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31.08.2013

BAUDELAIRE : LES MEILLEURS APHORISMES D'UN MORALISTE PROVOCATEUR

         J'ai proposé une présentation délibérément partiale de Baudelaire, mettant l'accent sur ses aspects anticonformistes, dans cet article connexe. Je donne ici une sélection de ses meilleurs aphorismes. Cette sélection commence par quelques vers des Fleurs du mal, mais il va de soi qu'il ne faut pas les considérer comme une anthologie poétique : les passages retenus l'ont été seulement sous le critère de l'intérêt moral.

   Je reclasserai peut-être un jour ces aphorismes par thèmes. En attendant, on peut accéder directement aux différents genres dans lesquels se répartit l'œuvre de Baudelaire :                                             Les Fleurs du mal                  Le Spleen de Paris                     Les Paradis artificiels                  Essais, théâtre, nouvelles                    Journaux intimes             Articles de critique littéraire                         Articles de critique artistique                            Notes sur la Belgique                                                                                   Correspondance                                                                    Propos oraux

 

LES FLEURS DU MAL (1857)

. Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie, / N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins / Le canevas banal de nos piteux destins, / C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie. (Baudelaire, Les Fleurs du mal : « Au lecteur », vers 25-28, Pléiade tome I, 1975, p. 6). baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,les paradis artificiels,oeuvres complètes,claude pichois,pléiade

. Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance / Comme un divin remède à nos impuretés / Et comme la meilleure et la plus pure essence / Qui prépare les forts aux saintes voluptés ! (Baudelaire, Les Fleurs du mal, I : « Bénédiction », vers 57-60, Pléiade tome I, 1975, p. 9).

. Le Poète est semblable au prince des nuées / Qui hante la tempête et se rit de l’archer ; / Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. (Baudelaire, Les Fleurs du mal, II : « L’Albatros », vers 13-16, Pléiade tome I, 1975, p. 10).

. L’Espérance qui brille aux carreaux de l’Auberge / Est soufflée, est morte à jamais ! / Sans lune et sans rayons, trouver où l’on héberge / Les martyrs d’un chemin mauvais ! / Le Diable a tout éteint aux carreaux de l’Auberge ! (Baudelaire, Les Fleurs du mal, LIV : « L’irréparable », vers 26-30, Pléiade tome I, 1975, p. 55).

. Comme vous êtes loin, paradis parfumé, / Où sous un clair azur tout n’est qu’amour et joie, / Où tout ce que l’on aime est digne d’être aimé, / Où dans la volupté pure le cœur se noie ! / Comme vous êtes loin, paradis parfumé ! (Baudelaire, Les Fleurs du mal, LXII : « Moesta et errabunda », vers 16-20, Pléiade tome I, 1975, p. 63).

. Leur attitude au sage enseigne / Qu’il faut en ce monde qu’il craigne / Le tumulte et le mouvement ; / L’homme ivre d’une ombre qui passe / Porte toujours le châtiment / D’avoir voulu changer de place. (Baudelaire, Les Fleurs du mal, LXVII : « Les Hiboux », vers 9-14, Pléiade tome I, 1975, p. 67).

. Souviens-toi que le Temps est un joueur avide / Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi. / Le jour décroît ; la nuit augmente ; souviens-toi ! / Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide. / Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard, / Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge, / Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !), / Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! (Baudelaire, Les Fleurs du mal, LXXXV : « L’Horloge », vers 17-24, Pléiade tome I, 1975, p. 81).

. Et mon cœur s’effraya d’envier maint pauvre homme / Courant avec ferveur à l’abîme béant, / Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme / La douleur à la mort et l’enfer au néant ! (Baudelaire, Les Fleurs du mal, XCVI : « Le jeu », vers 21-24, Pléiade tome I, 1975, p. 96).

. Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie / Ne trouve pas un prix digne de ses efforts ; / Qui, de ces cœurs mortels, entend la raillerie ? Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts ! (Baudelaire, Les Fleurs du mal, XCVII : « Danse macabre », vers 33-36, Pléiade tome I, 1975, p. 97).

. Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait / D'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve ; / Puissé-je user du glaive et périr par le glaive ! Saint Pierre a renié Jésus il a bien fait! (Baudelaire, Les Fleurs du mal, CXVIII : « Le reniement de saint Pierre », vers 29-32, Pléiade tome I, 1975, p. 122).

. Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes, / L’univers est égal à son vaste appétit. / Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes ! / Aux yeux du souvenir que le monde est petit ! (Baudelaire, Les Fleurs du mal, CXXVI : « Le voyage », vers 1-4, Pléiade tome I, 1975, p. 129).

. La jouissance ajoute au désir de la force. / Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais, / Cependant que grossit et durcit ton écorce, / Tes branches veulent voir le soleil de plus près ! (Baudelaire, Les Fleurs du mal, CXXVI : « Le voyage », vers 69-72, Pléiade tome I, 1975, p. 131).

. Amer savoir, celui qu'on tire du voyage ! / Le monde, monotone et petit, aujourd'hui, / Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image : / Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui! (Baudelaire, Les Fleurs du mal, CXXVI : « Le voyage », vers 109-112, Pléiade tome I, 1975, p. 133).

. Ce n’est pas pour mes femmes, mes filles ou mes sœurs que ce livre a été écrit ; non plus que pour les femmes, les filles ou les sœurs de mon voisin. Je laisse cette fonction à ceux qui ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau langage. (Baudelaire, Les Fleurs du mal, Projets de préface, I, Pléiade tome I, 1975, p. 181).

. Je sais que l’amant passionné du beau style s’expose à la haine des multitudes. (Baudelaire, Les Fleurs du mal, Projets de préface, I, Pléiade tome I, 1975, p. 181).

. Aucun respect humain, aucune fausse pudeur, aucune coalition, aucun suffrage universel ne me contraindront à parler le patois incomparable de ce siècle, ni à confondre l’encre avec la vertu. (Baudelaire, Les Fleurs du mal, Projets de préface, I, Pléiade tome I, 1975, p. 181).

. Malgré les secours que quelques cuistres célèbres ont apportés à la sottise naturelle de l’homme, je n’aurais jamais cru que notre patrie pût marcher avec une telle vélocité dans la voie du progrès. Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l’homme spirituel la violence d’une passion. Mais il est des carapaces heureuses que le poison lui-même n’entamerait pas. (Baudelaire, Les Fleurs du mal, Projets de préface, I, Pléiade tome I, 1975, p. 181). 

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. J’avais primitivement l’intention de répondre à de nombreuses critiques, et, en même temps, d’expliquer quelques questions très simples, totalement obscurcies par la lumière moderne […] ; mais j’ai eu l’imprudence de lire ce matin quelques feuilles publiques ; soudain, une indolence, du poids de vingt atmosphères, s’est abattue sur moi, et je me suis arrêté devant l’épouvantable inutilité d’expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit. Ceux qui savent me devinent, et pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas me comprendre, j’amoncellerais sans fruit les explications. (Baudelaire, Les Fleurs du mal, Projets de préface, I, Pléiade tome I, 1975, p. 182).

. J’ai un de ces heureux caractères qui tirent une jouissance de la haine et qui se glorifient dans le mépris. Mon goût diaboliquement passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs particuliers dans les travestissements de la calomnie. Chaste comme le papier, sobre comme l’eau, porté à la dévotion comme une communiante, inoffensif comme une victime, il ne me déplairait pas de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie et un assassin. (Baudelaire, Les Fleurs du mal, Projets de préface, IV, Pléiade tome I, 1975, p. 185).

