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28.04.2013

KARL ROSE… SÉLAVY (OU DE LA TUERIE D’ISTRES COMME ACTE SURRÉALISTE)

            Jeudi 25 avril, une fusillade a ensanglanté Istres. Un jeune homme de 19 ans, dénommé Karl Rose, est sorti de chez lui avec une kalachnikof, a abattu deux passants dans leur jardin, a fait feu sur une conductrice de voiture qu’il n’a que blessée, a abattu un autre conducteur, avant de jeter son arme dans le fossé. Des sites nationalistes, comme Riposte laïque, se sont aussitôt emparés de l'affaire pour stigmatiser un djihadiste, parce qu’il se serait réclamé d’Al-Qaïda. Cette information paraît sujette à caution. Les deux autres éléments sur lesquels on s’appuie sont tirés de son compte Facebook : il adhérait à une page « Le judaïsme est une escroquerie de plus de quatre mille ans » (comme si cette opinion tellement voltairienne faisait de vous un combattant de Mahomet !) et à des pages complotistes sur l’affaire Merah : tout cela est bien léger. Des informations plus récentes, relayées notamment par Le Monde, nous disent le contraire : « Selon les enquêteurs, l'adolescent assure "n'être militant de rien", n'avoir aucune conviction politique ou religieuse et ne se revendique d'aucune idéologie ni d'aucun courant de pensée. Il affirme avoir agi seul ». Il semble ainsi qu'on ait surtout à faire à un fondu d’armes à feu et de jeux-vidéo guerriers (en particulier les trop fameux jeux de tir en vue subjective). On est loin d’un militant à la Breivik ou à la Merah : plutôt un adolescent paumé, à qui le monde réel n’offrait aucune perspective motivante. Parents divorcés et brouillés, logement HLM, études médiocres conclues par un bac pro, mauvaise intégration scolaire et sociale, des petits boulots en intérim, des stages vite avortés… une vie de merde, quoi. Heureusement, il y a l’informatique, qui permet de s’inventer une autre existence, l’ordinateur et ses jeux violents qui offrent des sensations fortes,  l’internet et ses sites grâce auxquels on peut développer une passion : pour lui c’était les armes à feu, comme pour d’autres les mangas, le jonglage, les cactus, les serpents, la mythologie scandinave…
            Ce fait-divers tragique vient de déclencher une polémique à multiples facettes : le prévenu avait été condamné à cinq mois d’emprisonnement pour port d’armes prohibées et falsification de documents, qu’il devait bientôt effectuer sous forme de bracelet électronique. On se demande donc si le contrôle judiciaire était assez serré, si la justice n’aurait pas dû être plus rigoureuse et la police plus vigilante aussitôt qu’il a été repéré comme dangereux, etc. Dans les prochains jours ou prochains mois, on va forcément mettre aussi en cause la facilité à se procurer des armes de guerre, et l’influence pernicieuse des jeux-vidéo, et l’internet en général, puisque ce pauvre garçon, si l’on est bien renseigné, n’a pas résisté à la tentation de brouiller la frontière du virtuel et du réel : « Il est dans un registre où il joue depuis des années sur des jeux de guerre. Il est parti sur ce schéma », a indiqué le directeur interrégional de la police judiciaire, Christian Sainte. « Il ne donne pas l'impression d'un guerrier entraîné, explique un policier au Monde. Il n'est pas sorti de chez lui en courant, ni habillé en Rambo... Il a fait tout ça de manière un peu mécanique, au hasard. Comme s'il était dans un jeu vidéo ».
           
