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24.10.2018

L’APPARITION DES DOGMES RELIGIEUX, VUE PAR DUMAS FILS, MONTAIGNE ET FONTENELLE

                Alexandre Dumas fils, qui fut très connu à la fin du XIXe siècle pour son théâtre bourgeois, serait totalement oublié aujourd’hui (à l’instar de Théophile Gautier fils ou de Charles Hugo) sans La Dame aux camélias et quelques mots d’esprit (dont je publierai prochainement une sélection). Toute sa production mérite-t-elle de rester ensevelie ? J’ai découvert, dans la deuxième livraison de la luxueuse Revue des lettres et des arts (février 1886), un texte intéressant de lui, intitulé « Une volée de paradoxes » (p. 145-161). Sauf erreur, il n’a jamais été repris en volume. Ce texte est essentiellement consacré aux femmes et au mariage, le grand, l’unique sujet de Dumas fils. Il y énonce ce principe : les femmes n’aiment pas les hommes (p. 156), elles sont beaucoup plus heureuses dans le célibat, d’où un éloge appuyé de la société polygamique des mormons, qui ont découvert un secret : « procurer aux femmes tout le mariage avec le moins de mari possible, ce qui les a rendues parfaitement heureuses » (p. 158). La fin est assez prophétique : Dumas fils annonce l’avènement d’une société où les femmes ne seront plus asservies par l’obsession sociale du mariage, mais oseront assumer pleinement leur vocation secrète pour le célibat, qui sera pour elles « un couvent portatif, avec la liberté » (p. 160). Protestant de son sérieux, il lance aux femmes : « Je vous conseille de prendre votre revanche des hommes, sans le secours de l’homme » (p. 160), une exhortation qui trouve un singulier écho en notre temps marqué par une offensive féministe de grande ampleur.
              Mais tel n’est pas, pourtant, ce qui m’a retenu dans « Une volée de paradoxes ». J’ai surtout goûté, au début, un propos (p. 145-147) sans grand rapport avec la suite, qui m’a semblé tellement intéressant que je tiens à le sortir de l’oubli en l’offrant aux lecteurs de ce blogue. Dumas fils explique comment une allégation aussi extravagante que la chute momentanée de la Lune sur le Champ-de-Mars pourrait trouver créance, et même se voir promue au rang de dogme.
               Certes, on pourra n’y voir qu’un petit récit spirituel et vain, une anecdote loufoque et creuse de causeur habitué à briller dans les dîners mondains. J’y vois pour ma part une magnifique illustration du processus par lequel des esprits sensés, pas seulement des imbéciles, en viennent à admettre la possibilité d’évènements totalement aberrants, pour autant qu’ils puissent s’intégrer dans un système de croyances auquel son ancienneté a conféré une reconnaissance publique que l’on prend, hélas, pour de la crédibilité philosophique. Un apologue fictif ne prouve rien, bien évidemment, mais celui-ci montre efficacement comment peut se créer un dogme religieux.
                 Ce texte invite au rapprochement avec un texte de Montaigne, qu’on trouve dans le chapitre 11 du troisième livre des Essais, « Des boiteux » [1]. C’est une des grandes pages de la libre-pensée française. Cinquante ans avant le Discours de la méthode, cent ans avant l’Histoire des oracles de Fontenelle, Montaigne nous donne une leçon de doute méthodique. Il perçoit admirablement à quel point l’esprit humain se gorge de chimères, et les répand sans s’en rendre compte, de telle sorte que notre raison doit se défier de toutes les fables accréditées par la rumeur publique. Un tel morceau sape les fondements de la croyance religieuse, d’autant que Montaigne l’illustre par une anecdote dont il a eu directement connaissance : il s’en est fallu de peu qu’une nouvelle apparition prophétique ne fût ajoutée à la longue liste des miracles chrétiens, alors qu’il ne s’agissait que d’une farce de trois adolescents. Le processus de l’illusion collective est ainsi nettement démonté, et cependant, plus de quatre siècles après, des millions de gens gobent encore les apparitions de la Vierge à Fatima, La Salette, L’Île-Bouchard ou Medjugorge, ou le voyage de Mahomet sur un cheval ailé, se rendant de La Mecque à Jérusalem en une nuit, ou le Livre de Mormon apporté à Joseph Smith par l’ange Moroni avec deux pierres magiques pour le déchiffrer, ou les Élohim qui ont enlevé et ramené Claude Vorilhon alias Raël, ou La Révélation d’Arès dictée par Jésus à Michel Potay !
                   Le texte de Montaigne appelle à son tour la comparaison avec une célèbre page de l’Histoire des oracles de Fontenelle [2], où celui-ci montre pareillement à quel point nous sommes enclins à spéculer sur les causes de n’importe quoi, et notamment à voir partout des signes envoyés par Dieu, alors que nous devrions commencer par établir solidement la validité des faits, surtout quand ils sortent de l'ordinaire. Combien de croyants passent une partie de leur vie à s’imprégner de fumeux ouvrages mystiques, sans jamais chercher à se renseigner sur la fiabilité historique du dossier documentaire concernant les faits et les paroles qu’on attribue douteusement à un certain illuminé juif connu sous le nom de Jésus de Nazareth ! Et pourtant, quand des récits hagiographiques, dont les auteurs ne sont même pas des témoins directs, nous disent qu’il a rencontré Satan dans le désert, qu’il a marché sur l’eau, qu’il a multiplié les pains, qu’il a changé l’eau en vin, qu’il a ressuscité des morts et qu’à son dernier cri, il y eut un tremblement de terre et des saints qui sortirent de leur tombeau pour errer dans Jérusalem, – n’y a-t-il là pas des contes pour les fous et les sots, des sornettes sans plus de vraisemblance que la dent d’or, des fantaisies mythologiques qu’un homme de bon sens doit regarder avec la même ironie que l’histoire de la Lune tombée sur le Champ-de-Mars imaginée par Dumas fils ?