. Expliquer pourquoi et comment j’ai fait ce livre, […] ne paraît-il pas évident que ce serait là une besogne tout à fait superflue, pour les uns comme pour les autres, puisque les uns savent ou devinent, et que les autres ne comprendront jamais ? (Baudelaire, Les Fleurs du mal, Projets de préface, IV, Pléiade tome I, 1975, p. 185).

. Pour insuffler au peuple l’intelligence d’un objet d’art, j’ai une trop grande peur du ridicule, et je craindrais, en cette matière, d’égaler ces utopistes qui veulent, par un décret, rendre tous les Français riches et vertueux d’un seul coup. (Baudelaire, Les Fleurs du mal, Projets de préface, IV, Pléiade tome I, 1975, p. 185).

. Il y a aussi plusieurs sortes de Liberté. Il y a la Liberté pour le Génie, et il y a une liberté très restreinte pour les polissons. (Baudelaire, Dossier des Fleurs du mal, Notes pour mon avocat, Pléiade tome I, 1975, p. 194).

 

LE SPLEEN DE PARIS (1862-64)

. L'étude du beau est un duel où l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu. (Baudelaire, Le Spleen de Paris, III : « Le confiteor de l’artiste », Pléiade tome I, 1975, p. 279).

. Mais qu'importe l'éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l'infini de la jouissance ? (Baudelaire, Le Spleen de Paris, IX : « Le mauvais vitrier », Pléiade tome I, 1975, p. 287).

. Enfin ! seul ! On n’entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin ! la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même. (Baudelaire, Le Spleen de Paris, X : « À une heure du matin », Pléiade tome I, 1975, p. 287).

. Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m'enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Âmes de ceux que j'ai aimés, âmes de ceux que j'ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde, et vous, Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise ! (Baudelaire, Le Spleen de Paris, X : « À une heure du matin », Pléiade tome I, 1975, p. 288). baudelaire,le spleen de paris,petits poèmes en prose,livre de poche

. Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage. (Baudelaire, Le Spleen de Paris, XII : « Les foules », Pléiade tome I, 1975, p. 291).

. Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée. (Baudelaire, Le Spleen de Paris, XII : « Les foules », Pléiade tome I, 1975, p. 291).

. Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant ; et si de certaines places paraissent lui être fermées, c’est qu’à ses yeux elles ne valent pas la peine d’être visitées. (Baudelaire, Le Spleen de Paris, XII : « Les foules », Pléiade tome I, 1975, p. 291).

. Il est bon d'apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu'il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. (Baudelaire, Le Spleen de Paris, XII : « Les foules », Pléiade tome I, 1975, p. 291).

. Et rejoignant le cortège de ses compagnes, [la Fée] leur disait : « Comment trouvez-vous ce petit Français vaniteux, qui veut tout comprendre, et qui ayant obtenu pour son fils le meilleur des lots, ose encore interroger et discuter l'indiscutable ? » (Baudelaire, Le Spleen de Paris, XX : « Les dons des fées », Pléiade tome I, 1975, p. 307).

. Je désire surtout que mon maudit gazetier me laisse m’amuser à ma guise. « Vous n’éprouvez donc jamais, me dit-il, avec un ton de nez très apostolique, le besoin de partager vos jouissances ? » Voyez-vous le subtil envieux ! Il sait que je dédaigne les siennes, et il vient s’insinuer dans les miennes, le hideux trouble-fête ! (Baudelaire, Le Spleen de Paris, XXIII : « La solitude », Pléiade tome I, 1975, p. 313).

. Pourquoi contraindre mon corps à changer de place, puisque mon âme voyage si lestement ? Et à quoi bon exécuter des projets, puisque le projet est en lui-même une jouissance suffisante ? (Baudelaire, Le Spleen de Paris, XXIV : « Les projets », Pléiade tome I, 1975, p. 315).

