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11.11.2016

JE N’AI PAS CRU À LA VICTOIRE DE DONALD TRUMP… ET JE NE BATS PAS MA COULPE

donald Trump                        Comme presque tout-le-monde, je me suis trompé en ne croyant pas, jusqu’au dernier moment, à l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, quoique la souhaitant ardemment, et peut-être justement parce que je la souhaitais ardemment. Jusqu’à début octobre, je croyais que la seule question sérieuse était de savoir s’il serait simplement battu ou carrément écrasé. Je parle d’un candidat qui n’avait pas seulement contre lui 194 médias sur 200, mais qui s’est imposé à son propre parti contre celui-ci presque tout entier, parti qui début septembre envisageait de lui retirer purement et simplement son soutien, et dans lequel certaines voix ont réfléchi publiquement aux possibilités de changer de candidat, pas seulement après la Convention, en août, mais encore jusqu’en octobre ! Je parle d’un candidat qui a tellement dit tout et son contraire qu’on ne peut lui faire aucune confiance, et qui a passé toute sa campagne à agresser de façon gratuite des groupes nombreux et influents : les latinos, les femmes, les anciens combattants, les musulmans… Et je ne m’étends même pas sur la journée du 8 octobre qui a vu la diffusion d’une vieille vidéo où Trump tenait des propos de vestiaire sur les femmes, d’où une tempête médiatique sans précédent, entraînant plusieurs notoriétés de son parti à annoncer qu’elles ne voteraient pas pour lui voire à lui demander de retirer sa candidature, et sa femme elle-même à publier un communiqué gêné où elle concédait que les mots employés par son mari étaient inacceptables et offensants pour elle. Dans ces conditions, la stratégie de la candidate démocrate, visant à « aller chercher » Trump dans des états qui lui étaient promis (comme l’Arizona) plutôt qu’à consolider ses positions dans les états apriori acquis, stratégie qui paraît rétrospectivement suicidaire et même ridicule, était il y a un mois tout-à-fait justifiée : car l’enjeu n’était pas seulement, sur le long terme, d’infliger une « punition » durable à l’idéologie de l’adversaire (comme celle reçue par la défaite de Barry Goldwater en 1964), mais plus encore, à court terme, d’obtenir une majorité de représentants et de sénateurs au Congrès afin d’avoir les moyens de gouverner.
               Dans la dernière quinzaine, j’ai commencé à avoir des doutes, j’ai observé que les courbes se rapprochaient et me suis souvenu de la leçon du 21 avril 2002 : dans les derniers sondages, la tendance est aussi importante que les estimations, qui accusent toujours un temps de retard sur le vote [1]. Néanmoins, je doutais que ces courbes-là pussent se croiser juste avant le 8 novembre : le délai était trop court, la perspective trop inespérée après tant de trébuchages dans cette campagne houleuse d’un candidat calamiteux à tant d’égards. Me fiant à la carte prévisionnelle de RealClearPolitics et à celle de FiveThirtyEight [2], j’avais beau penser – contre beaucoup de politologues – que Trump l’emporterait non seulement en Ohio mais aussi en Floride et en Caroline du nord, j’avais beau me dire qu’il lui suffisait désormais d’ajouter le Nevada et le Colorado pour gagner, quelque chose en moi résistait à cette trop mirifique issue et je voulais rester « raisonnable » en prévoyant qu’une forte mobilisation des femmes et des hispaniques (visible quelques semaines avant le 8 novembre dans la carte du vote par anticipation) lui barrerait la route de la Maison-Blanche. Il n’a pas eu le Nevada ni le Colorado (ni le Nouveau-Hampshire, qui eût pu donner une égalité de grands-électeurs, 268/268), mais contre tous les sondages il a obtenu (de peu voire très peu) le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie, cette « ceinture de rouille » (Rustbelt) de blancs déclassés qui lui a donné, malgré un déficit global de presque trois millions de voix, une nette avance en grands-électeurs (306 contre 232).
           Formidable résultat, mais échec de mon pronostic. Dois-je me remettre en question, casser ma grille d’analyse ? [3] À la réflexion, j’estime que j’avais en quelque sorte raison d’avoir tort. En effet :
 
