23.08.2019
L'IMPOSTURE MICHEL FOUCAULT VUE PAR JEAN-MARC MANDOSIO
Jean-Marc Mandosio, Longévité d’une imposture. Michel Foucault, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2013
J’ai un goût coupable pour les pamphlets iconoclastes. Quand j’en trouve un, il est rare que je ne le place pas aussitôt dans les premières places de mon programme de lectures, alors que tant d’œuvres de premier plan végètent depuis tant d’années dans les profondeurs du classement… C’est ce qui est arrivé une fois de plus avec Longévité d’une imposture. Michel Foucault de Jean-Marc Mandosio, dont la première publication en français date de janvier 2008.
Je n’ai jamais vraiment compris la vogue incroyable de Michel Foucault, qui ne semble pas s’épuiser trente-cinq ans après sa mort [1]. Il est évident pour moi que ce n’est pas un philosophe mais un historien : qu’il s’intéresse à la folie, à la clinique, aux sciences de l’homme, à la prison, à la sexualité, il l’aborde sous un angle historique, il fait le tour de la documentation sur son sujet, il interprète des « archives », il proclame se livrer à une « archéologie » ou se faire « généalogiste », et c’est avec une parfaite honnêteté qu’il intitula sa chaire du Collège de France « histoire des systèmes de pensée ». Certes, sa manière d’aborder ses sujets et d’exposer ses résultats ne ressemble pas tout-à-fait à la manière classique de l’histoire des idées, des mentalités et des institutions (sauf peut-être dans sa dernière somme, plus académique par le style comme par la démarche), et l’on peut juger avec J.-M. Mandosio que cette manière originale, n’étant qu’extravagance, contresens, torsion des faits, incohérence et poudre-aux-yeux, le condamne plus qu’elle ne le valorise. Cependant, quoi qu’on en pense, il reste plus proche des historiens que des philosophes, car il ne cherche pas à répondre aux grandes questions intemporelles qui sont le propre de la philosophie [2]. Ses œuvres ont évidemment des implications philosophiques, mais, après tout, celles de Gibbon, de Michelet et de Lucien Febvre également. Aussi, en toute logique, n’auraient-elles pas dû avoir plus de retentissement que celles de Paul Hazard, de Louis Chevalier, de Jean-Pierre Vernant, de Pierre Hadot et quelques autres professeurs du Collège de France. Passe encore que, de son vivant, sa personnalité ait eu un impact médiatique particulier. Mais maintenant ? Son succès persistant, et étonnamment international, est-il dû uniquement à une certaine faction ultra-gauchiste, obsédée par le « genre » et l’emprise omniprésente du « pouvoir » sur toutes les « minorités », donc concernée au premier chef par les thèmes de ses livres et les thèses qu’il y soutient, faction qui finira bien par devenir résiduelle, – ou bien l’œuvre de Foucault pourra-t-elle vraiment nourrir l’honnête homme de tout bord pendant des siècles, à l’instar de celles de Platon, Montaigne, Spinoza, Kant et (je m’avance !) Bertrand Russell, Karl Popper ou Clément Rosset ? Je penche pour la première hypothèse, mais ce n’est pas une opinion définitive…
J’ai donc lu avec gourmandise Longévité d’une imposture. C’est un pamphlet de la meilleure encre. Il m’a fait penser à Jean-François Revel : même façon de s’attaquer aux vaches sacrées et de dégonfler les baudruches, même exigence de clarté, même intolérance à l’égard de l’enflure, de la prétention, de l’obscurité, mêmes jugements vigoureux, mêmes petites touches d’ironie mordante. Longévité d’une imposture pourrait faire office de complément à Pourquoi des philosophes ?
