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19.03.2016

LE JOURNALISME CONTEMPORAIN ET L’EFFONDREMENT DE L’ORTHOGRAPHE

                Depuis quelques années, j’ai la nette impression que la maîtrise de la langue française écrite par les journalistes français a brusquement baissé d’un cran. Celà peut dater des environs de 2010, ou peut-être d’un peu avant ? C’est le genre de phénomène dont on prend conscience par une accumulation de petits signes. Il y a un moment où l’accumulation atteint un niveau tel qu’on se dit : « Ah, la situation a changé ! ». Mais à ce moment-là, on ne se souvient plus de la date d’apparition des premiers petits signes, qui étaient trop légers et encore trop rares pour que leur perception s’inscrivît aussitôt dans le calendrier de la mémoire.
                Bien évidemment, l’erreur est humaine, et les lecteurs les plus maniaques ont toujours pu relever dans leurs journaux favoris des fautes de langue qui avaient échappé à la vigilance des correcteurs. Mais ceux-ci faisaient bien leur travail et ces fautes d’étourderie restaient exceptionnelles. Si exceptionnelles que, paraît-il, quand Le Monde de Beuve-Méry (et peut-être encore Le Monde de Jacques Fauvet [1] ?) en laissait passer une, il se fendait d’un entrefilet le lendemain pour s’en excuser.
                Dans les premières années de l’internet, les articles d’information qu’on pouvait lire sur la Toile gardaient cette bonne tenue de la presse écrite. Le taux de fautes de langue était peut-être légèrement supérieur, mais il restait à un niveau suffisamment bas pour qu’on pût les mettre sur le compte d'une inattention momentanée et pardonnable.
                Entre 2005 et 2010, mettons, la situation s’est dégradée. Les sites des grands médias accusent un relâchement évident. Les fautes sont devenues fréquentes, voire banales. Désormais, c’est presque dans chaque article qu’on est arrêté par une faute grammaticale. Pas par une vénielle faute d’usage orthographique, comme « Amphytrion », « réthorique », « ratrapper », « courier » ou « traditionnaliste ». Non, par des fautes lourdes : fautes de syntaxe, fautes d’accord, fautes de conjugaison, des « il a laisser », des « il à du », des « les choses qu’il a fait », etc.  Je ne parle même pas ici de l’invasion des anglicismes, ni des impropriétés à la mode (« imploser » employé neuf fois sur dix à la place d’ « exploser »), ni des tics du jargon médiatico-technocratique (« impacter », « acter », « différentiel », etc).
                J’ai bien conscience que ce relâchement est dû dans une large mesure à l’internet lui-même. Dans la presse sur papier, même quotidienne, on a le temps d’écrire soigneusement, de relire son article et de le faire relire. Mais un site d’informations doit être hyper-réactif : il faut sortir un article dans l’heure qui suit l’évènement. Le journaliste l’écrit dans l’urgence, le rédac-chef le relit et le valide dans l’urgence. On n’a pas le temps de soigner la forme.
                Cependant cette explication n’est pas entièrement acceptable. Qu’il se fasse lire sur du papier ou sur un écran, un média écrit n’est pas un média oral, il ne répond pas à la même demande. Quand le lecteur lit un article, il sait déjà que l’évènement a eu lieu quelques heures plus tôt (voire quelques jours), il connaît déjà le principal. S’il fait l’effort de lire un article, c’est qu’il attend une information plus approfondie, un peu d’analyse et de réflexion. Il préférera donc un article bien pensé et bien écrit, même avec un léger retard. En outre, ce lecteur ne s’attend pas à rester pantois d’admiration devant la virtuosité du style ou les trouvailles d’expression : il demande juste une langue correcte.
                C’est pourquoi je me dis que quelque chose a changé depuis quelques années. Il y a trop de fautes, et trop grossières, pour qu’on puisse les imputer à l’inattention des rédacteurs pressés par l’urgence de publier le plus vite possible. Je crois que les jeunes journalistes, comme les jeunes professeurs des écoles, maîtrisent beaucoup moins bien la langue française que leurs aînés. Je crois que la plupart de leurs fautes ne sont pas dues à la précipitation, mais à l’incompétence.
                Et j’irai même plus loin. On n’en est pas encore vraiment conscient, mais une digue a sauté : la digue de l’amour de la forme écrite. Si les professeurs des écoles eux-mêmes font beaucoup de fautes, c’est qu’ils (ou plutôt elles) n’ont plus la religion de la perfection langagière (ni, gavées d’Harry Potter et de Marc Levy, le moindre sens de ce qu’est la littérature). Si les journalistes laissent passer tant de fautes grossières dans leurs articles, c’est qu’ils n’y attachent pas une grande importance. Si les directeurs laissent leurs sites pollués par ces taches, c’est qu’ils ne considèrent pas que ce soient de vraies taches… ni une vraie tâche la publication d’articles impeccables (combien de rédactions se dotent d’un service de correction à la hauteur, le payant ce qu’il faut ?). J’écrivais plus haut que le lecteur demande une langue correcte. En vérité, je ne le crois pas. Le lecteur d’hier peut-être, mais celui d’aujourd’hui s’en fiche de plus en plus, car lui-même écrit à la diable. Il y aura toujours quelques grincheux dans mon genre qui gueuleront très fort pour faire croire à leur importance, – comme ce héros moderne qui a envoyé 11 600 courriels en 16 ans – mais je soupçonne que la plupart des lecteurs ne voient même pas les fautes, et s’en fichent pas mal quand ils les voient. L’Éducation nationale délivre massivement son diplôme central, le baccalauréat, à des jeunes gens qui ne savent ni lire ni écrire le français, alors que faire dix fautes dans une copie devrait être éliminatoire. Écoutez comment nos hommes politiques parlent, regardez les touits criblés de fautes des Nadine Morano, des Najat Vallaud-Belkacem, des Aurélie Filippetti, des Pierre Moscovici ou des Nicolas Sarkozy, regardez les productions de nos administrations, même celle de l’Éducation nationale. La vigilance langagière est une vertu du passé, le culte de la forme est une notion périmée – quoique Paul Valéry vît en lui l’essence de l’esprit français. L’élite a lâché la langue, comment voulez-vous que le peuple y tienne encore ?
                La pente catastrophiste de mon esprit incline à croire que la brèche est faite et qu’elle ne va pas cesser de s’élargir. On n’en est encore qu’au début. On ne va pas s’arrêter à des articles en ligne criblés de fautes. Bientôt, on lira la même chose dans la presse sur papier, si ce n’est pas déjà le cas. Puis la graphie « SMS » deviendra de plus en plus courante. À la génération suivante, la notion d’orthographie, c’est-à-dire d’écriture suivant une règle, disparaîtra : la règle finit toujours par s’adapter à l’usage. Quand les mots écrits fautivement seront plus nombreux que les mots écrits correctement, la notion de « faute » paraîtra une absurdité caduque… On écrira n’importe comment, et on pensera n’importe comment. Ce sera le règne de l’approximation, l’empire du flou, le despotisme du débraillé, la tyrannie du jemenfoutisme égocentrique et hargneux. Le négligé dans la langue, le laxisme dans les mœurs, le chaos dans la société.
 