                - Parmi ceux qui, à l’extrême-droite, prédisaient la victoire de Trump, combien fondaient leur pronostic sur une connaissance directe et approfondie de la réalité états-unienne, à l’instar d’un Michael Moore qui a pu mesurer, dans son Michigan qu’il connaît bien, l’ampleur du désarroi et de la colère de la classe moyenne ? [4] Je soupçonne que, parmi tous ceux qui comme moi souhaitaient ardemment la victoire de Trump, la plupart de ceux qui croyaient à cette victoire confondaient tout simplement le vœu et le pronostic. Obnubilés, parfois de façon hystérique, par les travers personnels d’Hillary Clinton, et très indulgents pour ceux encore plus rédhibitoires de Trump, ils pensaient qu’il allait gagner parce qu’ils voulaient le voir gagner [5] – comme le supporteur croit vraiment que son équipe va remporter telle joute contre un adversaire objectivement meilleur –, en s’appuyant souvent sur des arguments qui, rétrospectivement, n’apparaissent pas plus solides [6] que ceux, opposés, des médias « mainstream ». (Notons que même Allan Lichtman, malgré les apparences, s’est trompé [7].) Il faudrait voir quel pronostic ils avaient émis pour des élections comparables : par exemple, n’avaient-ils pas cru qu’Obama serait battu, ou élu et réélu avec une marge bien moindre que celle qu’il a eue par deux fois ? N’ont-ils pas tendance à surestimer chaque fois les scores du F.N. et des Le Pen ? Y avait-il vraiment chez eux une analyse très fine des caractères très spécifiques de cette élection-là, ou bien simplement une tendance générale à surévaluer le poids des ennemis du Système et la résistance des « vrais gens » à la propagande droidlomiste ? Est-ce qu’ils observaient vraiment bien la réalité, ou est-ce que c’est la réalité qui, en 2016, s’est mise inopinément à coïncider avec leurs fantasmes de toujours ? Et du reste, ce qu’ils voyaient dans leur boule de cristal, n’était-ce pas Donald Trump devançant Hillary Clinton dans le choix des électeurs états-unien ? Or Trump n’est élu que grâce à la particularité du scrutin à deux niveaux de ce pays fédéral : dans un suffrage direct classique, Trump était battu, puisque plus de 2 865 000 États-uniens lui ont préféré son adversaire [8].
               J’accorde bien volontiers qu’une certaine auto-persuasion est nécessaire dans l’action : pour réussir quelque chose, il faut être certain qu’on va réussir [9], il faut s’illusionner en méprisant la taille des obstacles et la force des ennemis. Mais cette réserve ne concerne ici que Trump et ses militants. Les gens dont je parle n’étaient que de stricts observateurs comme moi. Or pour tout ce sur quoi nous n’avons aucune prise, il est extrêmement dangereux de confondre le souhait et le pronostic. Il est beaucoup plus sain de surestimer ce qui ne nous plaît pas que de le sousestimer. Sousestimer tout ce que nous souhaitons voir disparaître, c’est glisser insensiblement dans un monde imaginaire idéal, où tout ce que nous réprouvons est privé de légitimité et peu à peu de réalité. Le réel, c’est ce qui résiste (ou comme le dit Simone Weil : « Un critérium du réel, c’est que c’est dur et rugueux. On y trouve des joies, non de l’agrément. Ce qui est agréable est rêverie » [10]). Il faut donc, quand on cherche à comprendre le monde, et si l’on veut rester lucide et ancré dans la réalité, aller toujours par principe vers ce qui nous résiste plutôt que vers ce qui nous rassure et nous enchante [11] (principe qui condamne les croyances religieuses, mais c’est un autre sujet).
 
