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05.11.2011

JACQUES DARRAS ET LES LANGUES EUROPÉENNES (revue critique)

jacques darras,qui parle l'européen,le cri        Intéressé par tout ce qui concerne l'Europe, son identité et ses cultures, je me suis laissé attirer par l'essai de Jacques Darras (traducteur d'Ezra Pound, Malcolm Lowry et quelques autres): Qui parle l'Européen ? L'Europe dans la contrainte des langues nationales, Le Cri éditions, Bruxelles, 2001. Hélas, j'ai perdu mon temps. Cet essai est malheureusement dépourvu de tout intérêt. 180 pages de bavardage. En gros, l'auteur invite les Européens à mieux connaître les grandes langues européennes, faute de quoi c'est l'anglais qui s'imposera comme le seul intermédiaire entre eux, avec l'appauvrissement que cela implique. C'est tout. Il le dit en cinq lignes en haut de la page 60 (et le répète p. 172). Tout le reste est inutile. En feuilletant le livre, j'étais tombé sur quelques passages qui m'avaient semblé intéressants. Mais la lecture intégrale révèle que, faute de thèse directrice, ces passages sont complètement vains. L'auteur étale son érudition sur le concept de nation, sur Fichte, sur Humboldt, sur la formation de la Prusse, sur la différence entre les façons dont Français et Anglais conçoivent leur langue, sur le Luxembourg, sur la Suisse, sur la Belgique, sur Dante, sur la poésie en tant que source et vecteur de nationalisme, sur Whitman et Mallarmé, sur la traduction, sur Heidegger, sur la culture viennoise, sur la psychanalyse… mais il n'y a pas un seul instant où le lecteur ait l'impression de suivre une réflexion qui l'amène quelque part. Au contraire, plus on avance et plus on s'agace de ne lire que d'affligeants truismes, déjà cent fois entendus, dont ni l'élégance de l'expression ni les références livresques ne parviennent à masquer la totale vacuité. En reparcourant le livre pour nourrir mon compte-rendu, je suis plusieurs fois tombé sur des suites de trois ou quatre pages dont je n'arrivais même pas à saisir le nerf. Qu'il est fascinant cet art de parler pour ne rien dire…
            L'auteur déplore que les rares penseurs qui aient essayé de penser l'Europe (notamment Edgar Morin et Hans-Georg Gadamer) soient bien décevants, se contentant d'appeler de leurs vœux pieux une méta-nation, une union plurielle, une intégration de l'altérité, autant de formules toutes faites qui, dépourvues de contenu concret, ne sont d'aucune utilité (p. 61-65). C'est à juste titre qu'il les taxe l'un après l'autre de « désinvolture», eux qui proposent sur ce sujet crucial une réflexion aussi creuse. Or lui-même n'a rien de mieux à nous vendre ! Il en a dailleurs conscience à la fin du chapitre suivant : « Mais voici que nous retombons dans le piège dont nous espérions sincèrement nous déprendre ! Est-il possible d'imaginer une fusion qui pourrait n'être ni sélective ni exclusive ? » (p. 100). Bonne question, dommage qu'il n'ait pas plus de réponse à fournir que ceux qui l'ont déçu. Mais alors, à quoi bon ce livre ? De fait, ce chapitre avait examiné les échecs grandissants de la Suisse et de la Belgique … pour déboucher sur une évacuation pure et simple de ce qu'ils révélaient ! : « Il faut cependant croire à l'histoire européenne, il faut croire à l'Europe comme à la possibilité d'un équilibre entre les forces naturellement égoïstes et contradictoires des nations. » Le refuge dans la foi pour échapper aux leçons de l'observation ! le déni du réel ! c'est encore pire que Morin et Gadamer ! Et après encore quatre chapitres de vaines digressions supplémentaires, J. Darras nous fait partager son amour des fleuves (« la parole aux estuaires », titre du dernier chapitre) et n'imagine rien de mieux qu'un appel lyrique à s'identifier à… un ponton : « Je propose que l'Europe se conçoive désormais comme un embarcadère, légèrement arrimé dans la houle menaçante d'une bouche de fleuve ouverte à plusieurs flux de langues, plusieurs commerces de paroles qui, tout le temps qu'elle parlerait, se saurait tenue ouverte par l'ouverture même de son image, avec quelquefois dans l'intervalle de deux poèmes, la liberté ou non de se taire, de se fermer. » (p. 182, dernière phrase du livre). Proposer une métaphore poétique en guise de politique, n'est-ce pas aussi une arrogante désinvolture ? M. Darras ayant dailleurs publié un livre intitulé Moi j'aime la Belgique !, on peut même se demander s'il n'était pas le dernier qualifié pour donner des leçons sur l'Europe. Car s'il y a un État en Europe qui n'est pas l'expression d'une Nation mais une construction purement artificielle voulue par des politiciens, et dont l'éclatement inéluctable a une valeur exemplaire qui condamne le projet fédéral européen, c'est bien la Belgique. Ah non, j'oubliais aussi la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie. Et l'U.R.S.S. !
