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14.02.2012

Les agraphons du Christ : critique du livre de Roderic Dunkerley

     Roderic Dunkerley : Le Christ, Gallimard, coll. « Idées » n°7, 1962 ; rééd. Robert Laffont, coll. « Les grands initiés », 1975, 1981 ; traduit par Ugné Karvelis ; 196 pages (Beyond the Gospels. An Investigation Into The Information on The Life of Christ to be Found Outside The Gospels, Pelican Books, London, 1957).

 

Roderic Dunkerley, christ, agraphon, gallimard, idées      Le titre de l’édition française de ce petit livre est non seulement sans rapport avec le titre original, il est aussi stupide, malhonnête et anti-commercial. On ne comprend pas qu’un éditeur sérieux comme Gallimard ait pu proposer à ses clients un titre aussi général et aussi imprécis, qui suggère une présentation synthétique de la deuxième personne de la Trinité, alors qu’il ne s’agit du tout de celà. Les lecteurs seront trompés sur la marchandise, et ceux qui auraient été intéressés par le vrai sujet du livre n’ont aucune chance de repérer son existence. Le titre anglais est beaucoup plus pertinent : Au-delà des évangiles. On aurait pu aussi l’intituler Jésus en-dehors des évangiles, ou À la recherche des paroles de Jésus. Il s’agit d’une enquête sur les informations que l’on peut glaner sur Jésus dans les sources autres que Matthieu, Marc, Luc et Jean. En fait d’informations, ce sont surtout les paroles de Jésus qui intéressent M. Dunkerley. Le chapitre sur l’archéologie expédie en quelques lignes la question de la représentation physique de Jésus et traite surtout du fameux « carré magique », ce qui est hors-sujet, même si l’auteur prétend qu’ « il s’agit de données essentielles pour notre étude et, en fait, pour toute la question des origines du christianisme » (p. 74). Mais son étude, de fait, ne porte pas les origines du christianisme ! Elle est beaucoup plus restreinte. Plus encore que sur les actions de Jésus, l’auteur se concentre sur ce que les spécialistes appellent les agraphons [1], c’est-à-dire les dits du Christ qui ne figurent pas dans les évangiles canoniques, auxquels il consacre les deux tiers de son livre.
       L’étude est assez vaste, mais toujours superficielle. R. Dunkerley n’a pas voulu faire un examen approfondi de cet objet, mais un simple tour d’horizon. À plusieurs reprises il refuse d’explorer trop loin les arcanes des questions qu’il aborde, avec des formules du genre : « nous ne pouvons discuter ce problème en détail ici » ou « nous ne pouvons qu’effleurer ces problèmes ici » (notamment p. 76, 123, 124, 135, 147, 157, etc), sans même daigner s’en justifier. Il passe en revue les autres témoignages du Nouveau Testament, les rares témoignages païens, Flavius Josèphe, le Talmud, quelques vestiges archéologiques, les citations des auteurs chrétiens anciens, les évangiles apocryphes, les manuscrits d’évangiles, les papyrus égyptiens, la tradition musulmane. La moisson est finalement assez riche, et d’autant plus riche que M. Dunkerley est très accueillant.
      À partir du principe qu’il est fort possible (voire probable) que des dits de Jésus, entendus par tels ou tels disciples, se soient transmis au fil des décennies en ayant échappé aux quatre évangélistes, l’authenticité d’un dit quelconque dépend avant tout de l’impression qu’il donne de cohérence avec les paroles canoniques… On est dans un domaine totalement incertain, où l’on ne peut avancer que des hypothèses plus ou moins séduisantes. Le premier savant à avoir étudié systématiquement les agraphons, Alfred Resch [2], lista, dans la première édition de son livre, septante-cinq sentences considérées comme authentiques, et cent-trois plus douteuses. Dans la seconde, il réorganisa son inventaire et le compléta pour aboutir à cent-nonante-cinq agraphons et nonante-sept apocryphes. Reprenant l’examen dans l’article consacré aux agraphons du Dictionnaire de la Bible de Hastings, J.H. Ropes fit preuve d’une méfiance bien plus grande, puisqu’il n’en estima que dix authentiques, plus vingt-quatre discutables (Dunkerley p. 80). Plus tard, Joachim Jeremias retint vingt-et-un agraphons potentiellement authentiques, rejetant avec mépris l’ensemble de la littérature extra-canonique [3]. On voit que l’éventail est large entre ceux qui accordent un large crédit aux agraphons et ceux qui ne leur en accordent quasiment aucun. (Aujourdhui, J.D. Crossan et J.P. Meier sont des figures emblématiques de chacune des deux positions extrêmes). Quoique multipliant les précautions de rigueur, R. Dunkerley se range nettement parmi les partisans d’une large utilisation historique des agraphons. Par exemple, à propos de sentences trouvées dans un papyrus d’Oxyrhynque, il déclare que la présence de « suppléments authentiques mélangés à des éléments secondaires, sans grande valeur, [lui] paraît plus probable que ne le pensent Evelyn White [référence ?] et la plupart des autres spécialistes » (p. 158). Il n’avance pas d’argument pour s’en justifier, sinon cette déclaration enthousiaste du professeur J.H. Moulton (pas de référence) : « Je ne peux douter un seul instant que J.-C. ait réellement prononcé les dits qui lui sont imputés dans ce fragment. Ils sont tous en complet accord avec son enseignement et sont exprimés dans ce style vivant, concis, imagé, parabolique, que personne ne saurait jamais imiter et que nous reconnaissons instinctivement comme venant des lèvres de celui qui parla comme jamais homme ne parla ». La fin de la citation constitue un dérapage exemplaire, qui montre qu’en ce domaine la foi vient facilement offusquer le jugement critique.
     Bien qu’il n’ait pas la prétention d’être exhaustif, M. Dunkerley offre à son lecteur une large collection Roderic Dunkerley, christ, agraphon, gallimard, idées d’agraphons, et c’est ce qui fait le principal prix de son ouvrage. Le chapitre sur les passages de la version slave de Flavius Josèphe, celui sur les variantes offertes par certains manuscrits d’évangiles, à un moindre degré celui sur les passages du Talmud (recopié du Jésus de Nazareth de Joseph Klausner) sont assez précieux. Malheureusement l’ensemble d’agraphons proposé par M. Dunkerley est difficilement utilisable, parce qu’ils ne sont pas précisément référencés. Peut-être parce que son éditeur voulait un ouvrage grand-public qui fût vierge de notes en bas de page (préjugé idiot), M. Dunkerley n’indique jamais où retrouver les phrases qu’il puise dans tel ouvrage apostolique ou chez tel Père de l’Église. Seules les citations bibliques sont accompagnées du repère chiffré habituel. Quand il cite des savants modernes, souvent il n’indique pas dans quel livre ils ont exprimé l’opinion qu’il rapporte ; parfois même il dédaigne de nommer celui qu’il cite. Par exemple : « un auteur antique cite ce dit en ajoutant : […] ; un autre écrivain l’utilise pour suggérer que […] » (p. 136) ; ou encore : « Beaucoup de spécialistes l’acceptent comme dit authentique, et l’un d’eux l’explique […] » (p. 148). [4]
      Ce livre propose donc une première approche intéressante du sujet, mais il ne saurait servir à un usage scientifique. Il est dommage que R. Dunkerley n’ait pas mis à part tous les agraphons qu’il a repérés, au lieu de les intégrer dans son étude et donc de les disséminer au fil des chapitres sans distinction typographique (quand il y a une liste tirée d’un même ensemble, chaque élément est précédé d’un numéro, c’est tout) : on aurait eu un recueil facile à consulter. Il est d’ailleurs scandaleux que les éditeurs français ne proposent pas un recueil sûr, clair et complet, de cette matière incontournable pour quiconque se penche sur le christianisme primitif. C’est d’autant plus scandaleux que la tendance récente de la recherche serait plutôt à la réévaluation des agraphons, considérés sinon comme des dits authentiques de Jésus, du moins comme des documents révélateurs de la foi des premiers chrétiens [5]. R. Dunkerley déclare connaître plus de cinquante listes d’agraphons (p. 94), la plus ancienne étant due au moine belge Hubert Phalesius, établie en 1642 (p. 90). Cinquante ans après, il manque le recueil qui fasse référence pour la recherche francophone [6]. À défaut, on pourra par exemple consulter cette page : http://atil.ovh.org/noosphere/agraphas.php, qui offre une courte liste de cinquante-six agraphons. Aucune indication n’est donnée sur la façon dont on l’a constituée, mais au moins chaque agraphon se voit assorti de sa source.