                - Ceux qui avaient annoncé la victoire de Trump triomphent sur le thème : « Vous faites trop confiance aux médias officiels, vous croyez encore aux sondages comme d’autres au Père Noël,  vous n’avez pas compris que tout ce qu’ils racontent n’a aucune valeur, vous  êtes dupe de ces pseudo-experts qui vivent dans leur bulle, vous êtes un gogo du Système », etc. Eh bien j’assume cette position. J’ai, depuis toujours, des opinions politiques et morales suffisamment réfractaires au Système pour ne pas craindre une seconde de devenir un mouton. Dans ces conditions, j’estime que, pour des questions relativement objectives comme l’analyse électorale, il est bien plus raisonnable d’accorder une confiance prudente aux experts « officiels », que de s’en défier apriori. Ceux qui, par principe, ne croient pas à la parole d’un spécialiste parce qu’elle s’exprime dans un média « politiquement correct », sont, en vertu du même principe, prêts à croire absolument tout et n’importe quoi, – et de fait, beaucoup croient déjà à telle ou telle sornette : l’assassinat de Coluche, Pierre Bérégovoy, Jean-Edern Hallier ou Lady Diana, l’inexistence du réchauffement climatique, l’organisation du 11 septembre par la C.I.A., l’inexistence du sida, les traînées chimiques répandues par les avions, l’origine aquatique de l’homme, la mise en scène de l’alunissage de 1969, l’inexistence du Moyen-Âge, le contrôle des gouvernements par les extraterrestres, la platitude de la Terre, etc [12]. Dès lors que toute certitude communément admise par les gens compétents et les esprits rationnels se voit considérée comme suspecte voire probablement mensongère, dès lors que le consensus des spécialistes est tenu pour sans valeur, les garde-fous tombent, et les calembredaines les plus extravagantes deviennent séduisantes aux yeux de péquins nantis de connaissances légères et dotés d’un faible bon sens.
                 « Je crains l’homme d’un seul livre »  (timeo hominem unius libri) aurait dit Thomas d’Aquin. Rien ne me paraît plus dangereux que l’enfermement sectaire dans une étroite gangue idéologique. Notre époque offre à l’honnête homme une masse fabuleuse d’informations, mais elle permet aussi au partisan de se murer dans son petit monde, de ne consulter que des médias de son bord, de ne discuter qu’avec des camarades de sa mouvance. Pour échapper à cet auto-abrutissement, il est vital de garder un pied dans le monde commun, quelque horreur qu’il nous inspire. Par principe, il vaut mieux privilégier les sources d'informations qui nous sont hostiles et même, – mais celà relève d'un véritable héroïsme intellectuel ! – confronter notre réflexion à nos ennemis plutôt que de la mettre au diapason de nos amis. Pour ma part, j’écoute plus volontiers Alain Duhamel et Jean-Michel Aphatie que Daniel Conversano et Boris Le Lay, je consulte Slate et L’Obs plus souvent que Boulevard Voltaire et Le Bréviaire des patriotes, je lis avec plus d’attention Jacques Julliard et Michel Onfray qu’Éric Zemmour et Alain Finkielkraut, et je tiens François Durpaire pour un meilleur connaisseur des É.U.A. que Guillaume Faye. J’assume le risque qu’une part de moi soit vulnérable à une certaine bien-pensance officielle, et je préfère encore celà au risque de basculer tout entier dans le monolithisme natio-réac. Pour scruter obsessionnellement ce que les médias officiels ne montrent pas, certains en deviennent aveugles à tout le reste ; pour n’écouter plus que la voix d’une poignée de dissidents choisis, ils en deviennent sourds à la rumeur du monde. Je tiens à me rappeler chaque jour que mes idées sont très minoritaires, je ne veux pas tomber dans l’illusion béate du dévot qui attend l'arrivée du Messie, ou sent autour de lui l’Histoire marcher dans son sens. Je ne suis ni un croyant ni un militant.  