                Je développerai ailleurs ces réflexions. À ceux qui pensent que mes propos sont exagérés, je demande de lire cet article qui les a déclenchés. Il s’agit d’un article écrit par Violette Lazard sur l’arrestation du terroriste Salah Abdeslam à Bruxelles ; il a été publié hier soir, 18 mars 2016, sur le site de L’Obs. Voilà le genre de calamité qu’on peut lire sur le site d’un hebdomadaire qui, naguère, se voulait un fleuron de la vie culturelle française [2]. Dans ce texte qui n’est pas très long, j’ai relevé pas moins de vingt-et-une taches langagières : six fautes d’accord (4°, 13°, 17°, 18°, 19°, 21°), deux confusions de mots homophones (8°, 14°),  une faute d’accent (5°) ; une construction boiteuse (2°) ; cinq maladresses de style (1°, 3°, 7°, 16°, 20°) ; un arabisme absurde (6°) ; un anglicisme répréhensible (15°) ; une ponctuation insuffisante (12°) ; trois graphies inappropriées (9°, 10°, 11°). Les cinq dernières catégories sont de la maniaquerie de puriste, diront certains. Mais les quatre premières relèvent incontestablement de la grammaire de base. Il y a donc dix fautes flagrantes, et onze maladresses améliorables. N’est-ce pas énorme, pour un article de huit paragraphes et sept-cents-huitante [3] mots ? Mme Violette Lazard ne semble pas mieux maîtriser le français qu'un bachelier ordinaire. A-t-elle sa place dans la presse écrite ? Soyez plutôt vendeuse, si c’est votre talent…

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1°) « est dépositaire de bien des secrets » => Mauvais style contemporain, qui remplace fâcheusement les verbes par « être » + adjectif. Dans cet abominable français, on n’admire plus quelqu’un, on est admiratif de quelqu’un… Ici, plutôt que « il est dépositaire de bien des secrets », il valait mieux écrire : « il détient bien des secrets ». C’est plus court, plus léger, plus élégant.

