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18.08.2012

VERLAINE VICTIME DU PÉDAGOGIQUEMENT CORRECT !

            À l’époque où les bacheliers sortaient du lycée en étant nantis d’une solide culture littéraire, c’est-à-dire il y a plus de quarante ans, presque tous connaissaient l’ « Art poétique » de Verlaine. Ce poème (écrit en avril 1874 et publié dans Jadis et naguère en 1884) énonce les grands principes de la poétique verlainienne, en particulier le primat de la musicalité et la préférence pour l’impair. Comme il se doit, il joint l’exemple au précepte, en osant ce mètre rarissime qu’est l’ennéasyllabe, tout au long de ses neuf quatrains. Le premier est de loin le plus connu, et un bon lettré le connaît par cœur :

« De la musique avant toute chose,verlaine
Et pour celà préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. »

             Un autre quatrain se détache dans la mémoire d’un lettré, parce qu’il est souvent cité, c’est le septième. Il a celà d’ironique qu’il attaque la rime… alors que Verlaine n’a jamais écrit en vers blancs, et dans ce poème pas plus que dans les autres :

« Ô qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ? »

        Eh oui : quand Verlaine, contemporain de Jules Ferry, veut désigner un être bizarre, exotique, extravagant, qui ne raisonne pas selon les normes occidentales et qui n’entend pas la langue française avec l’oreille absolue, il pense au nègre. Oh, pas le nègre ordinaire, car celui-là, après tout, ne serait peut-être pas aussi éloigné de nous qu’il le faut pour que l’argument porte. Non, pour faire bon poids, Verlaine incrimine un « nègre fou » : l’adjectif, paradoxalement, affaiblit l’étrangeté inhérente au substantif. De la sorte, le deuxième vers rassemble, en quatre mots, quatre raisons possibles qui ont pu concevoir cette aberration poétique que serait la rime : l’immaturité, la surdité, l’étrangèreté, la folie. C’est que Verlaine vit dans une époque où les Européens sont tous des blancs. Il n’a rien d’un théoricien des races comme Gobineau ou Vacher de Lapouge ; il ne s’intéresse guère à la mission civilisatrice de la France auprès des races inférieures. Il se contente de reprendre une idée courante de son époque, qui est si solidement garantie par le bon sens le plus général qu’elle ne pose aucun problème à ses yeux : le nègre, c’est l’Étranger par excellence. Il ne voit pas autre chose.
            Mais c’est déjà trop pour nos censeurs modernes. Il est insupportable de penser que le nègre, ce semblable, ce frère, puisse être un étranger. Il est même intolérable d’employer le mot « nègre ». éditions foucher,gabriel conesa,vincent absous,carole jouffre,daniel lequette,stéphanie perrein-lemaire,littérature,manuel littéraire,français,lycée,premières technologiquesVerlaine n’a aucune excuse, même pas celle d’appartenir à son époque. On ne peut pas mettre une pareille horreur sous les yeux d’un adolescent d’aujourd’hui. L’éducation étant une formation de l’esprit, elle doit former (formater ?) les esprits conformément aux dogmes en vigueur, sans laisser passer une seule idée subversive, un seul terme inapproprié. Il faut donc réécrire Verlaine pour le rendre conforme à la pensée unique.
            Vous croyez que j’exagère ? Alors prenez un manuel scolaire paru aux éditions Foucher en 2001. C’est un manuel de français destiné aux 1ères STG, STI, STL, SMS. Il s’intitule Premières technologiques – FRANÇAIS. Il est dû à Gabriel Conesa, Vincent Absous, Carole Jouffre, Daniel Lequette, Stéphanie Perrein-Lemaire. Le premier est Professeur des universités, les quatre suivants sont professeurs de lettres modernes, deux certifiés et deux agrégés. Ouvrez ce manuel à la page 184. Lisez le poème de Verlaine. Regardez bien le vers 26. Oui ! vous lisez : « Quel enfant sourd ou quel enfant fou ». Vous n’en croyez pas vos yeux, vous les fermez, vous les ouvrez, vous les frottez, vous les rouvrez, vous relisez trois fois, dix fois, le vers 26. Non, vous ne vous trompez pas. Monsieur Conesa et ses collaborateurs ont réécrit Verlaine !
            Ils auraient pu se fendre d’une petite note explicative pour dire que Verlaine n’était pas un affreux raciste qui voyait dans le nègre un être irrémédiablement inférieur, plus proche du singe que de l’homme (car on se demande comment un singe aurait pu inventer la rime), mais qu’il voyait juste en lui un étranger n’ayant pas un sens en quelque sorte inné de la musicalité française. Ou alors, d’une façon plus sévère, ils auraient pu blâmer le poète de n’avoir aucune réflexion, de reproduire servilement les poncifs de son temps, d’être incapable de deviner à l’avance ce qu’on penserait un siècle plus tard. C’eût été faire confiance à l’intelligence des élèves, et au conformisme idéologique des enseignants. Mais il est vrai que si le second est acquis, la première fait problème. Et puis, c’est un manuel pour les classes techno, hein ! C’est-à-dire des classes où les élèves « issus de la diversité » sont nettement plus nombreux que dans les filières générales. Des classes remplies de nègres qui pourraient se voir mortellement vexés (soyons fous à notre tour) qu’on puisse les soupçonner d’avoir inventé la rime, ce bijou en toc qui sonne faux, – et que pourtant Verlaine respecte impeccablement.