            Concernant l'érudition de M. Darras, elle ne doit pas être exagérée : je n'ai pratiquement rien appris. Il se contente de généralités assez convenues sur des références qu'il est aisé d'acquérir. Mon esprit pinailleur relève même une petite tache : l'inventeur de l'espéranto, Ludwik Zamenhof, est qualifié de Russe (p. 152). Or, s'il était par la force des choses sujet du Tsar, Zamenhof doit plutôt être considéré comme Polonais, étant né sur le territoire polonais et ayant vécu la majeure partie de sa vie à Varsovie. Vétille insignifiante ? Voire ! Cette façon d'inscrire autoritairement un homme dans un empire auquel il n'a pas eu le choix de ne pas appartenir, n'est-elle pas symptomatique de l'Europe qu'on nous prépare, impitoyable raboteuse des identités nationales ? On pourrait répondre que Zamenhof était beaucoup plus Juif que Polonais, mais cela ne change rien : il est bien connu que les Empires protègent les minorités, qui sont un moyen de miner par en-dessous les Nations qu'eux-mêmes écrasent au-dessus. Et tel est bien le vrai sens de l'Union Européenne : le jour où il n'y aura plus que des Européens, les Juifs, les Tziganes et les Corses subsisteront toujours par leur solidarité communautaire, mais il n'y aura plus ni Français ni Allemands ni Polonais.
            Signalons enfin que M. Darras, qui est aussi traducteur et poète, se pique de beau style, comme on a déjà pu le voir par son envolée finale. Cet ami des fleuves aime les métaphores naturelles : « une bouture permanente de la campagne au milieu de la ville » (p. 91), « ces glissements plus ou moins innocents sur la neige du sens » (p. 105), mais aussi anatomiques : « une relation ombilicale au lexique » (p. 117), « reconnaître humblement l'existence du corps mythique de la langue et se soucier assidûment de ce corps dans ses rigidités de cadavre ou ses souplesses de vivant » (p. 163) ; il ne recule pas devant le mot rare : « suturer» (p. 9), « évangéliaire » (p. 89), « muchée » (p. 93), voire le néologisme : «volontaristement » (p. 33), « diffèrement » (p. 67), « villageoisisme » (p. 94) , « ambiphone» (p. 118),  « paysanner » (p. 119), « quadrivial » (p. 154). Toutefois cette attention à la langue ne l'empêche pas de commettre des bévues d'étudiant : « vitupérer contre » au lieu de vitupérer (p. 91-92) et « rien moins » au lieu de rien de moins (p. 173). Mais je lui fais là une querelle de pion. L'important n'est-il pas de parler joliment, de quoi qu'on parle ? Car avec un style poétique, on peut tout faire, y compris évaluer le nombre d'anglophones dans le monde : « Le concert des voix anglaises atteindrait aujourdhui quelque chose comme sept-cents millions de choristes » (p. 47) ; ou exprimer le manque d'assurance de la construction européenne : « Nous laissons la forte minorité de ceux qui refusent l'effacement des vieilles frontières, les Serbes patriotiques d'ici et d'ailleurs, défenseurs des anciens et sinistres rythmes, couvrir bruyamment de leurs chants le silence de ceux qui n'osent pas publier leurs doutes » (p. 68) ; ou déplorer l'influence trop partielle de Rousseau sur la Révolution : « rien de ce qui était suisse en lui, sa sensibilité agreste et bucolique, son goût des petites paysanneries se suffisant à elles-mêmes, ne passa dans le grand mouvement de passion fusionnelle qui souleva la France révolutionnaire et fut relayé par la geste napoléonienne » (p. 89) ; ou méditer sur la poésie moderne : « ce creusement de plus en plus profond de l'origine linguistique, travail obscur conduisant aux frontières dangereuses de l'aphasie, dressa une muraille d'hermétisme au cœur même de la langue nationale, la dotant d'une assise fondatrice inébranlable » (p. 115) ; ou se moquer de Heidegger : « Ah ! vraiment quel charpentage moderne pour le romantisme des origines que cette bâtisse philosophique rénovée par la nostalgie heideggerienne l'adossant telle une vieille cabane teutonne à sa forêt » (p. 155). Je suis loin d'être hostile à cette volonté d'échapper à la vulgarité du lexique commun. Tout le problème est que cette recherche d'un style plus raffiné n'a de sens que s'il est mis au service d'une pensée originale. S'il ne s'agit que d'habiller des clichés, l'effet produit est tout simplement grotesque.
