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20.02.2011

Régis Debray et Jean-Paul Brighelli plaident pour les frontières

/Éloge des frontières/, l'hymne à la résistance de Debray

Samedi 8 Janvier 2011 à 12:01

Par JEAN-PAUL BRIGHELLI - BLOGUEUR ASSOCIÉ de MARIANNE


régis debray, éloge des frontières

Le dernier livre de Régis Debray, Éloge des frontières, est une attaque en règle des chantres du village global planétaire. L'essayiste Jean-Paul Brighelli salue cette désacralisation de la globalisation indifférenciée, et fait à son tour l'éloge des séparations, de la contrainte et des différences, contre la standardisation des idéologues de la mondialisation.

            « Une idée bête enchante l’Occident : l’humanité, qui va mal, ira mieux sans frontières. D’ailleurs, ajoute notre Dictionnaire des idées reçues (dernière édition), la démocratie y mène tout droit, à ce monde sans dehors ni dedans… » 
        
Ainsi commence Eloge des frontières (Gallimard), un tout petit livre où Régis Debray vient de rassembler des conférences prononcées en mars 2010 à la Maison franco-japonaise de Tokyo. 
        
Et dans ce monde de fausses valeurs, où on échange un Michel Houellebecq contre un Stéphane Hessel ou, au choix, deux barils d’Ariel, je voudrais dire tout le bien que cet opuscule mérite — les livres qui vous rendent intelligent ne sont pas si fréquents. 
        
Dans la frénésie européano-mondialiste, dont le credo - ou l’incantation - se limite à proclamer la fin des frontières (et, tant qu’à faire, de l’Histoire), cela fait du bien de lire que les exaltés de l’ouverture, les apôtres de la World Music, tous ceux qui trouvent que « le mantra déterritorialisation » est un joli mot, et autres excités de la globalisation, nous tricotent un monde dangereusement inquiétant. 
        
Les légendes fondatrices, explique Debray, « tracent des lignes ». Romulus délimite la Cité d’un sillon si profond que le premier qui le saute - son frère, en l’occurrence - en paie le prix fort. La civilisation, c’est la démarcation. 
        
Dans l’espace d’abord : Dieu commence par séparer (la lumière de la ténèbre, l’eau de la terre, Eve d’Adam, etc. - en bon petit diable, souligne notre conférencier, qui arrive d’une époque où l’on étudiait encore le grec en classe). Et le sacré procède de cette séparation. Le templum (Debray arrive aussi d’un système scolaire où l’on faisait du latin…) dérive du verbe grec temnein, qui signifie découper. Le profane se tient à l’avant d’une limite qui détermine l’espace religieux proprement dit, et le rex est celui qui reget fines, qui délimite les frontières. C’est aussi le rôle des chefs, à commencer par les chefs de famille, que d’énoncer aux enfants la limite - mais voilà : le règne de l’enfant-roi (et jamais on n’a mieux senti l’oxymore de l’expression), du citoyen universel et du banquier transfrontalier ouvre l’ère du brouillage des limites, et, bientôt, de leur effacement. 
        
On comprend le propos. Effacer les différences, c’est produire de l’indifférence. Nous avons passé quelques dizaines de millénaires à construire des bulles - grottes, maisons, murailles, cantons ou famille, tout comme la nature a fabriqué des gousses et des carapaces -, que l’on prétend éclater, en nous sommant d’être désormais membres d’un « village global ». Le Bien serait cette standardisation qui dit que je suis semblable à mon voisin, tout en prétendant respecter nos différences, dissonances autorisées d'un concert universel. 
        
La frontière, cependant, pour être sans cesse reculée, fait de la résistance. On détruit l’enceinte de Philippe-Auguste, le Mur des Fermiers généraux, les fortifs’, mais on a le périphérique, et le Grand Paris de demain élaborera sa propre limite : les villes reconstituent sans cesse leur intra muros. Et la banlieue, indistincte, est vécue comme une menace, un espace de non-droit - un faux bourg. Encore que la Cité (ainsi les voyous appellent-ils leur citadelle) se reconstitue sans cesse, et génère ses propres lois. C’est même, explique Debray, qui a de la mémoire, une réalité politique : on commence par chanter que « l’Internationale sera le genre humain », et l’on finit par construire des rideaux de fer. Il en est de même dans la World Enterprise, qui abolit les frontières pour en édifier immédiatement d’autres - entre Etats-Uniens et Mexicains, entre Neuilly et Aubervilliers, entre Espagnols et Maghrébins. Pour ne rien dire des Israéliens et des Palestiniens. Tout déracinement engendre son ghetto. L’industrie de la serrure trois points et de la barrière de sécurité ne s’est jamais mieux portée que dans ce monde prétendument ouvert. L’Union Européenne, qui n’a jamais existé que sur le papier des illusions bruxelloises, mesure aujourd’hui ce qu’a coûté la perte de cette frontière symbolique que représentaient les diverses monnaies. À moins de supposer que l’euro est l’autre nom du Deutsche Mark - une évidence que les Grecs, les Irlandais, les Portugais et bientôt pas mal d’autres paient au prix fort. 
        
