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15.11.2014

FRANZ-OLIVIER GIESBERT OU LA LÉGÈRETÉ DE L’ANTI-ZEMMOURISME

franz-olivier giesbertLe succès du dernier livre d’Éric Zemmour, Le Suicide français, affole l’Établissement. Toutes les voix « autorisées » par les médias de l’oligarchie y vont de leur petite tribune pour démolir le rebelle qui ose dresser son accablant bilan, et l’on en vient même à mettre en doute la réalité de son succès de librairie.
                Le directeur du Point, Franz-Olivier Giesbert, ne pouvait manquer de joindre sa voix à ce concert. Ce journaliste, qui eut un peu de talent jadis, à l’époque où il portait une cravate, est devenu depuis un certain temps le pur et simple porte-voix de la pensée unique libérale, obsédée par la liquidation de tous les « archaïsmes » qui freinent la dissolution de la France dans le néo-capitalisme mondial. Simple relais de ses patrons au profit desquels il prêche chaque semaine le catéchisme de l’oligarchie, ne déversant plus qu’une insipide eau-de-vaisselle à longueur d’éditoriaux, affectant un parler et une mise vestimentaire relâchés pour faire moderne, il a perdu toute vigueur, toute originalité, toute pertinence.
                Son texte contre Zemmour (éditorial du Point, 13 novembre 2014) est un bon exemple de ce vide dans lequel il se complaît. Aucune véritable argumentation, mais juste la pose d’étiquettes infâmantes, comme si celà suffisait à réfuter l’adversaire : Zemmour est fils de Maurras, c’est un disciple de Barrès, il est proche à la fois de l’extrême-droite (« en communauté de pensée totale avec Marine Le Pen ») et de l’extrême-gauche (« il y a en lui quelque chose d'Olivier Besancenot ou de Nathalie Arthaud »), il incarne « un courant ultraconservateur », il est « rongé par le nationalisme, avatar de l'égoïsme », un « nationalisme fébrile et transi, j'allais dire morbide ». Inutile d’en dire plus : ces termes invalident à eux seuls tout ce à quoi on les applique. Zemmour n’est pas seulement un salaud, c’est aussi un malade ! F.-O. Giesbert juge indigne de lui de condescendre à contre-argumenter, préférant récuser en bloc le pavé de son adversaire : « On passera sur les abondantes contrevérités du Suicide français ». Quelles contrevérités, on n’en saura rien. Pour toute réfutation, le journaliste se contente de renvoyer au livre de Joseph Macé-Scaron (le plagiaire en série) qui vient de paraître : La Panique identitaire (Grasset). Coup double : il s’épargne la fatigue d’avoir à discuter le livre de Zemmour, tout en passant de la rhubarbe à un distingué confrère qui saura bien lui renvoyer le séné à l’occasion. Les médiacrates vivent entre eux et ne discutent qu’entre eux.
                Au passage, Giesbert reproche à Zemmour de ne jamais donner aucun chiffre pour soutenir ses démonstrations et de ne pas chercher à prouver ses dires : « ce serait une perte de temps ». Cette accusation lui revient dans la figure comme un boumerangue, car lui-même fait fi de toute rigueur intellectuelle. La moindre des choses, quand on torche un article aussi expéditif, c’est de ne pas l’alourdir par une citation imaginaire. C’est pourtant ce que fait Giesbert, toute honte bue. Vérifier une citation, faire preuve d’acribie à défaut de style ? Pensez-donc, ce serait une perte de temps ! Dommage, celà lui aurait évité une jolie boulette.
                Pour établir un lien entre Zemmour et Barrès, Giesbert affirme en effet que celui-ci « disait en pleine affaire Dreyfus : "L'âme française, l'intégrité française est aujourd'hui insultée et compromise au profit d'étrangers, par l'infâme machination d'autres étrangers, grâce à la complicité de demi-intellectuels, dénationalisés par une demi-culture." ».
                Raté, M. Giesbert, Maurice Barrès n’a jamais écrit celà !
              Cette phrase est tirée d’une lettre ouverte de Lucien Herr à Maurice Barrès, parue dans La Revue blanche du 15 février 1898 (tome XV, p. 242). Elle a été reprise dans un volume anthologique d’articles de Lucien Herr : Choix d’écrits I. Politique, Rieder, 1932, page 43. C’est un texte important, qui fait date dans l’histoire intellectuelle car il concrétisa la rupture entre Barrès, devenu un des hérauts du camp antidreyfusard, et ses jeunes admirateurs de gauche (au premier rang desquels Léon Blum). Aussi cette phrase, par laquelle le bibliothécaire de l’École Normale résume la pensée de Barrès pour mieux s’y opposer, a-t-elle frappé nombre d’esprits qui se sont penchés sur cet épisode.
