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19.06.2017

JEAN GIRAUDOUX, TROP BRILLANT, TROP NAUSÉABOND

Giraudoux            J'ai rassemblé une petite collecte d’aphorismes de Jean Giraudoux (1882-1944), un des écrivains les plus français qui soient, avec Ronsard, La Fontaine, Marivaux, Voltaire, Cocteau, peut-être Léautaud.
 
                   « Nul moyen, sinon par barbarie, de résister au sourire de Giraudoux » [1], disait André Gide. Voilà une petite preuve supplémentaire que notre époque est saturée de barbarie, car la résistance au sourire giralducien est la norme. On ne lit plus guère ses romans, encore moins ses essais dont le rassemblement en Pléiade a été discrètement mais honteusement annulé [2], et de son théâtre on ne retient guère que deux ou trois pièces, plus admirées de loin que réellement fréquentées. Giraudoux ? Tiens !, ainsi que Paul Guimard intitulait, il y a près de trente ans, son exercice d’admiration, petit essai qui ne semble guère avoir eu d’effet (Grasset, 1988). Tiens, oui, quelle drôle d’idée que de lire Giraudoux : trop brillant, trop précieux, trop rhéteur, trop amateur de paradoxes… peut-être tout simplement trop littéraire ?

            Et puis, attention aux complaisances funestes : Giraudoux dégage des odeurs nauséabondes ! L’emprise du politiquement correct est tellement forte dans les esprits contemporains que c’est tout juste si La Guerre de Troie n’aura pas lieu – qui en plus d’être un chef-d’œuvre est aussi un très éloquent plaidoyer pour la paix [3] –  ne pèse pas moins lourd que sa phrase sempiternellement citée, ce dérapage irrattrapable : « nous sommes pleinement d'accord avec Hitler pour proclamer qu'une politique n'atteint sa forme supérieure que si elle est raciale » [4]. Vous pouvez bien avoir donné tous les gages possibles de pacifisme et d’humanisme : si vous avez eu le malheur de prendre au sérieux la notion de race, vous en garderez un stigmate d’infamie qui fera de vous à jamais un infréquentable, un complice du Mal, un partisan de l’ignoble.

           Pourtant Giraudoux n’est pas un pur racialiste à l’allemande. Il admet que la race française est un composé, il pense que le problème est de « constituer, au besoin avec des apports étrangers, un type moral et culturel » [5], il montre une certaine inconséquence en critiquant le slogan « La France aux Français » et un grand idéalisme en défendant le droit d’asile [6]. Mais il fait surtout preuve d’un immense bon sens – un bon sens qui est devenu tout simplement criminel aux yeux de la mentalité droidlomiste – en posant ces idées élémentaires :
                    1) La France suppose le Français, c’est-à-dire un certain type ethnique qui n’est pas indifférent, qui n’est pas indéfiniment plastique, qui n’a pas vocation à se transformer radicalement.
                 2) Ce type devant être préservé à peu près tel quel, il est possible (voire nécessaire tant que nous n’avons pas fait remonter notre taux de natalité) d’enrichir la France par un petit apport d’étrangers au type proche du nôtre (c’est-à-dire des Européens), mais il serait suicidaire de permettre un afflux massif d’étrangers au type très différent (c’est-à-dire des Arabes, des Noirs, des Asiatiques).
                      3) Faire de la population française une question politique, c’est aussi poser le problème de la qualité physique et morale des Français, c’est avoir le souci de leur santé, de leur hygiène, de leur durée de vie, mais aussi de leurs capacités et de leur beauté. C’est pourquoi tous les immigrés ne sont pas uniformément acceptables : nous devons choisir ceux qui nous ressemblent et nous plaisent, nous devons rejeter sans faiblesse aveugle et délétère ceux dont la laideur, l’immoralité, le comportement incivil, les aptitudes médiocres, ne sont pas désirables.