Cet opuscule (110 pages en format poche) a néanmoins les limites de tout pamphlet : c’est qu’il ne traite que rapidement et superficiellement son sujet. C’est pourquoi il n’a quasiment aucune chance d’ébranler ceux qui sont profondément engagés en foucaldie, lesquels riront de voir qu’on s’imagine balayer une œuvre importante et complexe avec quelques phrases supposées sans réplique. On pourrait même presque dire que l’examen critique de l’œuvre de Foucault n’a pas lieu. L’Histoire de la folie est expédiée en une page (p. 12-13)
: J.-M. Mandosio se contente de renvoyer à Claude Quétel et à Marcel Gauchet/Gladys Swain, sans daigner exposer, même sommairement, en quoi la thèse de Foucault est invalide (à plusieurs reprises, il renvoie aussi au livre de José-Guilherme Merquior, Foucault ou le nihilisme de la chaire). L’Archéologie du savoir n’a droit qu’à une phrase (p. 26) : il s’agit d’un « laborieux effort », « retranscrit dans une pénible prose », qui « tente d’assouplir, sans grand résultat » la notion d’épistémè. Rien sur des textes secondaires comme le Raymond Roussel ou la conférence « Qu’est-ce qu’un auteur ? », rien non plus sur les textes majeurs que sont Surveiller et punir et Histoire de la sexualité : ce dernier ouvrage est même presque salué, au moins par contraste, dans une note de bas-de-page (p. 104) où Mandosio reconnaît que Foucault a mis huit ans pour en achever les tomes II et III parce qu’il a enfin voulu mener une recherche érudite sérieuse plutôt que de briller par son style plein d’esbroufe. Le lecteur en déduira que ces ouvrages gardent une certaine validité, ou en tout cas que Mandosio n’a rien de décisif à leur objecter. C’est qu’il concentre son tir sur Les Mots et les choses, dont la démolition (p. 15-26) constitue la majeure partie du premier chapitre, « De l’histoire comme fable conceptuelle » : les trois épistémès par lesquelles Foucault découpe la culture occidentale ne tiennent pas la route, elles sont rigides, arbitraires, définies a priori, fondées sur un savoir ostentatoire mais lacunaire, et en plus sans aucune originalité. Cette « fable conceptuelle » non seulement n’éclaire rien, mais elle constitue même un véritable obstacle épistémologique qui brouille la compréhension des époques considérées.
Car Mandosio ne se contente pas de détruire Foucault, il s’attaque aussi à ses épigones : une étude italienne sur « ésotérisme et politique en France au XVIIIe siècle » (p. 26-29), une édition du traité de la peinture d’Alberti (p. 30-33), un programme officiel du C.N.R.S. (p. 33-34), puis, à la fin du second chapitre, le « Parti imaginaire » et sa revue Tiqqun (p. 83-90). Quatre documents dont il cite des extraits afin de montrer à la fois leur imprégnation foucaldienne et leur absurdité, celle-ci découlant largement de celle-là. Je ne condamne pas par principe l’idée de passer de Foucault aux foucaldiens, et de montrer au lecteur les ravages intellectuels dûs à la foucaldite. Le texte proprement dit est dailleurs suivi d’un complément, ou appendice, daté d’août 2008 et intitulé Foucaultphiles et Foucaulâtres (p. 93-110) : Mandosio y ridiculise deux livres encore tout frais, D’Après Foucault : gestes, luttes, programmes de Philippe Artières et Matthieu Potte-Bonneville, et Foucault : sa pensée, sa personne de Paul Veyne, plus, en post-scriptum, un article de Stéphane Legrand paru dans Le Monde pour saluer la parution du dernier tome des cours du Collège. Mais là encore, que ce soit dans le texte principal ou dans l’appendice, on ne s’élève pas au-dessus de la polémique la plus superficielle. Une étude (critique ou neutre) sur l’influence de Foucault, voilà qui serait intéressant. Or pour qu’elle soit significative, il faudrait qu’elle soit vaste (ou exhaustive sur un secteur limité) et approfondie : celà seul nous prouverait que l’influence de Foucault est globalement négative, et que les concepts fallacieux qu’il a mis en circulation ont durablement brouillé la compréhension de notre passé. Mais que valent quelques sarcasmes, même bien envoyés, contre trois ou quatre articles que personne ne connaît ? Un échantillon aussi étroit ne démontre rien du tout, et on se demande même si ce ne serait pas du remplissage, un expédient pour dissimuler que l’auteur n’avait pas l’énergie ou la compétence pour produire