Wilde choisit de contre-attaquer en portant plainte en diffamation contre Queensberry, dont il demandait l’arrestation immédiate. Naturellement, Queensberry n’eut pas trop de mal à produire des témoignages attestant de l’homosexualité de Wilde. Il fut donc lavé de l’accusation de diffamation, et c’est Wilde qui se retrouva condamné à deux ans de travaux forcés pour « sodomie », selon la loi anglaise de l’époque. Cette affaire donne à songer : quand un accusé se mue en accusateur et prend des risques énormes d’être confondu, il ne faut pas y voir une preuve irréfragable d’innocence. On pourrait même dire, au contraire, que quand on a eu un comportement criminel, il y a une certaine cohérence à avoir ensuite un comportement insensé…