            Quand j’entends parler de ce genre d’affaires (désormais fréquente aux E.U.A., bientôt chez nous), je me demande souvent pourquoi il ne se trouve pas de prévenu ni d’avocat qui plaide l’acte surréaliste. Ne serait-ce pas l’occasion d’entrer dans les annales judiciaires et de faire entendre une belle plaidoirie bien stylée, digne de l’impression ? Puisque de toute façon la perpétuité est acquise d’emblée, ne se trouvera-t-il nulle part un Jacques Vergès imprégné d’Aragon et Soupault (les deux avocats du fictif « procès Barrès » en 1921) pour décoiffer les jurés et le public en présentant son client comme un émule du Lafcadio de Gide ? Beaucoup de tueurs en série, semble-t-il, sont mus par un désir obsessionnel de célébrité, comme Érostrate. Que ne voient-ils pas qu’une ligne de défense aussi déconcertante leur assurerait une renommée inégalée, grâce aux discussions inépuisables qu’elle ne manquerait pas de susciter pendant des dizaines d’années !... (Car ne faut-il pas réinventer le surréalisme à l'heure de la « réalité virtuelle » ?) Ah, ma bonne dame, les assassins aussi gagneraient beaucoup à être plus lettrés ! Mais que voulez-vous, la culture se perd… Il suffit pourtant d’ouvrir le Second manifeste du surréalisme d’André Breton andré breton,manifestes du surréalismepour trouver la meilleure justification possible aux meurtres commis par Karl Rose : « C’est même du bouillonnement écœurant de ces représentations vides de sens que naît et s’entretient le désir de passer outre à l’insuffisante, à l’absurde distinction du beau et du laid, du vrai et du faux, du bien et du mal. Et, comme c’est du degré de résistance que cette idée de choix rencontre que dépend l’envol plus ou moins sûr de l’esprit vers un monde enfin habitable, on conçoit que le surréalisme n’ait pas craint de se faire un dogme de la révolte absolue, de l’insoumission totale, du sabotage en règle, et qu’il n’attende encore rien que de la violence. L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon » (André Breton, Œuvres complètes, Pléiade tome I, p. 782-783). Exaltation du rêve, exaltation de la folie, extrémisme assumé (« Je tiens à passer pour un fanatique », ibid. p. 791) : il y a beaucoup à tirer des écrits surréalistes pour quiconque voudrait justifier des tueries gratuites. Au cas où cela ne suffirait noël godin,anthologie de la subversion carabinéepas, on peut trouver d’autres munitions intellectuelles dans l’Anthologie de la subversion carabinée rassemblée par Noël Godin, l’entarteur (L’Age d’homme, 1989, 2nde édition, 2008), mais avec souvent, malheureusement, un arrière-fond idéologique plus ou moins anarchiste, comme il y a aussi des vues politiques chez Breton, hélas : la révolution surréaliste s’est beaucoup trop vite rapprochée de la révolution communiste, de telle sorte qu’il ne s’est plus agi de dynamiter le monde, parce qu’il est le monde, dans l’esprit nihiliste de Dada, mais seulement de dynamiter ce monde-là, le monde capitaliste asservi par la famille, la patrie, la religion, etc. N’importe ! Karl Rose a la chance merveilleuse, hasard objectif s’il en est, d’avoir à sa disposition un patronyme surréaliste : quand on s’appelle Karl Rose, n’est-on pas voué à fusionner avec Rrose Sélavy, l’héroïne surréaliste par excellence ? Karl Rrose Sélavy : car la rose c’est la vie, voilà qui eût enchanté Duchamp, Desnos, Breton et tous les autres ! — Hélas, je crains bien qu’une fois de plus, ni le prévenu ni son avocat ne pensent à cette ressource originale. Comme d’habitude, ils plaideront avec un maximum de pathos le contexte difficile, les querelles familiales, les brimades à l'école, la déstructuration sociale et psychologique, le moment d’égarement, l’inconscience, l’auto-intoxication par l’internet, la tragique perte des repères rationnels et moraux. Un peu comme Maxime Brunerie (le militant néonazi qui a tiré sur Jacques Chirac en 2002, et qui se situe maintenant entre le Modem et Ségolène Royal), Karl Rose expliquera piteusement aux jurés qu’il est désormais sorti de son rêve, qu’il a beaucoup mûri en prison, qu’il a les armes à feu en dégoût, qu’il est sevré de jeux violents, que son acte lui fait horreur, qu’il demande pardon aux familles des victimes, qu’il n’aura pas assez de toute sa vie pour expier, et autres navrantes fadaises. Il sera libéré dans vingt ans, et passera la troisième partie de son existence dans la plus routinière des vies petites-bourgeoises.
            J’évoquais il y a trois jours l’affaire Grégory Villemin. En juillet 1985, au moment où la thèse de la culpabilité de la mère, Christine Villemin, battait son plein, il s’est trouvé un écrivain, Marguerite Duras, non pas pour voler au secours de son innocence (comme Voltaire avec Calas ou Zola avec Dreyfus), mais pour… crier une vision médiumnique de sa culpabilité et, d’un même mouvement, l’absoudre du crime, voire l'en justifier carrément. La sublime, forcément sublime Christine V. marguerite durasdevenait une héroïne tragique, symbole malgré elle de l’oppression des femmes : « Les progrès de ce malheur elle ne les voit pas se faire, c’est certain, elle ignorerait de plus en plus où elle va : une nuit qui descendrait sur elle Christine V. innocente qui peut-être a tué sans savoir comme moi j’écris sans savoir, les yeux contre la vitre à essayer de voir clair dans le noir grandissant du soir de ce jour d’octobre », écrivait Marguerite D. en pleine transe pythique, contaminée par le sublime de son personnage. Faire l'apologie d'une mère qui tue son enfant parce que la vraie vie est ailleurs, seule la littérature pouvait l'oser : c'est aller encore plus loin que Genet s'inspirant des sœurs Papin pour Les Bonnes ou les surréalistes faisant de Violette Nozière leur égérie. Il appartient aux écrivains d'enchanter le monde, même en nous donnant à voir l’infanticide rural comme un dérivatif naturel à la monotonie conjugale, selon le persifflage d'Angelo Rinaldi. Ignorons ces sarcasmes prosaïques et rendons grâce à la sublime, forcément sublime Marguerite D., dont l'illumination à Lépanges nous a montré que la littérature pouvait tout dire, y compris n'importe quoi. Cet épisode fameux de l’histoire intellectuelle française a sans doute signé le suicide de l’engagement des écrivains, – mais quel extraordinaire bouquet final ! On attendra vainement que Christine Angot, l’héritière naturelle de la Duras, trouve une telle inspiration pour justifier les rafales de kalachnikof dont Karl Rose Sélavy, disciple d’André Breton, a arrosé les premiers quidames qu’il a croisés. Quelque chose me dit qu’elle n’y songe même pas. Notre époque manque de poésie.