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03.09.2010

INTITULER UN BLOGUE

 

                Pour présenter l’esprit de ce blogue que j’inaugure aujourd’hui, et qui entend proposer un point de vue libre et érudit sur la décadence de la France et de l'Occident, le mieux est sans doute de passer en revue les titres auxquels j’ai pensé.

           O tempora ! O mores ! : Cette fameuse exclamation cicéronienne (dans la première Catilinaire) pouvait convenir, mais le côté scrogneugneu aurait été trop accusé. En outre, j’ambitionne au moins autant de comprendre que de vitupérer.

Crépuscule du soir : La comparaison entre la fin de la journée et la fin d’une société a malheureusement été trop utilisée pour n’être pas devenue un cliché. La formule « crépuscule du soir » fait référence à un poème de Baudelaire (Les Fleurs du mal, XCV), qui contient une intéressante description de l’activité urbaine, mais du coup la perspective eût été trop restreinte.

Au milieu des ruines : Très beau titre, même si la référence à l’un des derniers livres de Julius Evola (Les Hommes au milieu des ruines, 1965) est trop appuyée. Mais surtout, cette formule a déjà été utilisée pour un autre blogue. Celui-ci a disparu pour une raison que j’ignore, mais il n’était bien sûr pas question de le reprendre, par honnêteté élémentaire, et parce que je n’entends nullement prendre la relève de ce qu’un autre a déjà fait.

Les Chênes qu’on abat : Cette expression vient d’un des plus beaux poèmes de Victor Hugo, « À Théophile Gautier » (1872) : « Oh, quel farouche bruit font dans le crépuscule / Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule ! ». Comme on le sait, Malraux l’a repris comme titre pour le livre dans lequel il retranscrit (ou réinvente) sa dernière entrevue avec le Général de Gaulle, paru en 1971. En fait, ce livre n’existe plus depuis 1976, car à cette date Malraux l’a intégré avec d’autres dans La Corde et les Souris, tome II du Miroir des Limbes ; il n’est donc plus imprimé séparément. Néanmoins il reste fameux, et facilement trouvable dans le marché du livre d’occasion. Le reprendre comme titre de ce blogue m’eût donc enfermé dans une perspective exclusivement gaullo-malrucienne.

Les Chevaux de la mort : Dans le même poème susmentionné de Victor Hugo, les deux vers qui suivent immédiatement ceux que je viens de citer ne sont pas moins beaux : « Les chevaux de la mort se mettent à hennir, / Et sont joyeux, car l’âge éclatant va finir ». Mais si on l’isole de ce distique, l’expression devient énigmatique et semble renvoyer à un univers fantastique très conventionnel et dépourvu de toute dimension politique. J’aime le paradoxe de l’allégorie hugolienne, mais l’expression brute ouvrait la porte à trop de contresens. Le même poème offrait encore un autre titre magnifique : L’Avenir des colombes, en référence à ses derniers vers : « C'est mon tour ; et la nuit emplit mon œil troublé / Qui, devinant, hélas, l'avenir des colombes, / Pleure sur des berceaux et sourit à des tombes ». Mais là encore, l’expression nue n’est pas assez explicite. En outre, pour qui est au parfum, les colombes représentent évidemment les pacifistes, droidlomistes et autres bien-pensants. Or si je pense qu’ils mènent à sa ruine le monde passé que j’aime (ou plutôt qu’ils l’enterrent, car il est déjà mort), je ne suis pas absolument convaincu que ce nouveau monde qu’ils édifient soit lui-même voué à une disparition prochaine : je n’exclus pas qu’il soit viable et durable, même si ça me paraît improbable.

Dernière Gerbe : Hugo a aiguillé mon esprit sur l’expression Dernière Gerbe. Il s’agit du titre sous lequel son ami et éditeur posthume, Paul Meurice, a fait paraître en 1902 le troisième des quatre recueils composés par lui, rassemblant les nombreuses poésies inédites laissées éparses par le maître de Guernesey (les trois autres sont Toute la Lyre, Les Années funestes et Océan). Les hugologues n’accordent aucune considération à ces recueils posthumes, dont le choix et l’ordre leur paraissent devoir tout à Meurice et rien à Hugo ; aussi ne sont-ils jamais réédités séparément : on ne les trouve qu’inclus dans les séries d’œuvres complètes de Hugo (et encore, pas dans toutes : l’édition chronologique de Jean Massin a éclaté leur contenu). Bref : seuls les érudits connaissent l’existence de ce (faux) recueil. La référence au pontife de la République (que j’admire autant comme écrivain que je le méprise comme penseur politique) est donc trop peu visible et, partant, trop peu gênante pour me retenir d’adopter cette expression dont je goûte infiniment l’ambivalence. Une gerbe, c’est une botte de céréales coupées, puis de fleurs, c’est-à-dire de choses belles : un nom très adapté pour un recueil de poèmes. Mais le langage populaire contemporain connaît aussi, depuis une trentaine d’années, le déverbal « gerbe », au sens de vomissure*. Ainsi, cette « dernière gerbe » que je propose, ce peut être aussi bien les fleurs que le dégueulis : dernières fleurs à cueillir dans le champ de ruines qu’est la France, ou, selon une démarche baudelairienne, dernières fleurs en quoi métamorphoser les immondices modernes ; – dernier dégueulis à dégurgiter face au spectacle ignoble offert par nos contemporains, avant qu’une nausée suprême ne nous achève, ou dernier dégueulis produit par ces contemporains mêmes, dans leurs orgies décadentes, avant qu’ils soient liquidés par les barbares.

  

* Même si Le Nouveau Petit Robert 2007 ignore curieusement ce substantif, pourtant signalé par le Dictionnaire Historique de la Langue Française de la même maison (1998), pour qui il s’emploie surtout au sens figuré : « c’est la gerbe ».