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22.06.2014

PSYCHOPATHOLOGIE DU ZAPPEUR, PAR BERNARD PIVOT (morceau choisi)

         Voici une brillante diatribe antimoderne, qui nous fait voir le désastre moral, philosophique, existentiel qu’a engendré la zappette, ou télécommande, cet objet si commun depuis environ trente ans que nous ne sommes même plus conscients de la façon dont son usage effréné a modifié notre rapport au monde. Bernard Pivot y montre qu'il n'est pas seulement une des grandes figures de la télévision française, mais aussi un observateur perspicace de ses perversions. De façon remarquable, il ne se contente pas ici de stigmatiser le comportement du téléspectateur, mais élargit son propos en voyant dans le zappage une attitude générale de l’homme moderne, quoiqu'on puisse reprocher à ce texte de ne pas aller encore assez loin. C'est aussi qu'il date de 1990, donc avant l’avènement de l’internet, qui nous permet de papillonner encore plus complètement d’une page à l’autre de l’immense réseau électronique… Il faudrait convoquer Baudrillard pour le compléter : le réel a été absorbé par le virtuel. Les quelques dizaines de chaînes de télévision sont maintenant englobées dans des millions de sites que nous essayons frénétiquement de parcourir, et c’est la planète tout entière que nous croyons avoir enfermée dans notre petit écran, qui nous obnubile au point que nous ne regardons plus rien d’autre : plus nous croyons posséder le monde et plus il nous échappe. La modernité est un dérèglement, donc une maladie : plus nous sommes puissants et plus nous sommes malheureux.

J’ai recopié ce texte dans : Bernard Pivot, Le Métier de lire. Réponses à Pierre Nora, Gallimard, 1990 ; rééd. Folio n°3552, 2001, pages 87-93. J’ai juste francisé quelques anglicismes, notamment « zapping » en « zappage ».

 

 