                      Dans les semaines précédentes, il m’est arrivé d’essayer de tempérer l’enthousiasme de certains supporteurs de Trump, en les alertant sur l’avantage structurel des démocrates, sur la méthodologie douteuse du seul institut qui donnait Trump devant H. Clinton [13] ou sur les pronostics solides de Nate Silver, qui a donné les preuves de son exceptionnelle fiabilité lors des élections de 2008 et 2012. Je me suis fait renvoyer dans mes cordes, presque considérer comme un agent infiltré, pour avoir osé m’appuyer sur des articles du Washington Post « dirigé par le petit-fils du ploutocrate juif Eugene Meyer » et de Slate.fr, ce « nid de juifs » fondé par les juifs Jacques Attali et Éric Leser, ou pour faire crédit au « juif Nate Silver ». Comment voulez-vous être honteux d’avoir été moins lucide que des crétins pareils ? Et comment ceux-ci, qui considèrent que toute donnée émanant d’une personne ou d’un média ayant une goutte de sang juif ne mérite aucun intérêt, pourraient-ils avoir une réflexion pertinente sur une quelconque question politique ? Donc, oui, je préfère avoir tort avec un article réfléchi paru sur Slate, qui s’est trompé en essayant honnêtement et intelligemment d’analyser la réalité, qu’avoir raison avec un connard complotiste qui projette ses fantasmes sur la réalité et refuse par principe de prendre connaissance de cet article. Ceux qui tiennent pour nulles et non avenues les observations de journalistes supposés « coupés du réel », souvent ne s’appuient eux-mêmes que sur la poignée de personnes qui constituent le cercle de leurs relations. Une « bulle » comme une autre, dont rien ne garantit qu’elle soit représentative de l’ensemble du pays. Les médiateurs français ne fréquentent qu’un tout petit monde de bobos parisiens sans rapport avec l’électorat ? Mais si vous ne fréquentez qu’un tout petit monde de militants frontistes ou d’obsédés de la disparition de la race blanche, vous n’êtes pas plus en prise sur la population française considérée dans sa globalité. Et si le résultat de telle élection vous donne raison contre l’avis unanime des élites sociales, ce peut bien être une pure coïncidence. Nul n’a le privilège de se tromper toujours, même un astrologue peut faire des prévisions justes, même un paranoïaque peut avoir des ennemis. Que le complotisme soit un délire n’empêche pas qu’il y ait de temps en temps de véritables complots, et que l’antisémitisme soit une maladie mentale n’empêche pas que certains juifs se comportent comme des crapules. Mais ces exceptions ne justifient pas qu’on bascule dans le complotisme ou la judéophobie radicale, et si vous considérez que n’importe quel politologue ou sociologue est apriori un imbécile incompétent ou un menteur corrompu, vous en penserez autant de n’importe quel historien ou astrophysicien, et vous en viendrez à croire que les pyramides d’Égypte ont été construites au XIXe siècle ou qu’il y a des êtres angéliques sur Mars, ou que Tupac Shakur, Paul VI et Elvis Presley sont toujours en vie. Dailleurs, certains d’entre vous ne croient-ils pas déjà qu’Hillary Clinton est une illuminati sataniste… mais néanmoins folle, gravement malade et quasiment mourante ?
 