                On la trouve par exemple citée dans la préface que Guy Dupré a donnée aux lettres de Maurice Barrès et Charles Maurras : La République ou le Roi. Correspondance inédite 1888-1923, Plon, 1970, pages XVII-XVIII. Dupré, bien sûr, n’isole pas la phrase comme Giesbert. Il cite aussi des phrases qui précèdent, quoique de manière peu rigoureuse (coupes invisibles, ponctuation non respectée, mots changés) : « C’est [petite coupe non signalée] pour des motifs sérieusement réfléchis que je viens vous dire : ne comptez plus sur l’adhésion des [Herr : de] cœurs qui vous ont été indulgents dans vos moins tolérables fantaisies [trois gros paragraphes sautés]. Votre idée – et c’est je crois toute votre opinion dans l’affaire qui obsède, par le monde entier, les hommes qui ont à quelque degré le souci de la justice – c’est que l’âme française [etc] », ainsi que des phrases qui suivent : « Vous êtes trop intelligent [Herr : sage] pour être dupe tout à fait de cette idée [Herr : dupe tout à fait], mais, il n’y a pas à dire, vous êtes dupe jusqu’à un certain point », etc. Un recopiage très approximatif, comme le montrent mes rectifications entre crochets (et encore ai-je laissé la ponctuation refaite par Dupré), mais au moins n’attribue-t-il pas à Barrès ce qui revient à Herr [1] ! — Serge Berstein, dans sa biographie de Léon Blum (Fayard, 2006), consacre près de deux pages à la rupture entre Barrès et l’équipe de La Revue blanche. S’attardant longuement sur le texte de Lucien Herr, il cite lui aussi la phrase qui a marqué Giesbert (1ère partie, chapitre II, section 5, p. 57-58), en allongeant la citation par la phrase immédiatement postérieure. Naturellement, il indique où ce texte est paru, et n’attribue pas le résumé polémique de Herr à Barrès lui-même.
             Giesbert aurait-il mal lu le texte de Lucien Herr ? Allons donc ! Un homme aussi léger a mieux à faire que de se documenter sérieusement. Bien plutôt a-t-il servilement recopié cette fausse citation dans un ouvrage de seconde main qui a commis le premier l’erreur d’attribution. Il y a des chances que ce soit dans un de ces livres oiseux dont le plagiaire récidiviste Alain Minc envahit régulièrement les étals des librairies (et sans doute les usines de pilonnage de livres invendus, car qui peut bien acheter un livre d’Alain Minc ?). alain mincCe parangon de la pensée unique, refaisant ce que Bernard-Henri Lévy avait déjà fait avant lui (Les Aventures de la liberté. Une histoire subjective des intellectuels, Grasset, 1991) a en effet signé chez Grasset en 2010 Une histoire politique des intellectuels : l’article indéfini du titre, à lui seul, dit l’imprégnation de M. Minc par la langue donc la pensée anglo-saxonnes. Saluons la probité et la dextérité d’un auteur capable d’annoncer d’où il parle dès le tout premier mot du titre ! Au chapitre 23 de cette compilation sans intérêt, le conseiller des grands patrons de la finance et de la politique commet la même erreur que Giesbert : « Comme s’ils avaient longtemps été tus, les mots les plus violents apparaissent sous la plume de Barrès : » écrit-il avant de citer la même phrase que le directeur du Point. Des mots qui apparaissent sous la plume d’untel : très jolie façon d’introduire une citation apocryphe qu’untel n’a jamais écrite ! Et aussitôt après Minc, ou son nègre, montre qu’il n’est pas loin de la bonne source : « C’est à Lucien Herr qu’il revient d’acter le divorce [acter le divorce, mondieu, quel style…]. Il ne laisse aucune place à une hypothétique réconciliation : », puis une citation de l’article susmentionné de Herr.
