23.10.2025
QUE FAIRE FACE AUX OSTROGOTHS ET AUX BYZANTINS ? (LYON SPRAGUE DE CAMP, DE PEUR QUE LES TÉNÈBRES)
Lyon Sprague de Camp, De peur que les ténèbres (1941) – Lest Darkness Fall, lu dans l’édition NéO, 1983, traduction de Christian Meistermann
C’est un voyage dans le passé qui dérive en uchronie. Un jeune archéologue états-unien, Martin Padway, qui fait une thèse de doctorat sur une fouille au Liban, se trouve à Rome vers 1938. À peine un historien italien lui a-t-il fait part de sa théorie des histoires parallèles qu’ont pu créer des gens tombés dans le passé, que, visitant le Panthéon, le voilà à son tour précipité dans l’Antiquité. (L’auteur s’est judicieusement abstenu de donner la plus petite explication à cet évènement fantastique, unique dans le roman. Il est dailleurs curieux que ce livre soit rangé dans le vaste secteur de la science-fiction car, mis à part cet évènement et la donnée qui en résulte : un homme vit dans une époque en étant nanti de connaissances très avancées, notamment sur le futur proche, il relève plutôt du roman historique.) Sprague de Camp a choisi une période originale, qui à vrai dire ne fait même pas partie de la culture de l’honnête homme, l’Italie de la première moitié du sixième siècle : son personnage se retrouve en 535, sous le règne du roi ostrogoth Théodat ou « Thiudahad » (neveu de Théodoric le Grand), tandis que Justinien est l’empereur de Byzance.
Par son style tout d’action et de dialogue (je l’ai lu exceptionnellement vite), c’est un roman qui vise plus un public populaire que des lettrés. Les descriptions sont minimalistes : l’auteur cherche infiniment moins à charmer l’imaginaire visuel du lecteur par des décors splendides ou saisissants, qu’à le distraire en lui racontant les tribulations d’un héros plongé malgré lui dans un monde étranger et redoutable. Et cependant, malgré ce parti-pris démagogique, il semble que Sprague de Camp ait pris le temps de se documenter sur cette période très mal connue. Du haut non pas de mon érudition (puisque j’en sais encore très peu sur l’époque de Justinien), mais de mon bon sens historique, je n’ai relevé aucune erreur qui m’ait indigné. De nombreux détails m’ont étonné, certes, mais comme dans la plupart des romans historiques : je les ai justifiés soit par la nécessaire invention de tout romancier obligé de décrire des situations très concrètes, soit par mon ignorance.
Ce qui m’a choqué, c’est que le personnage trouve en lui des ressources invraisemblables. Pour gagner sa vie, Padway décide de monter une distillerie afin de vendre du brandy. Le voilà donc qui récupère des tuyaux de cuivre pour fabriquer un alambic. Un peu après, il fabriquera une imprimerie afin de commercialiser des livres et des journaux. Puis il fabriquera encore des arbalètes et des longues-vues. Certes, il échouera à mettre au point une horloge et un canon à poudre explosive (p. 198-199), mais enfin je ne peux croire qu’il y ait beaucoup d’étudiants en archéologie proche-orientale qui aient aussi des compétences d’ingénieur, et soient capables, eux tout seuls, dans un monde pré-industriel, de réaliser un alambic et une imprimerie, sans conseils, sans documentation, sans rien. Moins énorme mais un peu problématique quand même, il se souvient excellemment de son Procope : bien que le narrateur prétende le contraire au début, on voit au fur et à mesure que Padway retrouve des souvenirs très précis de cet historien antique, puisqu’il est capable de savoir à l’avance, de façon très exacte, quels évènements vont se dérouler, où et quand. Il aurait été pourtant très simple de le désigner dans l’introduction comme un spécialiste des premiers siècles de Byzance, la suite eût été parfaitement naturelle. Mais parmi les jeunes archéologues qui font des fouilles au Liban (p. 5), il y en a beaucoup qui ont en tête le déroulé précis des évènements de 535-537 en Italie, vraiment ? Qu’ils soient incollables sur le déroulé des guerres médiques, de la guerre du Péloponnèse, de la vie d’Alexandre, des guerres puniques, du siècle de Cicéron, César et Pompée, du règne d’Auguste et de celui de Néron, oui, je veux bien (le contraire serait même effroyable, vu que c’est la base de la culture antique, ce que nous ont transmis les grands historiens grecs et romains), mais sur le roi ostrogoth Théodat, son successeur Vitigès, la reine Matasonte, le pape Silvère et le général Bélisaire…
