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30.03.2013

DE PANTIN À PÉKIN (JULIETTE GRÉCO) : LE CHARME DE LA FRANCE D’AVANT

            « Imaginons la France d’après », proposait Sarkozy pour se faire élire en 2007, ce à quoi il n’a que trop réussi. Moi, je n’ai aucune envie d’imaginer cette France d’après, que tout annonce abominable à tous les égards, ou pire encore qu’abominable : morte et enterrée. Heureusement, nous pouvons encore nous souvenir de la France d’avant, ce paradis perdu.
            Depuis quelques semaines, je suis sous le charme de cette merveilleuse chanson interprétée par Juliette Gréco, « De Pantin à Pékin », que j’ai découverte bien trop tard et réécoute inlassablement. La musique est d’André Popp et les paroles de Pierre Delanoë, assurément un des grands paroliers du second demi-siècle. J’y entends beaucoup de choses : la grâce, la légèreté, la gaîté, la fantaisie, l’espièglerie, une touche de mélancolie désamorcée par l’autodérision… toutes ces qualités divines qui ont fait pendant quelques siècles du peuple français le plus spirituel et le plus enjoué d’Europe. Ici, « tout finit par des chansons », comme chantait le Figaro de Beaumarchais, et cela contribuait à faire de la France ce pays enchanteur où il faisait si bon vivre, envié et admiré par ses voisins.




            Je note que cette chanson est tout entière fondée sur un simple calembour, comme on le découvre par la pirouette finale : j’aime que le texte ne soit qu’un jeu verbal, et que le locuteur ne nous ait entraîné si loin que pour nous révéler que tout cela était une célébration du pouvoir des mots. N’est-ce pas aussi un des propres de la France, le pays littéraire par excellence, que cette croyance dans la gloire du beau langage ?
            Des esprits chagrins pourraient faire un rapprochement entre la thématique de cette chanson et ce qu’il y a de plus affreux dans la post-France d’aujourd’hui : la xénolâtrie impénitente, l’aplatissement servile devant tout ce qui est étranger. Pour ma part, je ne méconnais pas qu’une certaine ouverture aux courants extérieurs a toujours été une des marques de la culture française, qui a longtemps su assimiler ces courants pour les transformer en productions françaises, sans s’y aliéner. Et justement, j’entends dans ce texte malicieux un exemple d’exotisme de pacotille, impudemment francocentriste, qui nous ramène à nous-mêmes plutôt que de nous en arracher : la fascination pour Pékin, purement factice, s’y exprime avec une gouaille toute parisienne. J’exagère à peine en disant qu’après avoir écouté cette chanson si folâtre, on ressent plus l’envie de vivre, aimer et sourire à Pantin, que celle d’aller traîner ses guêtres à Pékin. « Une mandarine, une tasse de thé… et voilà la Chine qui dort à mes pieds ». À quoi bon prendre l’avion ?
            Cette chanson date de 1959 : c’est aussi l’année du roman d’Antoine Blondin, Un singe en hiver, où l’on trouve un autre personnage fasciné par la Chine, mais tellement français lui aussi. Tout le monde sait qu’il a donné lieu trois ans plus tard à un film sublime d'Henri Verneuil, dialogué par Audiard, joué par Gabin et Belmondo (et Paul Frankeur, Suzanne Flon, etc), si poignant par son alliance d’entrain et de mélancolie. En ce temps-là il y avait une poésie de l'ivresse, et les poivrots récitaient Apollinaire... 1959 : il me plaît que « De Pantin à Pékin » précède juste les horribles années 60, dont je pense depuis un moment qu’elles ont été la véritable bascule de la France et de la civilisation, l'époque où tout a commencé à être entraîné dans l’ordure de la démocratie et de la mondialisation, pendant qu’un chef d’État totalement anachronique faisait entendre le chant cygnal de la grandeur passée. La France, et Paris, et la littérature, et un certain art de vivre, et le sens de la gaîté, et l’homogénéité de notre peuple, et l’orgueil d’être le centre du monde : tout cela avait presque parfaitement résisté à la Seconde guerre mondiale, et l’après-guerre semblait offrir encore au monde ce qui faisait notre renom dans l’entre-deux-guerres. Mais tout cela a été emporté par l’avènement de la société de consommation et la singerie de l’Amérique. Les masses sont devenues de plus en plus odieuses, tyranniques, vulgaires, mélangées et aliénées, à mesure qu’elles demandaient toujours plus de respect, de dignité, de liberté et d’égalité. Je ne dis rien d’original : lire et relire Le Vieil homme et la France de Jean Dutourd, où un survivant mesure cette lente déliquescence qui fait disparaître la France depuis maintenant un demi-siècle. La nostalgie fait de nous des vieillards, quel que soit notre âge : mais être un vieillard, c’est vivre au milieu des civilisés, tandis que les jeunes d’aujourd’hui sont des barbares. Tout se transforme et rien ne se crée. L’ouvrier parisien, qui pouvait fredonner « De Pantin à Pékin » avec l’accent de Julien Carette, est devenu un petit bobo banlieusard, mâchant toute la journée son chewing-gum, pacsé à une Arabe, programmant son prochain séjour aux States et affectant d’être fan de R’n’B pour rester copain avec son fils, un crétin à demi-illettré qui déprime de ne pas être assez grand pour avoir la carrière de Kobe Bryant.