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16.08.2013

MA RENCONTRE AVEC JACQUES VERGÈS

jacques vergès           En hommage à Jacques Vergès qui vient de disparaître, je publie ici une note que j'ai rédigée il y a six ans, relatant un échange des plus succincts entre lui et moi, dans le cadre d'une séance de ciné-cleube, en juillet 2007. J'étais loin de partager toutes les prises de position de J. Vergès, mais je me retrouvais souvent dans son combat contre l'impérialisme et la bien-pensance droidlomiste, et j'appréciais sa personnalité originale, son sens de la provocation, sa culture, son patriotisme. C'était un des personnages les plus remarquables de la comédie contemporaine. Quelques années plus tôt, j'avais pris plaisir à lire son livre d'entretiens Le Salaud lumineux. On y trouve par exemple cet échange délicieux : « Et Hitler, le défendriez-vous ? – […] Si M. Hitler vient me voir et me dit : “Maître, parmi les milliers d'avocats qu'il y a dans le monde, vous êtes à mes yeux le plus grand. Je n'ai aucune illusion sur la condamnation qui sera prononcée, c'est le maximum ; si on peut réinventer le supplice de la roue ou du pal on le fera pour moi. Mais je voudrais au moins que vous donniez sa dimension esthétique à ma vie”, croyez-vous qu'humainement  j'aurais le droit de refuser ? – Et M. Mitterrand, le défendriez-vous ? – Là, je ferais seulement mon devoir… » [1]. Je suis conscient que Vergès n'était pas un véritable rebelle, et que toute sa « rupture » consistait à retourner les principes du Système contre celui-ci, et non pas à adopter d'autres principes. Néanmoins, il lui sera beaucoup pardonné pour ce genre de pieds-de-nez. 

 

            Je vais voir au XXX le film documentaire de Barbet Schroeder sur le terrorisme, L'Avocat de la terreur, pour profiter de la présence de Vergès en personne. X me rejoint un peu en retard. Vergès joue un rôle central dans la première partie du film (la défense des poseurs de bombe du FLN), mais il devient plus marginal dans la seconde partie, consacrée à la nébuleuse gaucho-islamiste des années 70-80 (Waddi Haddad, Georges Habache, Carlos, Magdalena Kopp et Bruno Bréguet, Anis Naccache, Georges-Ibrahim Abdallah, Klaus Croissant, etc). Tout cela est d'ailleurs un peu confus. On apprend que Carlos et compagnie avaient bien leur base de repli derrière le rideau de fer (RDA et Hongrie), mais que pour autant ils n'étaient pas télécommandés par les pays de l'Est, qui semblaient au contraire s'en méfier grandement et dont la police politique les surveillait 24h sur 24.   
            La salle était bondée et les questions n'ont pas cessé pendant plus d'une heure, questions d'ailleurs un peu répétitives. Il répond en bon sophiste un peu cabot, avec les mêmes idées et les mêmes formules déjà sorties cent fois dans les médias. J'ai tenté de casser cela en intervenant à mon tour : « Depuis trente ans, on vous pose sempiternellement la même question : "comment pouvez-vous défendre des terroristes, des nazis, des dictateurs ?", et depuis trente ans vous faites sempiternellement la même réponse : "tout homme a droit à être défendu, nul homme n'est un monstre, nul n'est coupable avant d'avoir été jugé", etc. Maître Vergès, vous qui avez publié un livre intitulé Le Salaud lumineux et un autre intitulé Beauté du crime, pourquoi ne vous assumez-vous pas plus franchement ? Pourquoi ne déclarez-vous pas une fois pour toutes : "Oui, j'aime défendre les salauds, oui, j'aime scandaliser les bien-pensants, oui, j'aime être seul contre tous, et je vous emmerde" ? ». Il a bien ri, et a répondu que j'avais raison sur le fait qu'il les emmerdait, et qu'en effet, un proverbe africain disant que les dindons allaient en troupeau et le lion tout seul, il préférait être lion que dindon [2]. Bref, une réponse mi-chèvre mi-chou. C'est dommage qu'à 83 ans il ne se débarrasse pas de ses oripeaux humanistes et n'aille pas enfin au bout de son cynisme.
            Il ne fait d'ailleurs pas son âge, même s'il fait plus tassé et vieilli qu'à la télé et qu'il est un peu sourd. Dans l'ensemble, la salle lui était très favorable, et il a été maintes fois applaudi, mais surtout quand il affirmait avec force les droits imprescriptibles de la défense et sa conception exigeante de la démocratie, comme quoi…
            Le seul point sur lequel il a été un peu asticoté, c'est sur le Cambodge, et il y avait de quoi. Selon lui, le nombre des victimes est incertain et infixable, entre 300 000 et 3 millions, il faut tenir compte des bombardements américains, de la faim et des épidémies, les gens sur place ne parlent pas des Khmers rouges comme les Occidentaux, il n'y avait pas d'intention génocidaire, et autres calembredaines ;  il s'est défendu en haussant la voix et le ton, l'ambiance est devenue tendue, on frôlait l'incident. Il s'étonne qu'une grande révélation du film (un colonel du SDECE déclare que le 1er ministre Michel Debré lui avait donné l'ordre d'abattre 4 avocats ; seul le premier l'a été, Vergès était le n°2) ne suscite aucun remous dans les médias. Sans doute, mais ce qu'il dit au début du film sur le génocide cambodgien n'en suscite pas non plus, or ça relève à mon avis du pur négationnisme. Il y a quelques années, on a mené une campagne contre un professeur du Collège de France (Gilles Veinstein) parce qu'il avait tenu des propos "révisionnistes", mais beaucoup moins, sur le génocide arménien. 
            X et moi pensons en outre que sa fameuse "défense de rupture" est une des sources de l'horrible "démocratie d'opinion" qui s'est installée, c'est-à-dire la tyrannie des sondages, puisqu'elle consiste à contourner et torpiller la sérénité du Droit en faisant appel devant l'émotion populaire. A-t-il conscience d'avoir contribué à pervertir le débat public en répandant l'idée qu'une campagne d'opinion rondement menée peut venir à bout des décisions officielles les plus légitimes ? J'ai incité X à poser cette question (moi j'avais déjà posé la mienne, le micro était très demandé), mais il s'est désisté. Dommage.