         Ces trois considérations de bon sens, je le répète, sont devenues impensables dans la France contemporaine, ce pays qui applaudit à sa propre disparition, comme peu de pays l'auront fait dans l'histoire. Peut-être même sont-elles passibles des tribunaux. Aussi Giraudoux, cet oiseleur, n'est-il plus perçu que comme un pestiféré, et son œuvre, comme une trop jolie façade dissimulant une fosse à purin. Voyez par exemple la notice de Wikipédia : elle est composée de trois sections biographiques et d’une quatrième qui pose la question qui fâche : « Giraudoux antisémite et raciste ? ». C’est à croire que Giraudoux n’a jamais abordé d’autres thèmes, que toute sa pensée tourne autour de cette question, que toute son œuvre ne mérite d’être étudiée que sous cet angle ! Cette section d’une vingtaine de lignes, le quart de la notice, s’orne de pas moins de vingt-sept notes référentielles (!), qui donnent à penser que, depuis trente ans, la recherche universitaire ne s’intéresse plus à Giraudoux que pour y scruter ses symptômes de racisme et d’antisémitisme. Il est sans doute vain de rappeler que pendant plus d’un demi-siècle, des années 30 aux années 80, les études sur l’œuvre et la pensée de Giraudoux ne voyaient pas là matière à analyse. Sartre et Claude-Edmonde Magny préféraient discuter son aristotélisme et sa préciosité… Plus encore, voyez la thèse majeure de René-Marill Albérès : Esthétique et morale chez Jean Giraudoux (Nizet, 1970). Il s’y attarde sur l’esthétique cosmique, sur la morale spinoziste et stoïcienne, sur la dualité, sur l’esthétique adamique, sur les mythes dramatiques, sur la crise morale, sur les problèmes de l’amour et du couple, sur la morale platonicienne… mais ne voit pas qu’il y ait rien à dire sur le racisme ou l’antisémitisme. Dans les quelques pages où il traite de Pleins pouvoirs (p. 467-476), il n’a trouvé que deux thèmes à explorer : le machinisme (Giraudoux n’est pas loin du Bernanos de La France contre les robots, ça c’est moi qui l’ajoute), et l’urbanisme, d’où un rapprochement avec La Folle de Chaillot, dont il est encore plus question que de Pleins pouvoirs dans ces quatre sections du chapitre 30. Albérès aurait été bien étonné de lire la notice de Wikipédia dans son état actuel, tellement symptomatique de notre fixette sur le racisme.  [7]

          Triste époque que celle où la seule valeur qui compte, chez les blancs, est la phobie du racisme c’est-à-dire, en fin de compte, le dégoût des blancs…

 

 

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[1] Cette formule de Gide est souvent citée à propos de Giraudoux, par exemple dans le petit livre de Chris Marker, Giraudoux par lui-même (Seuil, 1952, p. 174), ou comme conclusion de la quatrième-de-couverture de la monumentale biographie de Jacques Body : Jean Giraudoux, Gallimard, 2004. Elle provient de « Tombeau de Jean Giraudoux », un article d'hommage posthume paru dans L’Arche en mars 1944 (repris dans la Pléiade Essais critiques, 1999, p. 915-917, la formule est page 916). Gide, quoiqu’il ne l’admire pas sans réserves, se flatte d’avoir salué Giraudoux dès son premier livre (Provinciales), en 1909. Il souligne, ce qui est presque un cliché, le caractère essentiellement français de Giraudoux : « Le génie même de la France respirait en Giraudoux », et « … un des plus exquis, des plus féconds et des plus importants représentants de l’art français dans ce qu’il a de plus prenant et de plus irremplaçable ».