2°) « L'homme qui a participé aux attaques menées à Paris et qui ont provoqué la mort de 130 personnes est blessé » => Phrase mal construite. Les deux subordonnées semblent coordonnées, comme si Mme Lazard avait dit : « l'homme qui a participé et qui ont provoqué »

3°) « L'homme qui a participé aux attaques menées à Paris et qui ont provoqué la mort de 130 personnes est blessé à la jambe mais vivant. Un dénouement incroyable qui vient clore quatre mois de fuite qui le sont tout autant. » => Cette cascade de quatre pronoms relatifs en deux phrases est bien maladroite.

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4°) « l'homme aurait une seconde fois déjouer » => Confusion entre l'infinitif et le participe passé. Il est incroyable de lire une faute pareille sur le site d'un hebdomadaire qui se veut un des meilleurs de la presse française. Ô Jean Daniel, que devient ton journal ?

 

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5°) « Salah Abdeslam aurait-il du mourir en kamikaze ? » => L'accent circonflexe n'est pas facultatif sur ce participe passé.

6°) « Le communiqué de Daech » => L'acronyme « Daech » relève du politiquement correct et du linguistiquement francocide. Ce terme est un sigle arabe, qui signifie al-Dawla al-Islamiya fi al-Iraq wa al-Sham, c'est-à-dire État Islamique en Irak et au Levant. Il convient donc, en français, d'employer le sigle français équivalent E.I.I.L., ou l'expression « État islamique ». Employer « Daech » est nom seulement une absurdité linguistique, mais c'est une façon de se voiler la face sur la dimension islamique de ces terroristes. On notera que les médias anglo-saxons emploient le sigle I.S.I.S. : Islamic State of Iraq and Sham. En anglais, on utilise un sigle anglais, pas un sigle arabe. À croire que les Français aiment se faire envahir, sur leur territoire et dans leur langue

7°) « Le communiqué de Daech [] revendiquait des attentats  []. Ils saluaient également » => D'où vient ce pronom pluriel ? Quel antécédent reprend-il ? Seraient-ce les attentats qui ont salué les martyrs ?? Il faut revoir les bases de la construction d'un paragraphe.

8°) «  Ils saluaient également la mort de "9 martyrs". Hors, aucun attentat n'a jamais eu lieu dans le 18ème » => Confusion entre la conjonction or et la préposition hors, absolument indigne d'un magazine qui prétend avoir de la tenue. 

9°) « la mort de "9 martyrs". […] et 8 terroristes ont trouvé la mort » => Pourquoi écrire ces nombres avec des chiffres ? Il convenait de les écrire en toutes lettres : neuf martyrs, huit terroristes.

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10°) « expliquait à "l'Obs" un haut responsable du renseignement » => On met les titres en italiques, pas entre guillemets. (Et comme l’article fait partie du titre, il devrait porter une majuscule).

11°) « "Il est impossible de le savoir, comme nous ne savons pas quelle était la cible potentielle dans le 18ème arrondissement" expliquait à "l'Obs" un haut responsable du renseignement, interrogé à ce sujet il y a quelques jours. "Seul lui peut le dire." » => L’Obs distingue les citations par des italiques, un léger retrait et un trait vertical gauche. Soit. Mais avec cette longue incise entre deux citations, le protocole propre aux citations est attribué à deux lignes de Mme Lazard. — D'aucuns ajouteraient que l'abréviation « 18ème » est incorrecte, les conventions typographiques officielles (celles préconisées par l'Imprimerie nationale) voulant qu'on écrive plutôt  « 18e ». — Et puisqu'on parle de typographie, on pourrait aussi déplorer l'usage des guillemets anglais (" ") plutôt que des guillemets français (« ») ; mais ce serait là une critique touchant L'Obs en général et non pas Mme Violette Lazard en particulier.

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12°) « Abdelhamid Abaaoud, tué dans l'assaut de Saint-Denis du 18 novembre était un chef. » => Il manque une virgule avant le verbe « était », afin de bien mettre en évidence l'apposition au sujet.