une réfutation détaillées des thèses de Foucault lui-même. Ces critiques envoyées contre une poignée d’épigones, même pertinentes, ne peuvent convaincre que les foucaldophobes déjà convaincus. Les foucaldophiles auront beau jeu de brandir des exemples opposés pour montrer que leur grand homme a eu une influence très positive. Et les esprits non prévenus savent bien que tous les plus grands penseurs traînent à leur suite un troupeau d’imitateurs, qui les singent risiblement, et qui ne portent pas atteinte à leur œuvre. Les disciples passent, le maître reste. Et de fait, Foucault n’a pas influencé que des Judith Butler, des David Halperin ou des Éric Fassin : lui sont aussi redevables des chercheurs honorables et intéressants comme Paul Veyne, Arlette Farge ou Roger Chartier. Le livre refermé, on se souvient de ce que l’auteur a écrit page 23 : « Foucault applique la recette traditionnelle de l’essayisme dans le goût français : revisiter de façon "brillante" des lieux communs en faisant primer la rhétorique sur l’exactitude », et on se dit que Mandosio n’a fait lui aussi qu’appliquer cette recette, en proposant un pamphlet brillant et percutant plutôt qu’une réfutation complète et minutieuse, – telle que celle que René Pommier a consacrée au Sur Racine de Roland Barthes. À peu près tout ce qu’il dit se trouvait déjà chez Merquior et quelques autres, mais il le présente sous une forme beaucoup plus accessible et séduisante.
Cependant Longévité d’une imposture n’est pas constitué que du premier chapitre et de l’appendice. Il y a aussi un second chapitre, « Les aventures de la pratique », et celui-ci est beaucoup plus intéressant (à défaut d’être plus original).
Là, Mandosio s’attache essentiellement aux Dits et écrits, le recueil des intervious et articles de Foucault, et survole la quinzaine d’années qui va de la fin des années 60 au début des années 80 (p. 38-83). Le nerf de sa démonstration est l’incohérence profonde de Foucault, qui n’a cessé de tenir des propos ou de prendre des positions publiques totalement incompatibles avec les thèses de ses livres. Mais plus encore, Mandosio montre que Foucault fut quelqu’un d’essentiellement opportuniste, qui aura toujours fait en sorte de se placer dans l’air du temps. C’est l’idée qui m’a le plus frappé dans ce pamphlet, et celle à laquelle je vais le résumer dans mon souvenir. J’avoue que cet opportunisme foncier de Foucault ne m’était pas apparu à la lecture (il y a presque vingt-cinq ans) de la biographie de Didier Éribon [3]. Avec l’âge, mieux on a trouvé sa ligne, moins on se sent indulgent à l’égard de ceux qui en changent constamment, et plus on voit du pur carriérisme dans ce qu’on a le front de nous justifier comme de la souplesse d’esprit et de l’adaptation à l’époque… Et le dossier de la sinuosité foucaldienne est accablant, même si Mandosio ne fait que l’esquisser à grands traits. Dans les années 60, Foucault mène une carrière universitaire classique, assortie de postes institutionnels. Il déclare faire du structuralisme, mot à la mode, alors que dix ans plus tard il soutiendra qu’il n’a jamais eu aucun rapport avec. Après mai 68, il devient très gauchiste, recrute des marxistes à Vincennes, ce qu’il critiquera ensuite. Il fait l’apologie de la spontanéité des masses, de la dictature sanglante du prolétariat et de la justice populaire, croyant comme tout-le-monde en la culpabilité du notaire dans l’affaire de Bruay-en-Artois [4]. Il préconise en 1973 de s’allier au prolétariat, proclamant que le savoir ouvrier est plus complet que le savoir des intellectuels. Quelques années plus tard, il invente la figure de « l’intellectuel spécifique » qui intervient dans le débat public au nom de son expertise (tout en continuant à pétitionner sur des sujets auxquels il ne connaissait pas grand-chose, sur le modèle sartrien). En 1977, il salue les Nouveaux philosophes (qu’il critiquera ensuite), fait l’éloge de Maurice Clavel et d’André Glucksmann, qui ne correspondent pas du tout à ce modèle de l’intellectuel expert. En 1978, il s’enthousiasme pour le soulèvement iranien contre le régime du Chah, se laisse berner comme un bleu par les mollahs en affirmant qu’il n’y aura pas de gouvernement Khomeyni, fantasme sur la valeur politique de la spiritualité. Puis il soutient les dissidents d’U.R.S.S., s’affiche