(Au fait : depuis quelques années, les archéologues voient dans l’année 536 la pire de toute l’histoire humaine car, sans doute en raison d’une explosion volcanique, il y eut un très net refroidissement climatique [1]. Mais celà n’apparaît pas du tout dans ce roman… alors que pourtant, Procope avait bien signalé que le soleil resta terne, comme obscurci par une éclipse permanente, toute l’année ! Pourquoi Sprague de Camp n’a-t-il tenu aucun compte de cette particularité non négligeable ? Il n’a pas su comment l’intégrer à son récit, il voulait trop que tout y fût à peu près normal ? Ou alors, moins bon lecteur que son héros, il n’a pas fait attention à cette information en lisant Procope ? [2])
Cependant le vice fondamental de ce roman, à mes yeux, c’est que l’auteur a centré son histoire sur un personnage extrêmement creux, un pur homme d’action, un personnage qui réfléchit très peu (sinon pour décider comment agir au mieux) et médite encore moins. Padway a beau se plaindre très souvent d’être épuisé par ses activités débordantes, aspirer à reprendre sa vie d’études et de réflexions, il n’empêche qu’il se jette à corps perdu dans cette action tout au long du roman. En bon États-unien, il est très pragmatique, il ne songe qu’à gagner un revenu, il se métamorphose instantanément en entrepreneur qui mène des affaires dans plusieurs domaines. Dailleurs, son meilleur ami, qui le suit du début à la fin, est un banquier ! (On notera aussi qu’au tout début, sa maîtrise du latin classique lui donne une légère difficulté face au latin de l’Antiquité tardive, mais il s’y accoutume très vite et Sprague de Camp ne s’intéressera pas à cet aspect, considérant au bout de quelques pages que son personnage n’a plus aucune difficulté à comprendre les Italiens ni à s’en faire comprendre. Tout juste mentionne-t-il de temps en temps que Padway est plongé dans une société en quelque sorte bi-ethnique et bilingue, à la fois latine et gothe. Ses lecteurs n’auraient sans doute pas apprécié de se voir infliger de complexes considérations linguistiques.) Si ce personnage avait été foncièrement un intellectuel, et qui plus est un historien (comme moi), à peine catapulté en 535, ce qui aurait dû le posséder tout entier, c’est la curiosité. Il n’aurait pas été très préoccupé par ses moyens de subsistance, il se serait mis au service d’un riche notable pour manger à sa faim, et il n’aurait eu de cesse que de regarder autour de lui, que d’écouter ses nouveaux contemporains, que de comprendre ce monde à la fois un peu familier et terriblement étranger, que de rectifier les erreurs de ses anciens collègues historiens du temps "présent". Pris de vertige devant cette expérience unique, il se serait adonné à la rédaction d’un ouvrage inouï, Le VIe siècle vu de l’intérieur par un homme du XXe siècle, des milliers de pages pour explorer ce décalage fascinant au dernier degré. Sprague de Camp songe bien à lui faire faire une visite à la bibliothèque Ulpienne au bout de cinq semaines (p. 46), il s’émerveille d’y découvrir des ouvrages disparus depuis longtemps, mais celà ne dure qu’une page et il reprend aussitôt sa vie sociale et économique. La différence entre De peur que les ténèbres et la façon dont j’aurais traité le même sujet montre l’abîme entre Sprague de Camp et moi. Ce qui intéresse celui-ci, c’est de plaire à un public populaire aimant les romans d’action, en répondant à la question : « Comment un États-unien du XXe siècle peut-il vivre et agir dans l’Italie du VIe siècle ? » ; ce qui m’aurait intéressé, c’est de me plaire à moi-même (et aux gens dans mon genre) en répondant à la question : « Comment un historien du XXe siècle réagirait-il s’il se retrouvait plongé au VIe siècle ? ».