bernard Pivot,Le métier de lire         Je tiens l'appareil à zapper, la télécommande, pour l'une de ces inventions qui ont modifié, non seulement notre comportement devant et avec la télévision, mais, assez profondément, nos manières, notre psyché. Je n’irai pas jusqu’à dire que les changements apportés par la pilule anticonceptionnelle n’ont pas été plus importants et plus déterminants que ceux qui ont découlé de l’utilisation quotidienne, permanente, frénétique, maniaque, de la télécommande, mais je soutiens que ce que cette dernière a déplacé en nous compte plus qu’on ne croit.
         Le zappage — pitonnage, en québécois — c'est d'abord, qui ne l'a constaté ? le don d'ubiquité. Il suffit d'appuyer avec son pouce sur des boutons pour passer d'un ouesterne à une émission politique en direct de Matignon, d'une joute de rugby en Nouvelle-Zélande à un clip de rock, à un téléfilm qui se déroule en Provence ou à un jeu dans un studio des Buttes-Chaumont. On est partout en même temps ou presque, on fonce d'un lieu à un autre, on saute d'une histoire à une autre, on rompt un discours pour en attraper un autre, on se soustrait brutalement à une logique, à une cohérence, pour, avec tout autant de violence, s'insérer dans une autre logique que nous abandonnerons peut-être dans l'instant, ne serait-ce que parce que nous ne les comprenons pas, pour voler vers d'autres images, supposées attractives, que nous choisirons de regarder ou de rejeter sur des réflexes, des humeurs, des pulsions. Vieux rêve de l'homme, la conquête de l'ubiquité repose dans un petit boîtier à portée de la main. Les enfants s'en servent sans retenue. Il leur paraît tout à fait naturel d'être des ubiquistes.
           Le miracle d'être ici et là en même temps est apparu avec la première chaîne de télévision puisque, à la réalité des images datées et localisées qu'elle diffusait, s'ajoutait, on aurait tendance à l'oublier, la réalité de l'endroit où était installé le poste. Avec la multiplication des chaînes, on a pu passer d'un spectacle à un autre, donc d'un lieu à un autre, et, si l'on éteignait le poste, c'était encore choisir un lieu, celui où la télévision n'était plus qu'un meuble parmi d'autres. Mais tant qu'il fallait se lever pour changer la chaîne, tant qu'il fallait se déplacer, faire un effort, prendre l'initiative de se déranger, il n'y avait pas ubiquité. Celle-ci est fondée sur la rapidité de décision et l'intervention dans le confort. Le cul dans un fauteuil, un doigt sur un bouton, l'ubiquiste zappe à volonté, à son rythme. Il est omniprésent.
          Il l’est plus encore avec le câble qui propose une chaîne sur l’image de laquelle sont rassemblées les images en direct de seize chaînes. Soit, fasciné par l’abondance de ce qu’il regarde, l’ubiquiste reste là, ne zappe plus, se prend pour un Dieu tout-puissant qui voit tout, et son esprit, emporté par un maelström d’images, risque de sombrer dans la confusion. Soit il choisit l’une des seize images — en général, la plus spectaculaire, la plus agressive ; peu de chance d’élire un homme qui parle quand, à côté, on se poursuit en voiture, on fait l’amour ou on tape dans un ballon — et il zappe sur la chaîne qui diffuse l’image retenue. Choisir instantanément où l’on veut être, c’est encore un privilège du zappeur câblé.
         Malheureusement, à vouloir être partout le zappeur n'est plus nulle part. Pour lui plus de spectacle en continu, mais une succession de fragments. Il ne regarde plus, il sonde. Il ne s'installe plus, il saute. À la durée il préfère le va-et-vient ; à la fidélité le vagabondage ; à la connaissance les flaches. Ne voulant rien rater, il est de toutes les histoires et de tous les discours, mais sans y entrer vraiment, de sorte qu'il manque l'essentiel. Le papillon ne passe pas pour un esprit sûr et profond. L'omniprésence du zappeur se paie d'une culture émiettée, parcellaire, au hasard du pouce. Le monde ne se révèle plus à lui qu'en pointillés. Il fabrique chaque soir des puzzles dont il ne pourra jamais ordonner les pièces. Plus il appuie fréquemment sur la miraculeuse télécommande, plus il aspire à être le voyeur de toutes les réalités, et plus il décroche de la réalité. Le zappage fabrique des esbroufeurs impatients.
           Or, il est impossible que les habitudes contractées devant la télévision ne se retrouvent pas ailleurs. Comment lire placidement un journal quand on a dans l'œil l'impatience de l'ubiquiste ? Comment lire un livre dans sa longue continuité quand on est un zappeur invétéré ? Je suis convaincu qu'une des raisons pour lesquelles les jeunes lisent de moins en moins, c'est l'inaptitude de l'écrit à se prêter aux pratiques du zappage. On en est cependant conscient dans la presse lorsque l'on parle de ménager dans une enquête plusieurs "entrées", lorsqu'on s'efforce de déstructurer un article-fleuve en rivières et ruisseaux dont il sera plus tentant et plus facile d'emprunter le cours. Mais quel zappage pour Guerre et Paix ? 
           Comment aussi ne pas être exaspéré dans les choses ordinaires de la vie par leur lenteur, leur uniformité, leur répétition, quand la télécommande nous permet, plusieurs heures par jour, de changer à tout instant, d’effacer, de fuir, de revenir, de repartir, d’être ailleurs dès lors que cela ne nous plaît plus d’être ici ? Comment, inconsciemment bien sûr, ne pas demander à l’existence de nous offrir de nombreuses aventures concomitantes au milieu desquelles nous pourrions zapper ? Un certain malaise naît de notre impuissance à nous multiplier, à nous transporter, alors que la télévision réalise ce genre d’exploits avec une facilité dérisoire.
            Le zappage est une incitation fébrile et sournoise à exiger davantage des autres : qu’ils soient immédiatement disponibles, qu’ils répondent dans l’instant à nos appels, à nos ordres, qu’ils obéissent, comme à la télé, au doigt et à l’œil.
             Le zappage nous donne des envies faramineuses — qu’on ne satisfera pas aisément, les yeux restant, comme dit la sagesse populaire, plus grands que le ventre (de la partouze comme zappage sexuel ; du sida comme anti-zappage du sexe), plus grands que le cœur et les mains. Malheur aux naïfs qui croient que zapper c’est vivre et qu’en conséquence vivre c’est zapper…
              Le zappage, c’est encore, à domicile et à volonté, le pouvoir absolu. De couper le sifflet à un homme politique, à un journaliste ou à un chanteur. D’effacer toute personne qui dérange. D’occulter, d’une pression du pouce, une vérité insupportable ou une culture exigeante. De dire oui ou non. Le zappage, régal des petits chefs, joujou des beaufs. Revanche aussi pour les humiliés, les sans-grade. Il permet d’affirmer, en famille et pour soi-même, une autorité, un esprit de décision, une combativité, un esprit de résistance, une insolence, qu’on serait bien en peine de manifester ailleurs. Je crains que le zappage, s’il peut prévenir quelques ulcères de l’estomac, n’encourage l’intolérance. Au mieux le je-m’en-foutisme.
            Est-ce que, d’ores et déjà, l’activité la plus répandue dans le monde ne serait pas le zappage ? Ces centaines de millions d’individus qui, à toute heure (avec les décalages horaires), appuient avec frénésie sur des centaines de millions de télécommandes… Nous sommes déjà, nous serons demain tous des zappeurs. L’ubiquité universelle. Pouce ! je change. Pouce ! je m’en vais. Pouce ! allons voir ailleurs. Pouce ! Pouce ! Je zappe, donc je suis. Avec une télécommande et une chasse d’eau, l’homme est un animal sédentaire qui vit heureux.