avec Yves Montand et Simone Signoret, collabore avec Bernard Kouchner pour monter des interventions humanitaires. Après mai 1981, il soutient le gouvernement socialiste, auquel il fait de discrets appels d’offre de collaboration, rêve d’être nommé ambassadeur ou directeur général de la Bibliothèque nationale. En 1984, il taxe de stérilité constitutive l’ensemble des partis politiques, et pose les fondements d’une nouvelle déclaration internationale des droits de l’Homme. En somme, Foucault aura toujours senti les courants porteurs de son temps, et toujours cherché à conforter son audience en faisant entendre à un certain public de gauche ce qu’il souhaitait entendre, quitte à renier effrontément ses propres principes. Quand on se souvient qu’un de ses principaux disciples, François Éwald, est passé du maoïsme au M.E.D.E.F., devenant théoricien du « risque » à la façon des « entrepreneurs » et de leur patron Ernest-Antoine Seillière, on se dit que, si le sida ne l’avait pas fauché, il n’est pas invraisemblable que Foucault se fût mis à critiquer sévèrement les socialistes mitterrandiens, eût redécouvert vers 1986 les vertus du libéralisme tout en misant à fond sur les droits de l’Homme, se fût fait le grand théoricien de la défense des immigrés et le thuriféraire de Jean-Paul II [5], eût soutenu avec Bourdieu les grévistes de l’automne 1995, eût justifié l’intervention états-unienne de 2003 en Iraq (comme Kouchner, Glucksmann, Romain Goupil, Pascal Bruckner, etc), avant peut-être de trouver des mérites à Sarkozy en 2007 et à Macron en 2017… (Né en octobre 1926, il pourrait être encore vivant : Maurice Blanchot est mort à 95 ans, et Maurice de Gandillac, à 100 ans.) Je recopie la conclusion de Mandosio sur ce point, sévère mais juste : « Le principal talent de Foucault aura sans doute été de donner une forme philosophico-littéraire aux lieux communs d’une époque. […] En bon écrivain postmoderne appliquant avec zèle les règes du marketing des idées, Foucault s’adapte constamment à la tendance du jour, mais son discours ne cesse jamais d’être réversible, si bien qu’il se réserve toujours la possibilité de s’en démarquer et de proclamer sa singularité. Il est structuraliste sans l’être tout-à-fait ; il flirte avec les maoïstes sans se confondre avec eux ; il soutient brièvement les "nouveaux philosophes" avant de les lâcher… De même, dans La Volonté de savoir (1976), il prend ses distances à l’égard de l’idéologie de la "libération sexuelle" qui fait alors fureur, avant de faire l’éloge du "mode de vie homosexuel" californien, fondé sur l’hédonisme pur et la sexualisation à outrance ». (p. 82).
Toute la question est de savoir combien de temps on s’intéressera (et pas en tant que simple « archive ») à celui qui fut, pendant une vingtaine d’années, le parfait miroir de son temps, dans combien de temps on cessera de voir en lui autre chose que ce miroir de son temps. Après tout, Hugo, Zola et Sartre ont aussi épousé et résumé à leur façon quelques décennies d’histoire de France. Mais à côté des Actes et paroles, des articles d’Une campagne et de La Vérité en marche, des Situations, il y a des œuvres. Dans le cas de Sartre philosophe, il y a au moins L’Être et le néant, une œuvre philosophique importante, quoi qu’on en dise. Y a-t-il chez Foucault une œuvre comparable, qui pose une philosophie avec la même force et la même intemporalité que L’Être et le néant, ou que Le Monde comme volonté et comme représentation, Tractatus logico-philosophicus ou Théorie de la justice ? Qu’est-ce qui fait de l’Histoire de la folie à l’âge classique une œuvre incomparablement supérieure à, par exemple, la thèse de Jean-Marie Fritz, Le Discours du fou au Moyen-Âge ? De Les Mots et les choses une œuvre très au-dessus de La Crise de la conscience européenne de Paul Hazard ? De Surveiller et punir une œuvre d’une toute autre portée que Classes laborieuses et classes dangereuses de Louis Chevalier ? De l’Histoire de la sexualité une somme qui écrase Le Pain et le cirque de Paul Veyne ou la Paideia de Werner Jaeger (dont les tomes II et III n’ont toujours pas été traduits en français) ? Pourquoi ces quatre œuvres de Foucault seraient-elles lues plus durablement et plus fécondément que celles auxquelles je les compare ? Voilà ce que j’aimerais qu’on m’explique.