Les dix-huit chapitres auraient pu être scindés en deux parties. Dans une courte première moitié, Padway est un pur civil, qui mène ses affaires pour essayer de se tailler une situation confortable, tout en se tenant le plus possible à l’écart des conflits qui minent cette société où il a été plongé malgré lui. Le ton de cette partie est discrètement humoristique (il n’y a pas une recherche ostensible des effets comiques, comme dans Un Yanqui à la cour du roi Arthur de Mark Twain), et on peut y voir une légère satire de cette société assez confuse et très aveugle. Certes, il est toujours plaisant de lire un récit qui nous fait sourire en racontant des situations cocasses, mais celà a créé en moi un léger malaise, ou un mélange de déception et de frustration : car si j’étais brusquement envoyé à Rome en 535, rire est la dernière idée qui me viendrait à l’esprit, tellement je serais dévoré à la fois par la surprise de voir des choses que je n’imaginais pas, et par l’affliction de voir ces gens ne pas se rendre compte qu’ils se laissent glisser dans une décadence déjà très avancée et qui va devenir encore plus dévastatrice. (Si je prenais le parti d’en rire, alors ce rire serait l’expression d’un désespoir total, d’une résignation quasiment suicidaire devant l’impossibilité d’enrayer le cours de l’Histoire). À partir du chapitre VIII, Martin Padway est obligé de se mêler à la politique : il a été arrêté, il sait que le conflit avec l’empire byzantin va fracturer encore plus la société italique, il s’accable de voir les militaires assez bornés et le roi Thiudahad totalement incompétent (c’est un lettré ridicule qui ne s’intéresse qu’au savoir et laisse ses conseillers gouverner à sa place). Quoiqu’il n’ait aucune ambition personnelle, le désir à la fois de protéger sa propre situation et d’enrayer les désastres à venir l’amène à prendre des responsabilités de plus en plus importantes. Le roman devient une uchronie, car Padway, qui, grâce à ses souvenirs de la lecture de Procope, sait ce qu’il va se passer, fait en sorte que l’Histoire se déroule différemment. Il sauve la vie de Thiudahad, le remet sur le trône en capturant son usurpateur Vitigès, devient son « questeur » (de fait, c’est lui qui gouverne l’Italie au nom de Thiudahad), remporte deux batailles contre les Impériaux de Justinien, fait élire un brave noble goth comme nouveau roi à la place du détestable Thiudégiskel (fils de Thiudahad devenu fou), etc.
Cette seconde partie est à mes yeux beaucoup plus intéressante que la première (car tout ce qui concerne la politique et la grande Histoire me retient infiniment plus que les bricolages techniques et les entreprises commerciales), mais elle ne m’a pas emballé. Sprague de Camp s’est bizarrement laissé emporter par la narration interminable et très confuse de deux batailles, qui auraient dû être résumées en quelques lignes : une première près de Frégelles contre Bélisaire (p. 140-148), une seconde près de Bénévent contre Jean le Sanglant, en mai 537 (p. 225-237) : ses lecteurs étaient à ce point avides de récits purement militaires ? Surtout, son approche est beaucoup trop superficielle et anecdotique. Sans être totalement absentes, les réflexions de Padway sur les enjeux politiques, sociaux, culturels, civilisationnels, restent très sommaires. À la place, on a un chapitre entier (le XII, p. 166-178) sur la reine Mathaswentha, alias Matasonte, petite-fille de Théodoric le Grand, à qui il a pu éviter in extremis un mariage forcé avec Vitigès : chapitre à teinte érotico-sentimentale, dans lequel Padway, amoureux, envisage de l’épouser (et donc de devenir roi), avant de se rendre compte que c’est une barbare, exigeant de faire tuer tous ceux qui sont en travers de son chemin, et qui lui attirerait ainsi beaucoup d’ennuis. Considération intéressante sur l’écart des mentalités, mais traitable en une page, ce qui nous aurait épargné une dérive vers une facile littérature sentimentalo-populaire. À la fin, Padway décrète l’abolition du servage dans l’Italie du sud, dans le but de gonfler les effectifs de ses maigres armées par des milliers de gens du peuple, libres et propriétaires, motivés par la défense de leur propre terre (alors qu’ils se fichaient bien de devoir obéir à un maître « goth » ou à un maître « byzantin », leur servitude restant identique). C’est là une très profonde révolution sociale (que même Napoléon n’a pas ôsée dans la Russie de 1812), qui aurait mérité d’être analysée pendant plusieurs dizaines de pages, mais que Sprague de Camp expédie en quelques lignes rapides (au moins a-t-il l’honnêteté de signaler que, sur un plan strictement militaire, la mesure est d’une efficacité très limitée).