13°) « Salah Abdeslam a lui aussi obéit à des ordres » => Mauvaise désinence pour le participe passé. Vite, un Bescherelle !

14°) « Après avoir plutôt empreinté la voie » => Confusion entre empreinte et emprunt. La journaliste a dû rendre trop tôt le Bescherelle qu'elle avait emprunté à son rédac-chef. On souhaite qu'elle ne laisse jamais son empreinte sur le journal ! Voire qu’elle emprunte une autre voie…

15°) « dealer du cannabis » => Anglicisme à proscrire. On doit dire trafiquer.

16°) « Est-il resté en contact avec Abaaoud, qui lui avait gagné la Syrie, pendant des années ? » => Le pronom tonique « lui » est ici superflu. C'est du style de lycéen. Si vraiment le renforcement du sujet paraissait indispensable, il fallait encadrer le pronom tonique par des virgules.

17°) « Dans les mois précédents les attentats » => Si « précédents » est un adjectif, « les attentats » n'a rien à faire ici. Il est évident que Mme Lazard a voulu employer le participe présent précédant. Décidément, il manque des cours de grammaire dans les écoles de journalisme ! À l’époque précédant la nôtre, les journalistes français savaient écrire…

18°) « encore au Pays-Bas » => Ce nom de pays est un pluriel. Il manque aussi des cours de géographie, apparemment.

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19°) « Mêmes les plus grands voyous » => Ce « même » en début de phrase est un adverbe : il est donc invariable. Même les journalistes sportifs écrivent plus correctement.

20°) «  Salah Abdeslam est lui parvenu à rester caché » => Encore un pronom tonique de renforcement superflu. À supprimer ou, au moins, à encadrer de virgules. On croirait lire la copie d'un lycéen.

21°) « Dans combien d'appartement est-il allé ? » => Mme Lazard se trompe même sur un simple accord de pluriel ! Dans combien d'articles répandra-t-elle encore ce genre de fautes indignes avant de recevoir sa lettre de licenciement ?

 

              À la lumière de cette liste accablante, il convient d’exhorter L'Obs à appliquer toutes affaires cessantes ces deux recommandations : d’une part, engager d'urgence un relecteur-correcteur compétent ; d’autre part, revoir sa politique de recrutement des journalistes !

 

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                P.S. : En début d’après-midi, l’article avait bénéficié d’un léger toilettage (peut-être en partie grâce au commentaire que j’ai envoyé en fin de soirée ?). Quelques-unes des fautes ou maladresses ont été amendées : 2°, 4°, 5°, 7°, 9°, 11°, 12°, 13°, 14°, 16°, 20°, 21°. Il en restait donc encore neuf, dont la 8° (« hors » !), la 17° (« précédents » !), la 18° (« au Pays-Bas » !), la 19° (« Mêmes les voyous » !). Faudrait-il croire que ces quatre fautes grossières sont au-delà non seulement de la compétence de Mme Violette Lazard, mais aussi de la compétence du relecteur-correcteur de L’Obs ?

 

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[1] Hubert Beuve-Méry a été le directeur de publication du Monde de 1944 à 1969. Jacques Fauvet lui a succédé de 1969 à 1981.

[2] Voyez la place que lui accordent Hervé Hamon et Patrick Rotman dans Les Intellocrates. Expédition en haute intelligentsia (Ramsay, 1981) : le chapitre 8 et dernier est consacré au rôle central de ce magazine dans les réseaux du haut-intellectuellat. Le sociologue Louis Pinto a exploré de façon encore plus approfondie le fonctionnement d’un journal qui prétendait fédérer la classe cultivée en France : L’Intelligence en action : le Nouvel Observateur, A.-M. Métailié, 1984.

[3] Celà n’est pas une faute. Partisan d’un très léger toilettage de l’orthographie, je l’applique dans mes textes personnels. On met logiquement une « s » à « cent » quand il est multiplié par un nombre qui le précède. Il n’y a pas de raison que cette « s » tombe quand un autre nombre le suit. – Et je préconise aussi d’adopter « septante », « huitante » et « nonante », tellement plus simples, plus évidents et plus cohérents que « soixante-dix », « quatre-vingt » et « quatre-vingt-dix ». Et d'attacher les mots composés des nombres avec des traits-d'union. Et d'écrire « celà », puisque ce pronom veut dire ce qui est .