           Cependant, quand on connaît Alain Minc, on se doute bien qu’il n’a effectué aucune recherche personnelle pour nourrir son livre. Et son nègre (pardon : son « documentaliste ») a dû lui aussi s’abstenir de toute plongée dans les sources primaires. Quel est l’ouvrage que le nègre a éhontément démarqué ? Il n’est pas difficile de le trouver : il s’agit du Siècle des intellectuels de Michel Winock (Seuil, 1997). Winock est un historien plutôt sérieux et estimable, mais il faut bien reconnaître que la plupart de ses livres, qui sont des synthèses, des compilations, des recueils d’articles, auront peu apporté à l’historiographie contemporaine. Le Siècle des intellectuels, en particulier, est un ouvrage médiocre et inutile : cet épais volume n’est qu’une chronique qui raconte sans originalité, par chapitres séparés qui se veulent autant de flaches sur un homme ou un évènement, l’histoire des intellectuels français. Winock n’exploite pas d’archives inédites et n’avance pas d’idée originale, il ne fait que mettre en récit discontinu ce qu’on savait déjà. En somme, il ne fait pas d’histoire, il fait du journalisme. Sur le même sujet, mieux vaut lire le livre de Pascal Ory et Jean-François Sirinelli : Les Intellectuels en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Armand Colin, 1986, qui offre une approche plus universitaire.  michel winock,le siècle des intellectuels
            Mais si Winock fait du journalisme, au moins devrait-on le créditer de le faire en historien, c’est-à-dire avec plus de sérieux que B.-H.L et Alain Minc. Hélas ! C’est avec tristesse que je prends Winock en flagrant délit d’emmêlage de fiches. Le premier chapitre de la première partie, « La visite à Barrès », est centré sur la rupture entre Blum (représentant des jeunes dreyfusards) et Barrès. Winock consacre une page (la p. 18 de la réédition en Points-Histoire, n°H364, 2006) à la diatribe de Lucien Herr. Et il a le malheur d’écrire : « Herr reproche à Barrès de se soucier comme d’une guigne de Dreyfus. Coupable ou innocent, la question n’a en effet pas d’intérêt aux yeux de Barrès qui proclame "que l’âme française [etc]" ». On peut supposer que l’historien avait recopié la phrase sur une fiche relevant les points-clefs du texte de Herr et que, reprenant sa fiche quelques années plus tard, il la lut en croyant que c’était une citation de Barrès faite par Herr, ce pourquoi il a pu écrire de bonne foi que c’est Barrès qui proclamait celà. Et les lecteurs qui lui font confiance reprennent la phrase sans se poser de question. Ah là là ! On ne vérifie jamais assez ses citations.
             En tout cas, il ne fait aucun doute que c'est bien ce livre de Winock que Minc, ou son nègre, a démarqué. Comme je l’ai dit plus haut, Minc enchaîne la fausse citation de Barrès avec une vraie citation de Herr, bien donnée pour telle. Or Winock donne aussi cette même citation à la fin de son paragraphe ! Au paragraphe suivant, Minc ajoute une citation antisémite de Barrès. Comme par hasard, cette citation se trouve aussi dans le livre de Winock, au chapitre 4 (p. 46). En doutiez-vous ? Moi pas. Il serait amusant de lire le livre de Minc en parallèle avec celui de Winock : trouverait-on chez Minc beaucoup de citations que Winock n’a pas produites avant lui ? Y aurait-il matière à un troisième procès ? [2] Je laisse celà à d’autres.
              Quant à Giesbert, qu’il ait emprunté sa fausse citation à Minc ou directement à Winock importe peu. Le fait est qu’il ne l’a pas vérifiée lui-même. Il a beau jeu de critiquer Zemmour sur sa légèreté alors qu’il n’est même pas capable de placer une citation authentique dans un article rapide et superficiel. A-t-il vraiment lu le livre de Zemmour, au fait, ou s’est-il contenté des comptes-rendus hostiles de ses confrères, de même qu’il a lu Barrès à travers les résumés fautifs de Minc ou Winock ?

 


[1] Cette préface a été reprise dans Dis-moi qui tu hantes, Rocher, 2002, p. 169-224, sous le titre « La feue France ». La citation de L. Herr se trouve p. 181.

[2] Alain Minc a déjà été condamné deux fois pour plagiat. Son livre Spinoza, un roman juif (Gallimard, 1999) démarque servilement Spinoza, le masque de la sagesse de Patrick Rödel (Climats, 1997) ; sa biographie croisée L’Homme aux deux visages. Jean Moulin, René Bousquet, itinéraires croisés (Grasset, 2013) contrefait officiellement quarante-sept passages du René Bousquet de Pascale Froment (Stock, 1994 ; Fayard, 2001), laquelle avait relevé plus de trois-cents emprunts. Faut-il qu’il soit puissant pour trouver encore des éditeurs qui publient ses médiocres opuscules, et des médias pour en faire la réclame !