On notera que dans le dernier chapitre (p. 239), Martin Padway, qui a signé une alliance avec le royaume wisigoth d’Hispanie, a tout simplement programmé… de monter une expédition maritime au départ de Lisbonne pour traverser l’Atlantique… parce qu’il a besoin de fumer du tabac !!! Cette plaisanterie n’est pas drôle du tout, et il n’est même pas sûr que Sprague de Camp ait consigné celà avec une intention humoristique. Padway considère que l’Italie est désormais sur de bons rails, que la civilisation va progresser, que « les ténèbres sont conjurées » (derniers mots du livre), donc que sa tâche est terminée et qu’il peut se consacrer à nouveau à sa mesquine vie privée. C’est dire si ce personnage n’a pas la tête politique et que c’est pour tout dire un médiocre et un petit esprit. L’archéologue semble mort en lui, puisqu’il n’est jamais traversé par l’idée de profiter de son transfert dans cette époque pour se lancer à la découverte de tout ce que les historiens du XXe siècle sont condamnés à ignorer et qui se trouvait encore à sa portée. Je doute que Sprague de Camp se moque des limites effarantes de son personnage, j’ai plutôt l’impression qu’il le voit comme un États-unien ordinaire, qu’il offre à ses lecteurs pour qu’ils puissent se reconnaître en lui, et qui correspond à peu près à sa propre personnalité.
Un des écueils qui guettaient l’auteur, c’était de rendre l’États-unien du XXe siècle trop supérieur aux hommes de l’Antiquité, de faire du récit une promenade de santé dans laquelle l’homme moderne, fort de ses connaissances techniques, aurait insolemment mis les Anciens le nez dans leur ignorance, avec la même réussite qu’un Martien ou un magicien en visite sur la Terre. Sprague de Camp a eu clairement le souci d’éviter celà : il insiste beaucoup sur les erreurs de son personnage, lui attribue deux échecs sans retour (l’horloge et les canons), souligne fréquemment ses maladresses, ses fâcheries évitables avec tel ou tel personnage secondaire, etc. Néanmoins, le dernier tiers est une suite étourdissante de succès qui met l’Histoire dans le bon sens : même si Padway court de grands périls pour ménager le suspense romanesque, il parvient à les éviter de peu et, la chance étant avec lui, il atteint ses objectifs. Il y a là un optimisme énorme qui laisse dubitatif, pour ne pas dire incrédule. On ne croit pas du tout qu’il fût si facile de redresser la décadence de la civilisation antique, encore moins que l’intromission de nouvelles techniques avec mille ans d’avance marcherait très bien.
À ce sujet, autant Sprague de Camp ne convainc pas en faisant fabriquer à son personnage des alambics, des imprimeries, des arbalètes et des longues-vues, autant il a eu l’excellente idée de lui faire introduire des innovations non techniques réalisables à n’importe quelle époque : la numérotation indienne (dite arabe) qui rend l’arithmétique tellement plus facile que la numérotation romaine, la comptabilité en partie double qui rend plus sûr le budget d’une entreprise, la société par actions qui permet de mobiliser des capitaux de plusieurs sources, le télégraphe « Chappe » sans fil (certes dépendant des longues-vues). Mais il ne veut faire qu’un petit roman d’action au rythme rapide et au ton un peu badin, il ne s’attarde pas sur l’effet produit dans le monde méditerranéen par l’introduction de ces innovations, dont chacune aurait pu donner lieu à un copieux chapitre. C’est un modeste romancier qui veut dépayser ses lecteurs, ce n’est pas un philosophe de l’histoire de la civilisation qui veut rivaliser avec Spengler et Toynbee. Dans le même esprit, Padway révèle la force gravitationnelle au roi Thiudahad, qui est toqué d’astronomie, mais celà ne dépasse pas le simple paragraphe humoristique (p. 164, plus trois lignes p. 186), alors que le surgissement de la physique de Newton sous Justinien, c’était là encore une énormité qu’on pouvait suivre, même de façon romanesque, sur au moins cinquante pages.