 

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[1] Jacques Vergès, Le Salaud lumineux. Conversations avec Jean-Louis Remilleux, Édition n°1 / Michel Lafon, 1990 ; rééd. Livre de poche n°7375, p. 120-121.

[2] En refeuilletant Le Salaud Lumineux, je m'aperçois d'un fait curieux. Vergès y citait déjà cette phrase, mais en l'attribuant à Alfred de Vigny : « Les dindons vont en troupe ; le lion est seul dans le désert » (p. 56). Comme les autres citations lancées par Vergès dans le livre, elle est approximative, car donnée de mémoire et non vérifiée. Mais on trouve bien ceci, dans un fragment de 1844 du Journal d'un poète : « Poème. Les animaux lâches vont en troupes. – Le lion marche seul dans le désert. Qu'ainsi marche toujours le poète ». (Vigny semble se souvenir de Byron, car celui-ci avait déjà écrit dans Manfred, acte III, scène 1 : « Je dédaignai de faire partie d'un troupeau de loups, quand même c'eût été pour le guider. Le lion est seul : je  suis comme le lion »). Comment se fait-il qu'en 2007 Vergès ait transformé en proverbe africain une phrase qu'en 1990 il avait attribuée justement à Vigny ? J’ai compris en tout cas d’où venaient ces dindons absents du Journal d’un poète. La mémoire de Vergès a télescopé cette phrase avec une autre, qui vient de Marat, et qu’on trouve dans diverses publications sur la Révolution française. Dans le prospectus qui accompagne le premier numéro de La Tribune des patriotes, éphémère publication de mai 1792, que Camille Desmoulins rédigea en collaboration avec Fréron, il écrit que Fréron et lui se sont vu répondre fièrement par Marat, dont ils avaient sollicité la collaboration : « L’aigle va toujours seul, et le dindon fait troupe » (voir Œuvres de Camille Desmoulins, publiées par Jules Claretie, tome I, Charpentier, 1906, p. 240). Desmoulins a dû être marqué par cet alexandrin, puisque, quelques mois plus tard, il écrit dans le n°12 des nouvelles Révolutions de France et de Brabant (17 octobre 1792) : « Jean-Paul Marat, en un mot, aussi isolé au milieu de la Convention que lorsqu’il était sur une fesse, dans sa cave, et fidèle à sa devise : L’aigle va toujours seul, et le dindon fait troupe, – ne pourra jamais, auprès des hommes de bonne foi, passer pour faire un parti, et pour chef de la dindonnière… ». Et l’année suivante, dans le numéro trois du Vieux cordelier (15 décembre 1793) : « Enfin, il y a une troisième conspiration, celle qui n’est pas la moins dangereuse ; c’est celle que Marat aurait appelée la conspiration des dindons… » (Le Vieux cordelier, édition critique par Henri Calvet, Armand Colin, 1936, p. 85). On peut dailleurs se demander si ce n’est pas Vigny qui aurait télescopé la phrase de Marat avec celle de Byron pour forger la sienne. Mais la transformation en un proverbe africain est un symptôme de la xénomanie contemporaine : nous ne croyons même plus en notre propre héritage, et tout ce qui a une couleur un peu exotique doit forcément avoir été inventé par des étrangers… Par ailleurs, l’internet étant ce qu’il est, on ne s'étonnera pas que cette fausse citation tirée du Salaud lumineux se trouve déjà sur quelques sites en tant qu'aphorisme de Vigny.