      Une remarque annexe : dans son chapitre sur les trouvailles « dans les sables d’Égypte », R. Dunkerley ne parle jamais des manuscrits de Nag Hammadi (dont l’important Évangile de Thomas), pourtant découverts en 1945 et révélés au monde par deux articles de Jean Doresse et Henri-Charles Puech, parus dans les Compte-rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de 1948 et 1949. Plusieurs articles avaient ensuite, dans les années cinquante, relayé l’existence de ces textes apocryphes chrétiens. En 1959, donc entre la publication originale (1957) et la traduction française (1962) du livre de Dunkerley, les deux susnommés publièrent pour la première fois l’Évangile de Thomas, en langue originale copte et en traduction française : si Gallimard avait fait sérieusement son travail, il aurait dû le signaler au moins dans une brève postface.

Roderic Dunkerley, christ, agraphon, robert laffont, grands initiés, jacques brosse    Mes numéros de page renvoient à la version que j’ai lue : la reprise par Robert Laffont dans la collection « Les grands initiés » dirigée par Jacques Brosse, qui réédita douze titres un peu disparates en 1974-75. Cette réédition est curieuse et n’a pas été supervisée par un bon connaisseur du sujet. Elle est agrémentée de très nombreuses illustrations en noir-et-blanc : quelques photographies de sites bibliques, et beaucoup de reproductions d’œuvres artistiques chrétiennes, dont la plupart sont peu connues et assez anciennes, appartenant à ce que l’on appelle l’art paléochrétien. Mais elles n’ont, presque toujours, qu’un lien très lâche avec le texte au milieu duquel elles s’insèrent, voire pas de lien du tout, et semblent même avoir été choisies au petit bonheur, puisqu’il y a plusieurs représentations (peintures, enluminures, bas-reliefs) médiévales et byzantines.
    Pour étoffer le volume et suivant le principe de la collection, l’édition Laffont lui a adjoint deux textes : l’évangile de Jean dans la traduction de Lemaistre de Sacy, et quelques extraits de l’évangile de Thomas (25 logions sur 114). Pourquoi diable l’évangile de Jean, auquel Dunkerley ne consacre aucun développement particulier ? On a l’impression qu’un employé de la maison Laffont a mis la première chose qui lui fût tombée sous la main et qui permît que le volume eût à peu près la même épaisseur que les autres de la collection. Et pourquoi seulement un cinquième de l’évangile de Thomas, alors que son adjonction intégrale s’imposait ? Un problème d’accord avec Plon, propriétaire de la traduction de Jean Doresse ? Tout celà ne fait pas très sérieux.

 

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[1] Il s’agit d’un mot grec signifiant non écrit. La forme singulière est « agraphon » et la forme plurielle « agrapha ». Mais le français n’a pas à importer telle quelle une désinence grecque pour marquer le pluriel. Je profite de ce que le terme n’est pas connu en-dehors du milieu universitaire pour adopter la forme « agraphon / agraphons ».

[2] R. Dunkerley ne donne pas la référence de son livre. Il s’agit de Agrapha. Aussercanonische Schriftfragmente, Leipzig, 1ère éd. 1889, 2nde éd. 1906. Voir http://books.google.be/books?id=upCnTfMfo9EC&printsec...

[3] Voir son livre Les Paroles inconnues de Jésus, Cerf, 1970 (Unbekannte Jesusworte, Gütersloh, 1963) : « La littérature canonique, prise dans son ensemble, est d’une pauvreté surprenante : la plus grande partie n’est que légendes et porte la marque de la fiction. De ci de là seulement émerge, du milieu d’un éboulis sans valeur, une pierre précieuse étincelante. Ce qui pourrait être de quelque utilité pour l’historien s’avère infime » (p. 118).

[4] Il s’agit d’une variante de Lc 6,5 qu’on trouve dans le Codex Bezæ et où JC se montre assez libre vis-à-vis de la Loi : « Le même jour, voyant un homme travailler le jour du sabbat, il lui dit : "Homme, si vraiment tu sais ce que tu fais, sois béni ; mais si tu ne le sais pas, tu es maudit et tu enfreins la Loi" ».

[5] Sous l’influence de l’exégèse protestante, évidemment. Voir notamment Jean-Daniel Kaestli, « L'utilisation de l’Évangile selon Thomas dans la recherche actuelle sur les paroles de Jésus », in Daniel Marguerat et alii, Jésus de Nazareth: nouvelles approches d'une énigme, éd. Labor et Fides, 1998, p. 373-395. Ou, plus généralement : coll. s.d. Jean-Daniel Kaestli / Daniel Marguerat : Le Mystère apocryphe. Introduction à une littérature méconnue, Genève, Labor et Fides, 1995 et coll. s.d. H. Koester / F. Bovon : Genèse de l’écriture chrétienne, Turnhout, 1991.

[6] Les anglophones peuvent utiliser le recueil de W.D. Strocker : Extracanonical Sayings of Jesus, Atlanta, 1989, qui se veut vaste et classé. Ils ont aussi J.D. Crossan : Sayings Parallels. A Workbook  for the Jesus Tradition, Philadelphia, 1986, base de données qui présente un parallèle systématique des dits extra-canoniques et des dits canoniques.