Toutes ces critiques, qui soulignent le caractère terriblement limité d’un petit roman distrayant qui gâche un sujet prodigieux, méritaient que je lui accordasse seulement deux étoiles sur cinq. Et cependant je lui en ajoute une troisième, pour au moins trois éléments qui élèvent très méritoirement le niveau de cette gentille fiction.
Dabord, le choix géopolitique et même civilisationnel du héros. Pour ma part, étant un admirateur presque fanatique de l’empire romain, je vois le règne de Justinien comme le chant du cygne, le dernier coup d’éclat de cette fabuleuse épopée historique. En effet, environ cent-cinquante ans après le partage définitif, à la mort de Théodose, de l’empire romain d’Occident et de l’empire romain d’Orient (395), Justinien parvient (notamment grâce à Bélisaire) à (re)conquérir, contre les rois barbares, la côte illyrienne, l’Afrique du nord, la Bétique et toute l’Italie. Il lui manque certes la majeure partie de l’Hispanie et de l’Illyrie, la haute vallée du Danube, les Gaules et la Grande-Bretagne, mais enfin il a pendant quelques années les quatre cinquièmes du pourtour méditerranéen, et donne l’impression que la reconstitution complète de l’Empire est en marche. Donc si j’étais, comme Martin Padway, envoyé en 535, mon premier réflexe serait assurément de jouer la carte de Justinien, et de mettre tout mon savoir au service de sa grandiose ambition impériale. Or Padway fait le choix inverse, et je dois bien admettre que son analyse est très défendable (voir notamment p. 123 et 129). Les Ostrogoths n’étaient pas si barbares que ça, leur grand roi Théodoric était lui aussi possédé par l’idéal de la grandeur de Rome, leurs élites admiraient la culture romaine, se la sont appropriée et s’attachaient à la maintenir (comme le montre caricaturalement le grotesque Thiudahad). L’Italie ostrogothique de 535, certes très diminuée par rapport à ce qu’elle était deux siècles plus tôt, et afortiori quatre siècles plus tôt, avait encore assez belle allure. Or c’est un fait que les vingt ans de « guerre gothique » qui ont été nécessaires à Justinien pour la conquérir, par-delà quelques gros revers, vont la dévaster en profondeur, ce qui l’offrira dès la fin du siècle à l’invasion des Lombards, peuple beaucoup plus barbare que les Ostrogoths et qui la plongera dans les siècles très obscurs du haut Moyen-Âge. En outre, cette conquête de l’Italie ne servira en rien l’empire byzantin, puisque celui-ci ne pourra pas la conserver : vingt ans après la mort de Justinien, ses successeurs en auront perdu les deux tiers, et deux siècles après, il n’en restera plus à Byzance que quelques morceaux dispersés. On peut même se demander si cette éphémère conquête n’aura pas été fort nuisible à l’empire byzantin, en éparpillant ses forces, en dégarnissant l’est, donc en le rendant vulnérable à son principal ennemi, l’empire perse sassanide (ce qui, après un siècle d’affaiblissement mutuel, les livrera tous les deux à la fulgurante conquête des cavaliers arabo-musulmans). Ainsi le choix d’aider les Ostrogoths, en écrasant l’armée byzantine qui les envahissait, était doublement judicieux : non seulement pour maintenir un certain niveau de civilisation en Italie, mais aussi pour obliger l’empire byzantin à se recentrer sur lui-même, à ne pas disperser ses armées et ses ressources vers des conquêtes intenables, à concentrer son effort sur son grand ennemi, à surveiller ce qui se passera bientôt en Arabie (« afin que cette calamité soit arrêtée à sa source », p. 241). J’avoue que, impressionné par l’image du grand Justinien, je ne m’étais jamais fait ces réflexions, mais que Sprague de Camp m’a convaincu.