                    Bien sûr, le fait que presque tous les sondages et les politologues aient annoncé la victoire d’Hillary Clinton est un problème qui mérite réflexion (et distinct du fait que les médias aient été quasiment tous en faveur de celle-ci, même s’il y a des liens entre les deux faits). Réjouissons-nous que celà discrédite encore un peu plus, aux yeux des masses, la parole officielle de l’oligarchie, car les chances qu’elles renversent un jour violemment ce Système qui abîme tout ce que nous aimons s’en trouvent augmentées. Mais un esprit libre peut souhaiter cyniquement que les masses se trompent dans le bon sens, sans partager leur égarement. Je ne tomberai pas dans le piège de tenir pour rien toute expertise véhiculée par « l’Établissement », je ne perdrai pas mon temps à prendre au sérieux les théories récentistes, créationnistes ou géoplatistes. Croire que Trump allait gagner pouvait certes procéder d’une connaissance exceptionnelle de la réalité états-unienne, mais bien plus probablement d’une pure auto-persuasion fantasmatique. Et c’est précisément parce que cette victoire était hautement désirable qu’il fallait ne pas y croire, car, quand on ne peut influer en rien sur un évènement en cours, il faut toujours se préparer au pire.

 



[1] Ajout du 21/11/2016 : Hier, le premier tour des primaires de la droite, en France, a confirmé ce principe : une fois de plus, on est tombé à bras raccourcis sur les sondages, une fois de plus on n’a pas su les interpréter. Globalement, on peut dire qu'ils ne se sont pas trompés, mais oui. Les sondages avaient parfaitement vu, dans les dernières semaines, que Sarkozy se tassait, que Juppé baissait, que Le Maire décrochait, et surtout que Fillon prenait son envol. Il suffisait de prolonger un peu les courbes pour voir qu’il terminerait premier. Pour ma part, j’ai acquis dans les derniers jours la certitude qu’il aurait une nette avance sur ses deux principaux concurrents (mais je pensais que Sarkozy résisterait mieux que Juppé, car je supposais que les électeurs de gauche lâcheraient massivement celui-ci, en raison de la défaite désormais annoncée de Sarkozy, ainsi que de l’émergence de Macron).

[2] Je vois que dans la dernière carte publiée par ce site juste avant le vote (mais en ce qui me concerne, c’est le 2 novembre que j’y suis allé pour la dernière fois), Hillary Clinton a 71,4 % de chances de l’emporter. Elle avait plafonné à 88,1 % le 17 octobre, puis connu une légère décrue (85,4 % le 26 octobre), puis une décrue plus accentuée (81,1 % le 29 octobre), puis une chute inquiétante (64,5 % le 4 novembre), enfin une remontée sensible dans les tout derniers jours. Le 8 novembre, sa victoire était pronostiquée avec 55,1 % de chances en Floride, 55,5 % en Caroline du nord, 58,3 % dans le Nevada, 69,8 % dans le Nouveau-Hampshire, 77% en Pennsylvanie, 77,5 % dans le Colorado, 78,9 % dans le Michigan, 83,5 % dans le Wisconsin.

[3] Je me souviens opportunément qu’en 2004, j’avais prédit auprès de quelques proches qu’Hillary Clinton ne serait jamais président des États-Unis. C’est que j’avais été impressionné par la nette victoire de Bush fils, alors que l’intervention en Iraq se révélait déjà comme un échec, et que John Kerry paraissait un excellent candidat, ou disons plutôt un excellent président virtuel. J’en avais tiré la conclusion que l’électorat états-unien, suivant l’implacable logique démocratique, était devenu fondamentalement populaire : les gens ne supportent plus de président au style aristocratique, ils ne veulent pas un président qu’ils admirent mais un président qui leur ressemble ; toute supériorité leur paraît de l’arrogance et de l’éloignement (en France, ce tournant a eu lieu dès 1995, avec la victoire de Chirac sur Balladur. Ensuite, Sarkozy et Hollande ont confirmé à leur façon cette prévalence du style populaire sur le style plus distingué d’un Villepin, d’un Strauss-Kahn, d’un Fabius. Ce principe ôte toute chance à Alain Juppé…). Les prochains présidents états-uniens, me suis-je donc dit en 2004, seront comme Bush fils, plus compassionnels qu’intellectuels, un peu ploucs, un peu incultes, mais donnant l’impression d’être de plain-pied avec le Ricain moyen. Une personne comme Hillary Clinton ne conquerra jamais le cœur des États-Uniens, elle est trop « nouvelle Angleterre », trop bourgeoise, trop hautaine, trop professionnelle, trop diplômée (trop énarque, dirait-on en France). En 2008 et 2012, j’ai laissé de côté ma prophétie, car la personnalité d’Obama a certes une prestance aristocratique, mais sa négritude faussait toutes les données : l’échec d’Hillary Clinton à la primaire de 2008 me donnait raison dans l’application du principe que je faisais à elle, toutefois le principe lui-même n’était pas vraiment vérifié. C’est cette année que j’aurais dû ressortir ma prophétie et m’y arc-bouter jusqu’au bout, à la fois pour le principe et pour l’application à Hillary Clinton, puisque Donald Trump est un Bush fils à la puissance 5, vulgaire, inculte et « gros connard » comme on n’en a jamais vu, malgré ses milliards. Mais j’ai été obnubilé par les sondages qui l’ont constamment donné loin derrière Hillary Clinton, et j’ai, quelle ironie, voulu faire preuve de souplesse intellectuelle en prenant mes distances avec ce que j’avais crânement prédit il y a douze ans.