Le reproche le plus important qu’on puisse faire au livre de Jean-Marc Mandosio, en fin de compte, c’est qu’il ne tient pas la promesse de son titre, qu’il ne cherche même pas à suivre le programme de celui-ci. Longévité d’une imposture, celà oriente le propos non pas sur les faiblesses des livres et des thèses de Foucault, mais sur le succès posthume du foucaldisme.
Celui-ci est un phénomène incontestable, voire massif. Foucault est (nous dit-on) l’auteur de sciences humaines le plus cité dans le monde. De fait, il suffit de consulter la bibliographie de sa notice sur Wikipédia pour voir le nombre impressionnant de livres qui lui ont été consacrés depuis trente ans, et il doit y en avoir encore bien plus en langue anglaise. Mandosio lui-même constate ces nombreuses manifestations intellectuelles qui donnent une importance de poids à Foucault (note 27, page 13). Alors, si celui-ci n’a rien de valable ni d’original à nous offrir, pourquoi tant d’universitaires l’étudient-ils et se réfèrent-ils à lui ? Est-il simplement porté par la vague de la « French Theory », c’est-à-dire la vulgate structuraliste dans laquelle on l’a aggloméré avec Lacan, Derrida, Deleuze, Baudrillard, Julia Kristeva et quelques autres ? Mais celle-ci est en reflux aux É.-U.A., et en France, elle était déjà passée de mode dès la fin des années 70. Mandosio se contente de quatre observations en guise d’introduction (p. 7-10) : – Les idées de Foucault sont moins délirantes que d’autres et concernent des thèmes intéressants ; – son argumentation et son statut institutionnel lui donnent une apparence de sérieux ; – il a la réputation d’avoir révolutionné tout ce dont il a traité ; – ses thèses et son militantisme en font une référence « rituelle » pour une certaine ultra-gauche. Après quoi, il estime réglée la question des causes du succès de Foucault et n’y reviendra pas, même quand il attaquera quelques-uns de ses sectateurs : obnubilé par leur emphase et leurs erreurs, il ne cherchera jamais à comprendre pourquoi il sont tellement fascinés par Foucault. Ces quatre constats, énoncés rapidement, sont beaucoup trop légers pour tenir lieu d’explication, et une fois la lecture du pamphlet achevée, si on a été convaincu on se retrouve effaré qu’une imposture aussi énorme ait pu tromper tant de gens, mais on ne comprend pas pourquoi cette imposture est si longue et si forte. D’où une intense frustration : on n’a qu’un pamphlet, un texte plaisant et incisif qui s’apparente plus à un article qu’à un vrai livre [6]. On a l’imposture sans la longévité.