 

 

DUMAS FILS, « Une volée de paradoxes » (1886)

          Pour moi personnellement, qu'il s'agisse des hommes ou des femmes, s'il y a quelque chose qui m'étonne encore, c'est qu'on s'étonne encore de quelque chose. On viendrait me dire demain matin que la Lune est tombée, la nuit, dans le Champ-de-Mars, que tous les Parisiens y courent et qu'il y a déjà des trains de plaisir organisés en province pour venir voir ça, que je me dirais : « c'est possible » et que je me tiendrais au courant des nouvelles. Il y aurait évidemment des incrédules de parti pris, des sceptiques, de ces gens qui tranchent de tout, qui nieraient le fait, sans se déranger, et qui croiraient avoir répondu irréfutablement, en montrant le soir la Lune, à sa place accoutumée ; n'importe ; il y aurait aussi d'autres gens qui croiraient au phénomène ; il y en aurait même qui l'auraient vu, et, avant de prendre fait et cause pour ou contre, un homme judicieux ferait bien de chercher de quel côté est son intérêt.
            Une chose impossible dite résolument et hardiment devant beaucoup d'imbéciles a bien des chances d'être vraie un jour. Attendez seulement trois ou quatre-cents ans et regardez. Évidemment la Lune n'aura pas cessé de se balancer ou de courir dans le ciel, comme un globe de lampe à gaz, selon que la nuit sera claire ou nuageuse, évidemment on dira toujours en revoyant le premier quartier : « C'est aujourdhui nouvelle lune, il faut espérer que le temps va se mettre au beau » ; évidemment il y aura encore des gens qui la regarderont avec de grands télescopes, convaincus que c'est et que celà restera le meilleur et le seul moyen de la voir de plus près ; mais il s'en trouvera aussi pour dire : « Quand on pense qu'en 1885, elle est tombée à Paris dans le Champ-de-Mars ! J'aurais bien voulu être là ! » Et à ceux qui voudraient nier, les convaincus répondraient : « Pourquoi pas ? Dieu est-il tout puissant ? — Oui, répondraient les autres. — Est-ce lui qui a fait la Lune ? — On le dit. — On le dit ; on le dit, ce n'est pas répondre. S'il est tout-puissant, il a tout fait, et s'il a tout fait, il a fait la Lune comme le reste, c'est bien clair. Fait-il opérer à la Lune tous les jours, en vingt-quatre heures, son évolution autour de la Terre et depuis des milliers d'années ? — C'est certain. — Eh bien, il est autrement difficile de faire la Lune et de la faire tourner autour de la Terre avec cette rapidité-là, que de la laisser tomber tout bonnement dans le Champ-de-Mars ou autre part si cela lui plaît. — Mais. — Dites-moi que vous ne croyez pas en Dieu, c'est bien plus simple. — Je ne dis pas celà. — Alors où est la preuve qu'il n'a pas fait ce miracle comme tant d'autres, puisqu'il y a de très honnêtes gens qui l'affirment, qui l'ont vu et qui l'ont relaté immédiatement ? Ce qui est extraordinaire c'est qu'il ne l'ait pas fait plus tôt, ne fût-ce que pour fermer la bouche aux mécréants de votre espèce. Ah ! si j'étais le Bon Dieu, moi, je vous en ferais voir bien d'autres. »
           Quand on en serait arrivé à ce genre d'arguments, nombre de gens qui n'en croiraient cependant pas un mot, finiraient par ne plus rien objecter. Et si, pour des raisons dont ils n'ont pas à rendre compte, ils avaient mis leurs enfants dans des écoles où l'on eût besoin que le fait de la chute de la Lune sur la Terre fût consacré, quand les professeurs de ces écoles interrogeraient ces enfants et leur demanderaient : « Que s'est-il passé de mémorable en France, l'an 1885 ? », les enfants, sous peine d'être refusés à leurs examens, répondraient : « La Lune est tombée à Paris dans le Champ-de-Mars. » Et le dimanche, les parents, en entendant celà, ne les contrediraient pas, toujours à cause des raisons excellentes qu'ils auraient pour que leurs enfants reçussent ce genre d'instruction « dont les avantages sont, somme toute, supérieurs aux inconvénients. » Et ils feraient signe à certaines personnes présentes qu'ils verraient un peu ahuries, de ne rien dire, parce qu'on doit respecter les convictions de tout le monde, et qu'en définitive, il faut croire à quelque chose. dumas fils,une volée de paradoxes,lune champ de mars,superstition,dogme,miracle,crédulité,esprit critique,rationalisme
         Maintenant, supposons, par impossible, que la forme du gouvernement de la France ne soit plus, à cette époque-là, ce qu'elle est aujourdhui, et que ce nouveau gouvernement, armé de toutes les foudres nécessaires, divines et humaines, juge bon, surtout après les désordres et les désastres où nous aurait jetés le libre examen, d'imposer à tout le monde, comme article de foi, et sous peine de mort, cette tradition de la chute de la Lune, il y aurait toujours et tout-de-même des gens qui recommenceraient à dire : « Non, non, non, la Lune n'est pas tombée dans le Champ-de-Mars en 1885 ni en aucune autre année. J'offre d'en faire la preuve scientifique, et vous pouvez me couper la tête tant que vous voudrez, je n'en démordrai jamais. »
          Voilà donc un fait absolument impossible qui pourrait néanmoins être affirmé par les uns et nié par les autres, parce qu'il n'y a pas une ineptie sur laquelle les hommes ne soient prêts à discuter éternellement.

 

 

MONTAIGNE, Essais, III, 11. « Des boiteux » (1585)