[4] À relire aujourd’hui son texte impressionnant de lucidité, ce n’est pas tant le cinquième point qui me frappe, ce qu’il appelle « l’effet Jesse Ventura », c’est-à-dire la jouissance irrésistible que vont s’offrir beaucoup d’électeurs de faire un pied-de-nez au Système en votant pour quelqu’un que le Système déteste : sans doute parce que, piqûre de rappel qui en atténue aujourdhui la fulgurante prémonition, M. Moore a repris ce point il y a quelques jours dans une très intelligente conférence d’où émerge cette formule qui a circulé : « l’élection de Donald Trump va être le plus grand va-te-faire-foutre de l’histoire de l’humanité » ; sans doute aussi parce que, votant moi-même pour le Front National depuis près de trente ans notamment pour cette même raison, je suis moins sensible au caractère nouveau et détonant de cette attitude. Ce qui m’épate, c’est le premier des cinq facteurs mis en avant : la conviction que la ceinture de rouille va voter Trump : « En 2012, Mitt Romney a perdu l'élection présidentielle par une marge de 64 voix du collège électoral. Or, la personne qui remportera le scrutin populaire au Michigan, en Ohio, en Pennsylvanie et au Wisconsin récoltera exactement 64 voix. Outre les États traditionnellement républicains, qui s'étendent de l'Idaho à la Géorgie, tout ce dont Trump aura besoin pour se hisser au sommet, ce sont les quatre États de la ceinture de rouille. Oubliez la Floride, le Colorado ou la Virginie. Il n'en a même pas besoin. » J’avais lu cet article fin juillet, et pendant trois mois, chaque fois que je consultai une carte des prévisions électorales, je constatai avec trouble et incompréhension que, si l’Ohio était donné comme tangent et plutôt en faveur de Trump, le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie étaient donnés, sans discontinuer, comme très nettement en faveur d’Hillary Clinton. Je butais là contre un mystère. Entre l’intuition d’un homme seul et les enquêtes réitérées d’instituts sérieux, j’inclinais pour celles-ci, tout en me disant qu’il devait y avoir une raison qui m’échappait pour expliquer des estimations aussi contraires au solide bon sens de Michael Moore. Dans les derniers jours de la campagne, ayant appris que Trump faisait encore d’ultimes métingues, vains à mes yeux, au Wisconsin, en Pennsylvanie et au Michigan, j’ai même ragé contre ces ultimes erreurs d’une campagne menée en dépit du bon sens, croyant que c’était le Colorado et le Nevada qui avaient le plus de chances d’offrir une courte victoire. Il faut conclure que le fameux « vote caché », analogue à celui qui en France concerne le F.N., a été très sousestimé par les sondeurs. Celà dit, la victoire de Trump dans la ceinture de rouille est très très mince, à part en Ohio : au Wisconsin, 22 750 voix d’avance (0,77 %) ; au Michigan, 10 700 voix d’avance (0,23 %) ; en Pennsylvanie, 44 300 voix d’avance (0,73 %). 39 000 voix déplacées d’un candidat à l’autre (sur plus de 137 millions de suffrages exprimés), et Hillary Clinton était élue, – ce qui aurait été justice compte tenu du résultat national global.