            Car encore plus grotesque est la suffisance avec laquelle M. Darras use notre patience en alignant les truismes les plus décourageants : « Le prestige de la langue suit souvent celui des armées » (p. 13) ; « c'est par la langue que se crée l'identité nationale » (p. 24) ; « jamais il n'y eut de centre légal de l'anglais » (p. 46) ; « le problème linguistique belge dépasse l'étroitesse des frontières nationales pour prendre le statut d'un problème européen à part entière » (p. 92) ; « rares furent les poètes européens qui […] se hasardèrent à écrire dans une autre langue que la leur » (p. 117) ; « la poésie la plus "barbare", la plus prétendument primitive affirme qu'au cœur de la langue il y a un livre » (p. 127) ; « le Livre n'existe que dans et par le mouvement » (p. 130) ; « la traduction est devenue tâche majeure de sauvetage » (p. 136) ; « l'apprentissage de notre propre langue comme langue étrangère est manière de rentrer chez nous en intrus » (p. 141) ; « la langue écrite a un pacte "faustien" avec chaque histoire nationale » (p. 177), etc. Le plus puant de tous étant le dernier paragraphe de l'introduction, qui accomplit la génuflexion de rigueur devant le grand devoir de Contrition et de Repentance, dont un citoyen honorable ne saurait faire l'économie, quel que soit le sujet qu'il aborde :
               « L'Europe n'a plus le droit d'oublier ces vides, ces vacances, ces blessures mal cicatrisées. Il y a une douleur de l'Europe qui lui est consubstantielle. Elle seule aura eu le privilège du mal, qu'elle a laissé mainte fois éclore comme des fleurs nocturnes dans ses jardins. L'Europe est d'abord et avant tout devoir de mémoire. C'est impérativement par là qu'elle doit recommencer. Nous n'en sommes, avouons-le, qu'au début. Tout ce qui en face croit relever de la diversité, du spécifiquement local ou régional, du réveil des coutumes ancestrales, tout ce que réunit cet affreux et détestable mot d'enracinement ne pèse par comparaison d'aucune gravité. Il y eut unanimité dans le mal en Europe, c'est la seule forme d'unité que l'Europe aura connue jusqu'à présent. Une Europe des cimetières, des camps de concentration et des charniers compose un itinéraire plutôt refroidissant. Mais la marche à l'union qui ne tiendrait pas compte de cette signalétique monumentale se fourvoierait. C'est à la lumière de cette lucidité qu'il convient spécifiquement de reprendre le problème des langues nationales et des frontières dans l'Europe d'aujourdhui. » (p. 9).
            On a vu que le problème n'avait pas été « repris » une seule seconde. Et s'il a été regardé de loin, ce n'est même pas à la lumière de la Choa ou des totalitarismes, dont il n'est jamais question ! Belle preuve que la dernière phrase n'a aucune portée réelle, n'étant insérée que comme une « signalétique » de politiquement correct. Rassurez-vous, nous prévient l'auteur, on ne trouvera rien là qui risquerait d'effaroucher les bien-pensants. Les jeux sont faits d'avance : tout argument tendant à faire primer la diversité sur l'unité est disqualifié d'avance. Diversité = enracinement = camps de concentration, qu'on se le dise ! Aussi le problème des langues nationales et des frontières de l'Europe ne pouvait-il être traité : s'aplatir aussi totalement devant la grande idée reçue de la mentalité contemporaine, c'est renoncer à penser. Il y a fort à parier que tout livre qui commence par une déclaration aussi pitoyablement suiviste ne contiendra aucune idée intéressante, voire aucune idée du tout. Avoir lu ce livre m'a permis de vérifier que le pari était tenable.