           Je rêvassais présentement, comme je fais souvent, sur ce combien l’humaine raison est un instrument libre et vague. Je vois ordinairement que les hommes, aux faits qu’on leur propose, [s’emploient] plus volontiers à en chercher la raison qu’à en chercher la vérité : ils passent par-dessus les présuppositions, mais ils examinent [avec soin] les conséquences. Ils laissent les choses, et courent aux causes. Plaisants causeurs. La connaissance des causes touche seulement celui qui a la conduite des choses, non à nous qui n’en avons que la souffrance, et qui en avons l’usage parfaitement plein et accompli, selon notre besoin, sans en pénétrer l’origine et l’essence. […]  Ils commencent ordinairement ainsi : « Comment est-ce que cela se fait ? » – « Mais se fait-il ? » faudrait-il dire. Notre discours est capable d’étoffer cent autres mondes et d’en trouver les principes et la contexture. Il ne lui faut ni matière ni base. Laissez-le courir : il bâtit aussi bien sur le vide que sur le plein, et de l’inanité que de matière. […] Je trouve quasi partout qu’il faudrait dire : « Il n’en est rien ». […] Et peu de gens [manquent], notamment aux choses malaisées à persuader, d’affirmer qu’ils l’ont vu, ou d’alléguer des témoins desquels l’autorité arrête [nos objections]. Suivant cet usage, nous savons les fondements et les moyens de mille choses qui ne furent [jamais] ; et s’escarmouche le monde en mille questions, desquelles et le pour et le contre est faux. […] La vérité et le mensonge ont leur visages conformes, le port, le goût et les allures pareilles : nous les regardons de même œil. Je trouve que nous ne sommes pas seulement lâches à nous défendre de la piperie, mais que nous cherchons et convions à nous y enferrer. […]
           J’ai vu la naissance de plusieurs miracles de mon temps. Encore qu’ils s’étouffent en naissant, nous ne laissons pas de prévoir le train qu’ils eussent pris s’ils eussent vécu leur âge. Car il n’est que de trouver le bout du fil, on en dévide tant qu’on veut. Et y a plus loin de rien à la plus petite chose du monde, qu’il n’y a de celle-là jusques à la plus grande. Or les premiers qui sont abreuvés de ce commencement d’étrangeté, venant à semer leur histoire, sentent par les oppositions qu’on leur fait où loge la difficulté de la persuasion, et vont calfeutrant cet endroit de quelque pièce fausse. […] L’erreur particulière fait premièrement l’erreur publique, et à son tour après, l’erreur publique fait l’erreur particulière. Ainsi va tout ce bâtiment, s’étoffant et formant de main en main : de manière que le plus éloigné témoin en est mieux instruit que le plus voisin, et le dernier informé mieux persuadé que le premier. C’est un [processus] naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime que c’est ouvrage de charité de la persuader à un autre ; et pour ce faire, ne craint point d’ajouter de son invention, autant qu’il voit être nécessaire en son conte, pour suppléer à la résistance et au défaut qu’il pense être en la conception d’autrui. […] La parole vive et bruyante, comme est la mienne ordinaire, s’emporte volontiers à l’hyperbole. Il n’est rien à quoi communément les hommes soient plus tendus qu’à donner voie à leurs opinions : où le moyen ordinaire nous [fait défaut], nous y ajoutons le commandement, la force, le fer et le feu. Il y a du malheur d’en être là, que la meilleure touche de la vérité ce soit la multitude des croyants, en une [foule] où les fous surpassent de tant les sages en nombre. […] C’est chose difficile d’[arrêter] son jugement contre les opinions communes. La première persuasion, prise du sujet même, saisit les simples ; de là elle s’épand aux habiles, sous