[5] Ainsi Éric Brunet a-t-il pris le risque de publier un livre pour expliquer que Sarkozy serait réélu en 2012 : Pourquoi Sarko va gagner (Albin Michel, 2012). Raté ! Plus chanceux, Guy Millière ne s’est pas trompé en prophétisant Pourquoi Bush sera réélu (Michalon, 2004). Cependant, si 60 000 voix s’étaient déplacées de G. Bush fils sur J. Kerry dans l’Ohio, celui-ci aurait été élu, malgré ses trois millions de voix de retard au niveau national…

[6] Par exemple, un de mes contradicteurs a prophétisé « un taux de participation record », dû à la mobilisation historique d’électeurs d’ordinaire abstentionnistes. Il est possible que des gens qui depuis longtemps dédaignaient de voter se soient exceptionnellement déplacés pour aller « emmerder l’Établissement » grâce à Trump. Mais ils ont été moins nombreux que ceux qui, ayant voté aux précédentes élections, se sont abstenus cette fois. En effet, le taux de participation (qui a été constamment augmenté dans les deux mois qui ont suivi l'élection, cet étrange pays à la pointe de la technique ayant pendant des semaines découvert on ne sait où environ trois millions de voix ignorées le 9 novembre [ajout de fin janvier 2017]) reste plutôt médiocre  : 55,3 %, alors qu’il avait été de 54,87 % en 2012, de 58,23 % en 2008 (Obama avait vraiment mobilisé les nègres, lui !), de 56,70 % en 2004, de 55,24 % en 1992… Sur la longue durée, on observe que ce taux de participation a tourné autour de 55 % entre 1828 et 1836, puis le plus souvent autour de 80 % entre 1840 et 1900 (eh oui !), puis à 65 % en 1904 et 1908, puis autour de 60 % en 1912 et 1916, puis à 49 % en 1920 et 1924 (chute due au droit de vote accordé aux femmes), puis autour de 55 % entre 1928 et 1948, puis autour de 60 % entre 1952 et 1968, puis entre 50 et 55 % entre 1972 et 1992, puis autour de 50 % en 1996 et 2000. Ce 55,3 % de 2016 est donc très loin d’un record historique, il est même plutôt dans la moyenne basse. — On notera aussi qu’avec 45,95 % des suffrages, Trump fait moins bien que Mitt Romney qui avait atteint 47,2 % il y a quatre ans : pour le « vote populaire massif », il faudra repasser ! En fait, ce n’est pas Trump qui a gagné, c’est H. Clinton qui a perdu. — J’ai aussi lu cet été, chez des trumpolâtres, qu’Hillary Clinton n’obtiendrait pas le vote noir, que Trump allait rafler le vote latino… balivernes.

[7] On a parlé, ces dernières semaines, du modèle prédictif mis au point par Allan Lichtman, un professeur d’histoire de Washington qui a correctement annoncé le résultat des huit dernières élections présidentielles états-uniennes, de 1984 à 2012. L’analyse serrée de toutes les élections de 1860 à 1980 lui a permis de dégager 13 facteurs qui conditionnent le résultat. Si 8 ou plus de ces critères sont validés, c’est que les électeurs apprécient la façon dont le pays est gouverné, et le candidat du parti au pouvoir est élu. Mais s’il n’y en a que 7 validés (donc 6 qui ne le sont pas) ou moins, le mécontentement domine et c’est le candidat de l’alternance qui passe. Allan Lichtman considérait que, pendant l’été, Hillary Clinton ne cochait pas 5 cases seulement, ce qui promettait son élection. Néanmoins, en septembre, le candidat libertarien Gary Johnson (pourtant ridiculisé par des bourdes incroyables) a un peu progressé dans les sondages, dépassant les 5% d’intentions de vote. Allan Lichtman a donc décoché la clé n°4 (« Il n’y a pas de troisième candidat significatif ») et annoncé la défaite d’Hillary Clinton, qui ne validait plus que 7 clés sur 13, passant juste en-dessous du seuil nécessaire des 8 positives (ou atteignant 6 clés négatives). Or maintenant que l’élection a eu lieu, on constate que le professeur LICHTMAN S’EST TROMPÉ : en effet, Gary Johnson n’a obtenu que 3,29 % des voix ! (il visait 10 %). Donc la clé n°4 était bel et bien validée pour Hillary Clinton ! « It takes six keys to count the party in power out, and they have exactly six keys. And one key could still flip, as I recognized last time — the third party key, that requires Gary Johnson to get at least five percent of the popular vote. He could slip below that, which would shift the prediction. », disait-il en septembre. En somme, c’est l’erreur des sondages qui a annulé l’échec de la grille prédictive : si les sondages avaient correctement placé Gary Johnson à 3/3,5 %, la candidate du parti en place retombait à seulement 5 clés non validées, et Lichtman aurait annoncé l’élection d’Hillary Clinton, comme tout-le-monde…