            Je plaisante ? À vrai dire je n’en sais rien. Je me demande si les auteurs de ce manuel ont sérieusement cru que ce terme suffirait à brouiller les élèves d’origine africaine avec toute l’œuvre du Pauvre Lélian, et que leurs collègues enseignant en lycée seraient incapables de prononcer à son sujet quelques phrases qui permettent d’éviter que le cours de français se transforme en guerre civile. J’incline à croire qu’ils ont vu dans le mot « nègre » une grossièreté inacceptable, un mot sale, indécent, obscène. Ce n’est pas tant les élèves africains qu’il s’agit de ne pas froisser : ce sont tous les autres à qui il ne faut pas mettre des abominations sous les yeux. Dans les années 50, Lagarde et Michard censuraient discrètement Rabelais pour éviter que les classes de filles tombassent sur ses cochonneries. Aujourd’hui ce n’est plus le sexe qui est obscène, c’est la race. Monsieur Conesa et ses collaborateurs ne sont pas pudibonds en ce qui concerne la chair. Page 106, ils proposent le sonnet de Rimbaud « Vénus anadyomène », éloge parodique d’une grosse femme « belle hideusement d’un ulcère à l’anus ». Pages 50-51, on a la lettre n° XXXVIII des Liaisons dangereuses, celle où Valmont raconte, dans un lit, qu’il se sert du dos nu d’une conquête comme d’un pupitre ; le texte est illustré d’une gravure libertine et d’une photo du film de Roger Vadim montrant tous deux une femme nue. Pages 210-213, on a un petit dossier sur Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, opposé à La Naissance de Vénus de Cabanel, avec pas moins de trois textes de Zola défendant l’indécence réaliste du peintre anti-académique. Ailleurs, il n’est pas difficile de trouver d’autres poitrines de femmes dénudées, grâce à Klimt (p. 160), Botticelli (p. 161), Puvis de Chavannes (p. 163), Cranach (p. 218), Baldung (p. 223), etc. Les élèves ne pourront donc pas ignorer que les femmes ont des seins… mais ils passeront toute l’année de 1ère sans croiser cette horreur qu’est le mot « nègre », et sans soupçonner que le brave Verlaine a pu commettre l’infamie de l’employer.
            Est-il besoin de dire que cette censure invisible n’est pas seulement odieuse, mais qu’elle est doublement stupide ? Sur le plan moralo-politique, effacer le mot « nègre » des textes littéraires n’est pas plus futé que de repousser la poussière sous l’armoire. Celà ne permettra ni de l’éradiquer de la langue, ni de lui retirer sa connotation insultante. Par contre, le jour où la censure sera révélée (comme ce petit article y contribue), celà montrera aux Africains résidant sur notre sol qu’on leur a menti pour leur donner une fausse image de ce que nous sommes. Et peut-être même que certains Français blancs en seront écœurés, et en concevront un ressentiment légitime contre ces élites dirigeantes qui n’hésitent pas à manipuler les textes des grands auteurs pour mieux faire avaler la pilule du métissage forcé.
            Sur le plan littéraire, quelle crédibilité peuvent garder M. Conesa et ses collaborateurs après un trucage aussi éhonté ? Substituer un mot à un autre dans un texte en prose d’un écrivain serait peu défendable. Mais dans un poème ! Et dans un poème dont tout le propos consister à vanter la musicalité !! Faut-il être un enfant sourd pour croire que « quel nègre fou » sonne de la même manière que « quel enfant fou » ! Verlaine n’a pas voulu cette allitération en « f », et il a encore moins voulu que son vers reposât sur un parallèle, avec deux fois le même substantif accompagné de deux adjectifs différents. Pouvait-on se moquer plus impudemment de lui ? « De la musique avant toute chose », disait-il : non, du politiquement correct dabord, répondent-ils ! On notera la formidable ironie du petit chapeau introductif : « Les mots valent pour leurs sonorités propres et pour les résonances qu’ils créent au contact d’autres mots ». Quelle imposture, à la lumière de la manipulation commise dans le texte donné en exemple ! Les auteurs du manuel Foucher se moquent de nous : ils croient en vérité que les mots n’ont aucune valeur, puisqu’on peut les substituer sans problème. (On notera en outre leur manque de sérieux dans le respect du paratexte. Verlaine a dédié son poème à Charles Morice (1860-1919) mais, désinvoltes ou assez incultes pour ignorer ce poète symboliste assez lié à Verlaine, ils ont déformé son nom en « Charles Morio ».) À moins qu’au contraire, ils aient une telle idée du pouvoir de dynamite du langage qu’ils préfèrent désamorcer les mots aux résonances explosives ? Beau sujet de dissertation : « En quoi peut-on dire que les censeurs sont ceux qui se font la plus haute idée de la littérature ? ». En attendant, le quadruple attentat : contre le texte, contre la musique, contre la poésie, contre Verlaine – est flagrant. Ceux qui pensent que l’antiracisme est un totalitarisme sont servis. Non content de mentir en permanence en déformant les données scientifiques, historiques, sociologiques, le voilà qui malmène la littérature. Ô diversité, que de crimes (contre les blancs) on commet en ton nom ! 

 

      —  Lire aussi ce complément : Verlaine, Rimbaud et le nègre.

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