l’autorité du nombre et ancienneté des témoignages. Pour moi, de ce que je n’en croirais pas un, je n’en croirais pas cent-un. Et ne juge pas les opinions par les ans. […]  Notre vue représente ainsi souvent de loin des images étranges, qui s’évanouissent en s’approchant. […] C’est merveille, de combien vains commencements et frivoles causes naissent ordinairement si fameuses [opinions]. Celà même en empêche l’information. Car, pendant qu’on cherche des causes et des fins fortes et pesantes, et dignes d’un si grand nom, on perd les vraies : elles échappent de notre vue par leur petitesse. Et à la vérité, il est requis un bien prudent, attentif et subtil [enquêteur] en telles recherches, [impartial et sans idée préconçue].
           […] Passant avant hier dans un village, à deux lieues de ma maison, je trouvai la place encore toute chaude d’un miracle qui venait d’y [échouer], par lequel le voisinage avait été [occupé] plusieurs mois, et commençaient les provinces voisines de s’en émouvoir et y accourir à grosses troupes, de toutes qualités. Un jeune homme du lieu s’était joué à contrefaire une nuit en sa maison la voix d’un esprit, sans penser à autre finesse qu’à jouir d’un badinage présent. Celà lui ayant un peu mieux [réussi] qu’il n’espérait, pour étendre sa farce à plus de ressorts, il y associa une fille de village, [tout-à-fait] stupide et niaise ; et furent trois enfin, de même âge et pareille [capacité] ; et de prêches domestiques en firent des prêches publics, se cachant sous l’autel de l’église, ne parlant que de nuit, et défendant d’y apporter aucune lumière. De paroles qui tendaient à la conversion du monde et menace du jour du jugement (car ce sont sujets sous l’autorité et révérence desquels l’imposture se tapit plus aisément), ils vinrent à quelques visions et mouvements si niais et si ridicules qu’à peine y a-t-il rien si grossier au jeu des petits enfants. Si toutefois la fortune y eût voulu prêter un peu de faveur, qui sait jusques où se fût accru ce batelage ? Ces pauvres diables sont à cette heure en prison, et porteront volontiers la peine de la sottise commune ; et ne sais si quelque juge se vengera sur eux de la sienne.
          On voit clair en celle-ci, qui est découverte ; mais en plusieurs choses de pareille qualité, surpassant notre connaissance, je suis d’avis que nous [suspendions] notre jugement aussi bien à rejeter qu’à recevoir. Il s’engendre beaucoup d’abus au monde ou, pour le dire plus hardiment, tous les abus du monde s’engendrent de ce qu’on nous apprend à craindre de faire profession de notre ignorance, et que nous sommes tenus d’accepter tout ce que nous ne pouvons réfuter. Nous parlons de toutes choses par précepte et résolution. […] On me fait haïr les choses vraisemblables quand on me les plante pour infaillibles. J’aime ces mots, qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions : « à l’aventure », « [quelque peu] », « quelque », « on dit », « je pense », et semblables. Et si j’eusse eu à dresser des enfants, je leur eusse tant mis en la bouche cette façon de répondre, enquêtante, non résolutive : « qu’est-ce à dire ? », « je ne l’entends pas », « il pourrait être », « est-il vrai ? », qu’ils eussent plutôt gardé la forme d’apprentis à soixante ans que de représenter les docteurs à dix ans, comme ils font. Qui veut guérir de l’ignorance, il faut la confesser. […] L’[étonnement] est fondement de toute philosophie, [la recherche] le progrès, l’ignorance le bout. [Mais en vérité], il y a quelque ignorance forte et généreuse qui ne doit rien en honneur et en courage à la science, ignorance pour laquelle concevoir il n’y a pas moins de science que pour concevoir la science.