Dernière remarque : ce texte de Jean-Marc Mandosio aurait gagné en clarté si l’auteur avait clairement expliqué d’où il parle. S’il veut en finir avec le foucaldisme, c’est au nom de quoi ? Et pour le remplacer par quoi ? On aurait mieux compris et accepté tous ses coups de griffe si ce qui les justifie avait été nettement déclaré pour tout-le-monde. Il y a sans doute en France un petit groupe de gens qui suivent de près toutes les publications de « l’encyclopédie des nuisances » et pour qui les avatars du situationnisme n’ont aucun secret. Mais le lecteur qui n’en a qu’une idée approximative est un peu déconcerté par cette façon de tirer à vue, comme dans une baraque foraine, sur toutes les références de la gauche. En effet, on découvre au fil du pamphlet que les pairs de Foucault ne valent pas mieux aux yeux de l’auteur : dès la première page, Derrida et Deleuze/Guattari sont vus comme des auteurs de « conceptualisations gratuites » et délirantes, « pour ne rien dire des althussériens, que personne ne lit plus aujourdhui, ni des seconds couteaux tels que Jean-François Lyotard ou Alain Badiou » (p. 7). Mais bien qu’il rejette lui aussi la « French Theory », Mandosio ne doit pas être confondu avec La Pensée 68 de Ferry et Renaut, livre qu’il qualifie d’ « inepte » (p. 15) [7], et du reste il parle du premier comme « l’insignifiant Luc Ferry, qui n’est plus considéré comme un philosophe que dans les médias et dans les cabinets ministériels » (p. 100). Habermas est vu comme « héritier un peu mollasson de l’École de Francfort », et Slavoj Zizek comme l’auteur d’ « inepties rémunératrices » (p. 94). Le groupe de Tiqqun et Julien Coupat sont massacrés sur sept pages et demie (p. 83-90), carnage qui semble bien englober deux de leurs références, Giorgio Agamben (p. 88) et Guy Debord (p. 84). On aurait aimé que l’auteur explicitât son jugement sur ce dernier, car n’est-il pas le père fondateur du situationnisme ? Il y aurait pourtant beaucoup à dire contre Guy Debord, et tout aussi bien sous cette enseigne de la « longévité d’une imposture » ! Il y a un doute sur Toni Negri : qu’il soit mentionné à côté de Foucault et Deleuze/Guattari semble avoir valeur de condamnation (p. 9), mais qu’il soit aussi signalé comme « éminemment méprisable » par Tiqqun (p. 84-85) aurait-il valeur de réhabilitation ?? Enfin c’est Mehdi Belhadj Kacem qui est renvoyé au néant (p. 91). On se souvient d’une page où Mandosio a déploré que Foucault, si prolixe dans la critique du système pénal, n’avait finalement rien de concret à proposer quand la possibilité de le réformer s’est montrée (p. 65), et on se dit que, symétriquement, Mandosio n’a rien ni personne à proposer pour mettre à la place de Foucault et du foucaldisme. Sauf peut-être un nom, le seul à bénéficier en passant d’une remarque très brève mais incontestablement positive : George Orwell (p. 94). C’est léger… Au fait, s’il est orwellophile, Mandosio serait-il aussi michéaphile ?
À vrai dire, il y a encore un nom qu’il donne en bonne part : c’est Jaime Semprun, mentionné p. 11 parmi les détracteurs précoces de Foucault, puis honoré par une longue citation du Précis de récupération p. 57-58. Or ce qu’il n’ajoute pas, c’est que Jaime Semprun est le fondateur des Éditions de l’Encyclopédie des nuisances… c’est-à-dire l’éditeur du pamphlet de Mandosio ! Quand on vient de lire la dénonciation d’une doctrine faussement subversive comme moyen d’améliorer sa situation sociale, avec toutes les petites complicités carriéristes que ça suppose (p. 83 et 95), on ne peut que sourire devant cette façon d’adresser un secret coup de chapeau à son éditeur !
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[1] Elle a connu récemment une consécration stupéfiante par la sortie de deux volumes rassemblant ses œuvres principales dans la Pléiade, en novembre 2015. Décidément, la Pléiade dirigée par Hugues Pradier ne cesse de nous consterner.
[2] On notera que, chez Gallimard, ses grands ouvrages ont été édités (ou réédités pour l’Histoire de la folie) dans la « Bibliothèque des Histoires » (couverture à caractères rouges clairs et marrons). Sauf Les Mots et les choses et L’Archéologie du savoir, sortis en 1966 et 1969 sous la couverture de la « Bibliothèque des Sciences humaines » (caractères rouges foncés et verts), mais c’est parce que la « Bibliothèque des Histoires » n’existait pas encore, ayant été créée en 1971. Aucun de ses ouvrages n’est paru dans la « Bibliothèque de Philosophie » (caractères bleus clairs et gris), comme ceux de Sartre et d’Heidegger.
[3] Il y aurait beaucoup à dire contre l’auteur des Réflexions sur la question gay, qui s’est fait il y a quelques années le parrain des affreux et odieux Édouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie (il est même devenu, selon l’état-civil, le… mari de ce dernier). Il lui sera toutefois beaucoup pardonné pour ses livres d’entretiens avec Dumézil, Lévi-Strauss et Ernst Gombrich, et son livre de défense du premier nommé. Quoiqu’il ait des idées détestables sur presque tout, il n’est pas incapable de rigueur ni d’honnêteté. Et Mandosio doit reconnaître que ce thuriféraire de Foucault, l’un des plus enthousiastes pour ses idées politiques, est aussi l’auteur d’un « travail biographique exemplairement informatif et scrupuleux » (p. 105).