Ensuite, au fil des anecdotes amusantes et superficielles qui nous sont racontées, un constat d’ensemble s’impose : les gens sont tellement bêtes, paresseux, cupides, corrompus, aveugles, crispés sur leurs haines personnelles, accrochés obsessionnellement à leurs petits avantages égoïstes à court terme, dédaigneux des réformes bénéfiques sur le long terme à la société entière (quelle formidable actualité celà prend-il en 2025 !), qu’il est à peu près impossible de redresser une société qui se délite à grande vitesse. Certes, le personnage y parvient en à peine deux années, mais c’est parce que nous nous sommes dans un roman populaire où tout est facile parce que tout est décidé par un romancier états-unien qui veut plaire à son lectorat et répandre un message d’optimisme, digne de la mythologie américaine. Mais, soit par finesse soit seulement pour ménager des scènes amusantes (?), cet auteur nous a montré, presque à chaque page, tant de personnages murés dans leurs habitudes ou leurs croyances absurdes [3], rétifs à la nouveauté, refusant toute perte de profit, concernés uniquement par leur sort, incapables de réfléchir à l’intérêt général, qu’on est bien obligé d’en conclure qu’un personnage plus réaliste que son Martin Padway, même nanti du prodigieux savoir que lui a donné le XXe siècle, n’aurait rien pu faire pour enrayer la décadence de l’Antiquité tardive, pour améliorer la productivité, pour répandre des connaissances éclairées, pour empêcher ces tueries permanentes qui faisaient de la société un chaos intégral. Par exemple, on voit les guerriers goths très brutaux, impulsifs, prêts à dégainer leur épée au moindre coup de sang, avides de se comporter en farouches bêtes de guerre pour effrayer l’ennemi. Bref, tout l’opposé de l’implacable discipline du légionnaire romain qui a conquis le monde (et dont l’armée byzantine est la digne héritière, voir p. 142). Padway a tout-à-fait conscience que ces excités, ne songeant qu’à tirer une gloriole de leur éclatante bravoure, peuvent faire très mal à l’ennemi pendant un instant, mais que sur le long terme, on ne peut rien faire avec une pareille horde sauvage, si loin de ce que doit être une armée organisée. Il crée une académie militaire afin de former des officiers (p. 185-186), mais on n’y croit pas : c’est la société tout entière qui devra changer de mentalité ; celà prendra des générations, et à condition qu’une élite consciente du but à atteindre garde une ferme mainmise sur le corps social. Plus nettement encore : à la bibliothèque Ulpienne, Padway fait la connaissance de Cornélius Anicius, un patricien érudit (p. 48-49). Mais c’est une caricature de lettré du Bas-Empire [4], prisonnier d’une culture très artificielle, qui se détourne de Padway aussitôt qu’il apprend que celui-ci fait du commerce. Il rate donc la grande rencontre de sa vie, qui lui aurait apporté des révélations extraordinaires, à cause de ses préjugés. Cependant Anicius a une fille très belle et très intelligente, Dorothéa. Padway va souvent lui rendre visite, ils se plaisent beaucoup mutuellement, et il envisage donc de l’épouser. Mais à la dernière page, une des plus belles scènes du livre ruine cet espoir. En effet, Padway va la voir, et cette fois elle explose de fureur contre lui : « Visqueux personnage ! Nous sommes devenus tes amis et tu nous ruines ! Le cœur de mon pauvre père est brisé ! Et maintenant tu viens jubiler, je suppose ! Espèce de porc ! […] Je sais que c’est toi qui as donné cet ordre illégal d’émanciper les serfs de Campanie. Ils ont brûlé notre maison et les affaires que j’y gardais depuis que j’étais petite, ils les ont volées… […] Sors d’ici ! Je ne veux plus te revoir ! Il te faudra une escouade de tes soldats barbares pour pouvoir rentrer ici ! Sors ! » (p. 242). Elle sait que son ami, époux virtuel, est rien de moins que le gouverneur de l’Italie romaine et le double vainqueur des Byzantins, et que c’est aussi « Martinus le Mystérieux », un homme étonnant capable d’inventer des machines prodigieuses et de deviner l’avenir, mais non, rien ne compte plus à ses yeux que la perte de cette maison de Campanie et de campagne (car sa résidence principale est évidemment à Rome). Niveau zéro de la réflexion politique et sociale, incapacité totale à s’élever au-dessus de sa petite richesse familiale. Padway en tire une juste et triste moralité : « La moindre action importante finissait toujours par blesser quelqu’un ». On voit que ce petit roman distrayant, qui semble la plupart du temps très artificiellement optimiste, peut aussi délivrer d’amères leçons sur l’humanité.