La culture fait partie de ces clôtures. Bien entendu, nos démocrates béats la prétendent plurielle, ouverte, multipolaire. Et les illusionnistes de la pédagogie ont tenté d’imposer en classe cette vision du « tout se vaut ». Sans comprendre que l’Ecole avait été bâtie, dans les années 1880, avec des murs de papier, plus solides encore que la pierre, où étaient imprimés la Légende des siècles et le Tour de France de deux enfants, Racine et Corneille, Rabelais et Stendhal. 
        
Mais on préfère aujourd’hui faire lire aux enfants les contes du monde entier, écrits dans une langue soigneusement lavée de toute difficulté, un globish où le présent de narration est toujours préféré au passé simple, toujours trop complexe, le mot vulgaire au mot savant, et les bons sentiments à la complexité. Sans voir que les lycées-casernes enfantaient plus de Rimbaud forts en thème que les « espaces de vie » conçus par les architectes modernes : l’enfant profite de la contrainte, de la clôture, de la règle - sans nécessairement se la prendre sur les doigts. Il erre en revanche dans l’espace mental sans délimitation que lui dessinent les pédagogies de l’apocalypse molle. Et au lieu de sublimer ses frustrations en efforts, en travail, en désir de mieux faire, il les libère au tout premier degré en violence exercée sur les autres et sur lui-même. Le cancre-roi est le cancer des cultures dissoutes. Au lieu de lui imposer des paliers, on lui laisse la porte ouverte - à 83% de réussite, le Bac est-il encore un rite de passage ? 
        
La contrainte fabrique sans doute pas mal de conformistes. Mais l’absence de hiérarchie profite au caïdat : quand Rome s’est prétendue ville universelle, et que tous les peuples conquis ont eu droit à la citoyenneté, les barbares ont franchi le limes, et se sont installés dans la Cité - urbi et orbi, jusqu’à ce que de nouvelles frontières apparaissent. 
        
« Quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites », disait le sapeur Camember. Profondeur remarquable de la tautologie. La civilisation, la culture, l’éducation - ou l’écriture -, c’est l’expérience des limites. « Le principe de laïcité, explique Debray, portait un nom : la séparation. » De l’Eglise et de l’Etat. De la sphère privée et de la sphère publique. De l’instituteur et du curé (ou du rabbin, ou de l’imam). « La loi au forum, le privé à la maison ». La séparation donne forme, donne corps. Eduquer, c’est, sans cesse, imposer des limites. Le barbare - celui qui est venu frapper à la porte de l’Empire, comme celui qui a enlevé Ilan Halimi - n’a ni limites, ni contrainte. Et c’est ce que nous fabriquons, à grands coups d’école ouverte, de dissolution des disciplines - l’idéal des pédagogistes -, de désordre. On veut nous faire croire que le désordre est créateur, quand c’est la contrainte qui accouche d’œuvres d’art. À Malraux qui demandait comment aider les créateurs, on répondit crûment : « Mettez-les en prison » - l’ombre de Sade, dont Debray souligne tout ce qu’il doit à la Bastille, est là pour en témoigner. 
        
Et de conclure : « En avant, les bonnets d’âne ! » (Si !), avant de définir le « sans-frontiérisme », qui est à la fois un économisme, qui « avalise le moins d’Etat en masquant son corollaire, le plus de mafia », un technicisme (un standard unicode, une hubris robotique qui se donne pour une méta-culture mondiale), un absolutisme (celui du délinquant ou celui du prophète, qui ne reconnaissent aucune limite à leurs appétits. Ajoutons-y le tyran, qu’il ait la barbichette de Napoléon III ou les talonnettes de Napoléon IV) et un impérialisme — hégémonie de Rome autrefois, des Etats-Unis hier, des banquiers aujourd’hui. 
        
Le « rouleau compresseur », comme dit Debray, de la convergence et nos mots-fétiches, consensus, concertation et compromis, sont des concepts qui commencent mal. Et de préférer la culture, qui absorbe tout en sachant rejeter, qui trie, digère ou vomit, qui sait la différence entre Mozart et Sexion d’assaut, entre Laclos et Paulo Coelho, entre Degas et Vénilia. 
        
Debray achève sa diatribe par une invocation à tous ceux qui refusent encore la « dilution dans l’universel », selon le mot d’Aimé Césaire - tous ceux qui ont rêvé de cartes et d’estampes et de journées de la jupe, de maisons de la culture et non de no man’s land, de centres-villes qui ne soient pas des centres commerciaux, de service public et non de logique de marché, de gastronomie et non de fast food… Éloge des frontières est un vrai hymne à la résistance, à la différenciation - et, in fine, aux Lumières, contre la tentation obscurantiste de l’uniformité.