[4] J’ai depuis longtemps le projet de revenir un jour sur cette affaire exemplaire, qui est ou aurait mérité d’être l’affaire Dreyfus de la gauche. Que la mémoire publique ne l’ait pas reconnue comme telle montre bien l’emprise écrasante de la gauche dans la classe médiatico-intellectuelle. Mandosio : « On voit ici le fossé entre les grands discours de Foucault et son attitude lorsqu’il se trouvait confronté à un cas concret. Il se contenta dans cette affaire de hurler avec les loups, en vrai "compagnon de route" des maoïstes. (À la fin de sa vie, il mentira effrontément en déclarant que la "justice populaire" lui était toujours apparue comme quelque chose de "dangereux".) » (p. 51).
[5] Pourquoi celui qui a avoué sa fascination pour Khomeiny ne se serait-il pas mis à trouver des vertus sublimes à Jean-Paul II ? « En orientant ses recherches, dans L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, vers le stoïcisme antique et le christianisme primitif, Foucault a confirmé que sa théorie de la "production de subjectivité" n’avait rien d’une libération ou d’une émancipation au sens où on l’entend généralement. On peut même voir en lui un penseur du "retour du religieux" – parfaitement en phase, une fois de plus, avec la sensibilité du temps. » (p. 81).
[6] Et de fait, il a dabord été oublié comme article d’une revue espagnole, puis en tant que chapitre d’un recueil d’articles, D’or et de sable. C’est seulement deux ans après qu’il est sorti en tant que livre autonome, sans doute pour obtenir plus de retentissement.
[7] À ce propos, je m’étonne beaucoup qu’il cite, apparemment pour le reprendre à son compte, un jugement d’Éribon qui m’avait paru un énorme sophisme quand je l’ai lu. Exposant l’activité institutionnelle de Foucault au milieu des années 60, soulignant sa participation aux réformes gouvernementales, le biographe conclut que tout celà « ridiculise totalement les essayistes qui ont voulu dénouer dans les ouvrages publiés par Foucault dans les années soixante les schèmes fondateurs d’une "pensée 68" étroitement corrélée avec les évènements du même nom. » (p. 38-39). Or il n’y a qu’Éribon qui se ridiculise ici, et Mandosio avec lui, car on n’est pas forcément l’homme de ses livres. On peut discuter et de la pertinence du concept de « pensée 68 », et de l’appartenance de Foucault à cette pensée, mais certainement pas arguer de la biographie de Foucault pour nier tout rapport entre cette pensée et ses livres. Que Foucault, à titre personnel, ait accepté d’être juré au concours de l’E.N.A. et sous-directeur de l’enseignement supérieur au ministère de l’Éducation nationale (cette dernière nomination ne se concrétisa pas), qu’il fût en Tunisie pendant tout le mois de mai 1968, celà n’empêche absolument pas ses livres de participer d’une certaine pensée anti-humaniste que l’on peut, certes rapidement, placer sous l’enseigne de mai 68. C’est comme si on exonérait les pamphlets de Céline de tout antisémitisme sous prétexte que, pendant l’Occupation, il n’a pas participé directement au génocide et a même critiqué à la fois Vichy et les nazis. Ou comme si on soutenait que les publications de l’abbé Raynal et du baron Grimm n’ont en rien fait le lit de la Révolution, sous prétexte qu’ils n’y ont pas directement participé et l’ont même critiquée.
17:29 Écrit par Le déclinologue dans Livres, Problématiques sexuelles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-marc mandosio, michel foucault, longévité d'une imposture, encyclopédie des nuisances, foucaldisme, jaime semprun, george orwell, didier éribon, collège de france, philosophie, les mots et les choses, dits et écrits, opportunisme, intellectuels, jean-françois revel, paul veyne, french theory, gallimard, bruay-en-artois, pensée 68, pourquoi des philosophes, situationnistes, tiqqun, luc ferry |
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