Enfin il y a un troisième élément, moins important que les deux précédents, mais auquel je ne suis pas insensible. Lyon Sprague de Camp était un rationaliste, on pourrait même dire un zététicien, chose pas si courante aux E.U.A. Hostile aux religions et aux croyances fumeuses en la magie, il a écrit quelques ouvrages de vulgarisation où il se moque des néo-évhéméristes qui attribuent la construction des pyramides aux extraterrestres et où il défend l’évolutionnisme darwinien. Dans De peur que les ténèbres, il n’accorde pas beaucoup d’importance à la religion (et c’est une critique qu’on pourrait lui faire). Plus exactement, il signale souvent que les personnages secondaires ont des croyances très prégnantes, mais on suit de bout en bout Martin Padway, qui pour sa part veut rester totalement à l’écart des querelles là-dessus. Quand on l’interroge sur son obédience, pour dissimuler son agnosticisme (p. 27, voir aussi p. 101), il répond qu’il est « congrégationaliste », terme qui curieusement ne suscite pas de curiosité, alors qu’il est incompréhensible pour tous ceux qui l’entendent. Il est vrai qu’il ajoute en général que celà le rend proche des arianistes. Ce qui m’a plu à ce sujet, c’est que les rares fois où il est question de celà, Martin Padway (et donc Lyon Sprague de Camp derrière lui), refuse les croyances extrêmes et souligne que l’intolérance, donc la propension au massacre, est proportionnelle à l’intensité de la foi. C’est dailleurs l’une des raisons pour lesquelles il prend le parti des Ostrogoths contre les Byzantins : les premiers sont beaucoup plus tolérants que les seconds, déjà très prompts à exterminer les minorités hérétiques (il faut dire que les Ostrogoths sont en quelque sorte obligés d’être tolérants puisque, arianistes, ils sont minoritaires dans une Italie majoritairement orthodoxe ; à l’inverse, voir notamment p. 37, où un orthodoxe déclare carrément que devoir regarder les autres sectes « faire leurs petites affaires sans être inquiétées », c’est très exactement être persécuté !). J’ai relevé avec plaisir, tout comme la pique contre l’islam citée ci-dessus, cette petite phrase insolente à la Gibbon : « L’Âge de la Foi, mieux connu sous l’appellation d’Âge des Ténèbres, approchait » (p. 55). Bref, il en va de ce sujet comme des autres : je reproche à Sprague de Camp de l’avoir traité de manière superficielle et anecdotique, alors qu’il appelait une réflexion et des développements très approfondis, et néanmoins je pense qu’il a choisi le bon camp.