[8] Il est vrai qu’avec un suffrage direct, la campagne eût été très différente, et le comportement des électeurs aussi : par exemple, sur la côte ouest et dans le nord-est, un très grand nombre d’électeurs de sensibilité républicaine doit s’abstenir d’un vote parfaitement vain, parce qu’ils savent que celà n’empêchera pas une majorité démocrate dans leur état, donc la totalité de ses grands-électeurs au profit de l’adversaire ; alors qu'ils se déplaceraient pour voter s'ils savaient que leur voix compterait autant que celle d'un électeur d'un état indécis. (Inversement, il doit aussi y avoir un réservoir d’abstentionnistes démocrates dans les états du centre-ouest et du sud, mais dans une quantité nettement moindre : dans la configuration actuelle, le vote direct avantagerait donc plutôt les républicains, de même que le vote indirect donne un avantage structurel aux démocrates, même si Trump a miraculeusement réussi à le contourner, ou plutôt Hillary Clinton à le saboter.) Il n’empêche que la victoire de Trump, juridiquement incontestable, n’est pas une victoire fondée sur une large majorité populaire, contrairement à ce que croyaient ses supporteurs.

[9] « Que de choses il faut ignorer pour "agir" ! » (Paul Valéry, Tel Quel, I. « Choses tues », Pléiade tome II, 1960, p. 503). Ou encore : « Il ne savait pas que c’était impossible, alors il l’a fait » (attribué à Jean Cocteau, à Mark Twain, à Marcel Pagnol).

[10] Simone Weil, La Pesanteur et la grâce, « Illusions » ; coll. 10/18 n°2, 1962, p. 60.

[11] Je goûte très fortement ce principe émis par Sartre dans Les Mots, qu’il a malheureusement peu appliqué quoi qu’il en ait dit : « Je fus amené à penser systématiquement contre moi-même au point de mesurer l'évidence d'une idée au déplaisir qu'elle me causait. » (Pléiade Les Mots, 2010, p. 137-138). Accorder plus de valeur apriori aux idées qui nous déplaisent qu’à celles qui nous plaisent, voilà une saine méthode.

[12] Voire, pour les plus simples d’esprit, la divinité de Yéchoua bar-Yossef et l’intercession de la mythique « Vierge Marie » en faveur de ceux qui lui adressent des prières…

[13]  Rétrospectivement, on peut dire que l’institut USC Dornsife et le Los Angeles Times se sont bel et bien trompés, puisqu’ils ont presque continûment donné Trump 5 ou 6 points devant H. Clinton, alors que le résultat final, en voix, est +2 pour Hillary Clinton… Il semble en tout cas qu’USC Dornsife ait, pendant plusieurs semaines, accordé un poids démesuré à un jeune nègre de l’Illinois décidé à voter pour Trump : une fois qu’il fut retiré de son panel, ses sondages se sont aussitôt rapprochés des sondages concurrents.