[2] À la fin de l’introduction générale des Œuvres romanesques complètes (tome I, 1990, page XXXIX), Jacques Body écrit : « Nous l’avons considéré [le récit des Hommes-tigres] comme une œuvre de témoignage plus que d’imagination, et nous la placerons après les récits de guerre et avant les écrits intimes et les essais sur la littérature, l’art, le sport et la politique, dans un dernier volume de la Bibliothèque de la Pléiade qui sera, lui aussi, riche de pages méconnues, voire oubliées, sinon même inédites, au côté de titres éclatants : Lectures pour une ombre, Amica America, Adorable Clio, Le Sport, Les Cinq tentations de La Fontaine, Pleins pouvoirs, Littérature, Visitations. Ce sera, après le Théâtre complet réédité en 1987 et les deux volumes des Œuvres romanesques complètes que voici, le quatrième et dernier tome des œuvres de Jean Giraudoux. » Et il récidive au début de la « Note sur la présente édition », page LXXVII : « Notre édition rassemble, en deux tomes, toutes les œuvres narratives de Jean Giraudoux […] – à l’exclusion des récits de guerre (Lectures pour une ombre, Amica America, Adorable Clio) et des écrits intimes (dont Portugal et Souvenir de deux existences) qui paraîtront dans un dernier volume avec les écrits sur la littérature, sur l’art et l’urbanisme et sur la politique : notamment Les Cinq tentations de La Fontaine, Littérature, Or dans la nuit, Visitations, Pour une politique urbaine, Pleins pouvoirs, Armistice à Bordeaux, Sans pouvoirs. » Or, vingt-sept ans plus tard, rien n’est venu, et il semble même qu’il ne faille plus s’attendre à rien voir venir. En effet, un blogueur qui s’est spécialisé dans les parutions à venir de la Pléiade a personnellement contacté Jacques Body : « Ce quatrième tome n’est absolument pas en préparation. Projet abandonné. » L’absence de ce tome des essais de Giraudoux est une tache sur le catalogue de la Pléiade  (de même que celle du tome II des essais de Montherlant, indéfiniment reporté, ou du tome III du nouveau Vigny, ou du tome III des Œuvres diverses de Balzac, ou des tomes IV et V de la poésie de Hugo…), et pas seulement parce que plusieurs des titres qu’il devait contenir sont difficiles à trouver : l’œuvre de Giraudoux est une, ses essais fournissent un éclairage indispensable sur ses romans et ses pièces. L’annulation de ce projet formellement annoncé est un véritable scandale. Qu’est-ce qu’on attend pour clouer Hugues Pradier au pilori, après l’avoir enduit de goudron et de plumes !

[3] Au point que Claudel, dont certes la pondération et la largeur de compréhension ne sont pas les qualités dominantes, a pu écrire dans son Journal : « Cette apologie de la lâcheté et de la paix à tout prix est répugnante. » (26 novembre 1935 : Pléiade tome II, 1969, p. 115). Et quelque admiration que je puisse avoir pour la pièce, je dois bien avouer que, une fois n’est pas coutume, elle m’inspire aussi la même réaction qu’à Claudel…  — On notera que, sept mois plus tôt, Giraudoux avait écrit un bel article pour critiquer l’Académie française d’avoir refusé d’élire Claudel, scrutin en quoi il voyait une faute sociale qui remettait en cause le principe même de toute élection : « Paul Claudel et l’Académie », repris dans  Littérature, III, 4, Gallimard, coll. Idées n°136, 1967, p. 137-140. — Il est juste de signaler que Claudel, comme Gide, se fendit d’un article d’hommage posthume : « Adieu à Giraudoux », publié le 9 février 1944 dans Candide (qui le lui avait demandé) et repris dans le recueil Accompagnements (Pléiade Œuvres en prose, 1965, p. 571-574). À vrai dire, Claudel y évoque surtout le collègue diplomate et l’homme, se contentant d’une brève allusion à ses livres et son théâtre. Il n’y a qu’un seul texte sur lequel il s’attarde, et j’ai plaisir à recopier son jugement, pour faire écho aux miennes petites considérations qui suivent : « Ce regard juste n’était pas étroit, et il était capable de larges aperçus. Cette vive intelligence qui s’amusait aux détails, savait remonter aux causes. Le livre Pleins pouvoirs qu’il publia quelques mois avant la guerre actuelle est l’un des jugements les plus raisonnables et les mieux justifiés qui aient été portés par un expert sur les tares d’un régime qui s’abandonne, il serait plus exact de dire : qui s’avachit. C’est un document d’un intérêt capital et durable. » (p. 573).

[4] Pleins pouvoirs (1939), II ; repris dans De Pleins pouvoirs à Sans pouvoirs, Gallimard, 1950, p. 52.

[5] Ibid., p. 53.

[6] Ibid., p. 48-49.

[7] J’avais déjà fait la même observation sur la notice de Wikipédia consacrée à Paul Léautaud : conformément à la névrose contemporaine, elle contenait une section importante sur ses idées antisémites et réactionnaires, mais laissait dans l’ombre des pans de sa personnalité autrement plus importants, en particulier ses rapports avec les femmes et son amour pour les animaux. (Elle a été complétée depuis.)

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