Une dernière observation. Le personnage de Martin Padway est, à maints égards, caricaturalement états-unien : débrouillardise, sens pratique, optimisme, esprit d’entreprise, vocation capitaliste, manque de finesse dans les relations humaines et inaptitude à la vie sentimentale [5], obsession de l’Amérique et du tabac, relatif dédain de la vieille Europe et de ses mythes, progressisme impénitent… et sens de la manipulation médiatique. Non seulement il crée la presse, ce qui lui permet d’influencer l’opinion publique, mais le chapitre XV (p. 205-215) nous le montre mener une campagne électorale à l’états-unienne pour que le candidat de son choix succède à Thiudahad sur le trône. Il organise une fête géante pour se concilier l’aristocratie ostrogothe, placarde des affiches sur tous les murs de la ville, etc. Mais comme son rival riposte par les mêmes méthodes, il recourt à une petite astuce : il le discrédite en faisant croire à la foule que Thiudégiskel est le père d’un petit enfant nègre. On se doute qu’ici, Sprague de Camp ne regarde pas avec sympathie cette intox qui s’appuie sur les préjugés racistes, et que le chapitre est donc à lire comme une attaque satirique contre les mœurs politiques de son pays et de son temps. Et cependant, ces vilaines manipulations politiciennes, il les attribue à son héros, un personnage au rôle très positif malgré quelques maladresses, et elles servent la bonne cause en éliminant un candidat qui aurait été catastrophique à la tête du pays. La leçon de ce chapitre est donc au plus haut point ambigüe. Et du reste, si on considère l’ensemble du roman, tous ces traits hautement ricains du personnage central, qui peuvent chiffonner un lecteur européen pénétré de culture classique et de mentalité traditionnelle, sont-ils à lire au premier ou au second degré ? Faut-il voir en Martin Padway un Yanqui somme toute déplaisant malgré son action positive, un personnage limité et ridicule, ou bien un modèle à suivre, une incarnation du héros idéal de l’Amérique ? Chaque lecteur choisira selon ses préférences subjectives, mais ce qui trouble, c’est qu’on hésite à discerner comment son auteur le voyait lui-même. Qu’est-ce que Lyon Sprague de Camp pensait de son personnage Martin Padway ? Que cette question soit malaisée à trancher est peut-être le plus grand mérite de ce roman plus subtil qu’il n’y paraît au premier abord.
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[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89v%C3%A9nement_climati...
[2] « Ce fut alors que se produisit un prodige excessivement impressionnant. Durant toute cette année-là, en effet, le soleil luisit comme la lune : sans rayonner, et il sembla presque toujours subir une éclipse, car son éclat, terni, n’avait pas son apparence habituelle. Dès qu’apparut ce phénomène, l’humanité ne connut plus que guerres, pestilences ou autres fléaux mortels. On était dans la dixième année du règne de Justinien. » (Procope de Césarée, La Guerre contre les Vandales, livre II, chap. XIV, 5-6 ; éditions Les Belles-Lettres, 1990, p. 163 (traduction de Denis Roques).)
[3] Ou, au mieux, leurs serments de fidélité. Ainsi, Padway dit à un prince goth : « Tu es aussi difficile à manier que Bélisaire. Les quelques hommes compétents dignes de confiance en ce monde ne veulent pas travailler pour moi en raisons d’obligations antérieures. Alors, je dois me faire aider par des escrocs et des demeurés » (p. 165).
[4] « Un patricien romain féru de littérature, un de ces phénomènes qui ne pouvaient vous demander de leur passer le beurre sans envelopper leur requête de trois jeux de mots, quatre allusions mythologiques et une dissertation sur la fabrication du beurre dans la Crète antique. » Joli trait satirique, digne de La Bruyère.
[5] Il ne parvient à établir une relation heureuse ni avec la servante Julie, ni avec la princesse Mathaswentha, ni avec la fille de sénateur Dorothéa. La première et la troisième en viennent même à le rejeter très violemment, et on se doute que la deuxième, quand bien même elle lui serait dabord reconnaissante d’être devenue reine grâce à l’élection royale du séduisant jeune prince qu’il lui a fait épouser, en viendra vite à le considérer comme un gêneur et cherchera à l’éliminer. On notera que, malgré des attouchements intimes pendant les quelques jours où il a fricoté avec Mathaswentha, avoir une vie érotique épanouissante semble le dernier des soucis de Padway, beaucoup plus préoccupé par sa situation financière et la réussite de ses entreprises.
22:50 Écrit par Le déclinologue dans Déclinologie, Europe, Histoire, Littérature et arts, Livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sprague de camp, de peur que les ténèbres, roman, décadence, roman historique, science-fiction, retour dans le passé, justinien, byzance, ostrogoths, théodat, néo, christian meistermann, byzantins, bélisaire, théodoric, martin pasway, gibbon, uchronie |
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