 

 

FONTENELLE, Histoire des oracles (1686), I, 4

          Il serait difficile de rendre raison des histoires et des oracles que nous avons rapportés, sans avoir recours aux Démons, mais aussi tout cela est-il bien vrai ? Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait ; mais enfin nous éviterons le ridicule d'avoir trouvé la cause de ce qui n'est point. Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d'Allemagne, que je ne puis m'empêcher d'en parler ici.
          En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d'or, à la place d'une de ses grosses dents. Horatius, professeur en médecine à l'université de Helmstad, écrivit, en 1595, l'histoire de cette dent, et prétendit qu'elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu'elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs. Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens et aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d'or ne manquât pas d'historiens, Rullandus en écrit encore l'histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d'or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit sur la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu'il fût vrai que la dent était d'or. Quand un orfèvre l'eût examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée à la dent avec beaucoup d'adresse ; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre.
          Rien n'est plus naturel que d'en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n'avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d'autres qui s'accommodent très bien avec le faux. De grands physiciens ont fort bien trouvé pourquoi les lieux souterrains sont chauds en hiver, et froids en été ; de plus grands physiciens ont trouvé depuis peu que cela n'était pas. Les discussions historiques sont encore plus susceptibles de cette sorte d'erreur. On raisonne sur ce qu'ont dit les historiens, mais ces historiens n'ont-ils été ni passionnés, ni crédules, ni mal instruits, ni négligents ? Il en faudrait trouver un qui eût été spectateur de toutes choses, indifférent, et appliqué.

 

 

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[1] Montaigne, Essais, III, 11 ; Pléiade, 2007, p. 1072-1076 ; ou Pochothèque, 2001, p. 1595-1601 ; ou éd. Villey, P.U.F.,  1978, p.  1026-1030.

[2] Fontenelle, Histoire des oracles, I, 4 ; éd. Marcel Didier, 1971, p. 29-34.