. On n'est jamais excusable d'être méchant, mais il y a quelque mérite à savoir qu'on l'est ; et le plus irréparable des vices est de faire le mal par bêtise. (Baudelaire, Le Spleen de Paris, XXVIII : « La fausse monnaie », Pléiade tome I, 1975, p. 324).

. « Je ne suis jamais bien nulle part, et je crois toujours que je serais mieux ailleurs que là où je suis. » (Baudelaire, Le Spleen de Paris, XXXII : « Les vocations », Pléiade tome I, 1975, p. 334).

. Il faut toujours être ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. / Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. (Baudelaire, Le Spleen de Paris, XXXIII : « Enivrez-vous », Pléiade tome I, 1975, p. 337).

. Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? ». Qu'importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ? (Baudelaire, Le Spleen de Paris, XXXV : « Les fenêtres », Pléiade tome I, 1975, p. 339).

. « Durant toute ma vie, excepté à l’âge de Chérubin, j’ai été plus sensible que tout autre à l’énervante sottise, à l’irritante médiocrité des femmes. Ce que j’aime surtout dans les animaux, c’est leur candeur. Jugez donc combien j’ai dû souffrir par ma dernière maîtresse. » (Baudelaire, Le Spleen de Paris, XLII : « Portraits de maîtresses », Pléiade tome I, 1975, p. 346).

. J'aime passionnément le mystère, parce que j'ai toujours l'espoir de le débrouiller. (Baudelaire, Le Spleen de Paris, XLVII : « Mademoiselle bistouri », Pléiade tome I, 1975, p. 353).

. Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. (Baudelaire, Le Spleen de Paris, XLVIII : « Any where out of the world », Pléiade tome I, 1975, p. 356).

. Celui-là seul est l’égal d’un autre, qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir. (Baudelaire, Le Spleen de Paris, XLIX : « Assommons les pauvres ! », Pléiade tome I, 1975, p. 358).

 

LES PARADIS ARTIFICIELS (1860)

. Le bon sens nous dit que les choses de la terre n'existent que bien peu, et que la vraie réalité n'est que dans les rêves. (Baudelaire, Les Paradis artificiels, dédicace, Pléiade tome I, 1975, p. 399). 

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. Pour digérer le bonheur naturel, comme l'artificiel, il faut d'abord avoir le courage de l'avaler, et ceux qui mériteraient peut-être le bonheur sont justement ceux-là à qui la félicité, telle que la conçoivent les mortels, a toujours fait l'effet d'un vomitif. (Baudelaire, Les Paradis artificiels, dédicace, Pléiade tome I, 1975, p. 399).

. Est-il même bien nécessaire, pour le contentement de l’auteur, qu’un livre quelconque soit compris, excepté de celui ou de celle pour qui il a été composé ? Pour tout dire enfin, indispensable qu’il ait été écrit pour quelqu’un ? J’ai, quant à moi, si peu de goût pour le monde vivant que, pareil à ces femmes sensibles et désœuvrées qui envoient, dit-on, par la poste leurs confidences à des amis imaginaires, volontiers je n’écrirais que pour les morts. (Baudelaire, Les Paradis artificiels, dédicace, Pléiade tome I, 1975, p. 400). 

. Hélas ! les vices de l’homme, si pleins d’horreur qu’on les suppose, contiennent la preuve (quand ce ne serait que leur infinie expansion !) de son goût de l’infini ; seulement, c'est un goût qui se trompe souvent de route. (Baudelaire, Les Paradis artificiels, Le Poème du hachiche, I, Pléiade tome I, 1975, p. 401).

 

ESSAIS, THÉÂTRE, NOUVELLES

. De même que pour les théologiens la liberté consiste à fuir les occasions de tentations plutôt qu’à y résister, de même, en amour, la liberté consiste à éviter les catégories de femmes dangereuses, c’est-à-dire dangereuses pour vous. (Baudelaire, Choix de maximes consolantes sur l’amour (1846), Pléiade tome I, 1975, p. 547).

. Il y a des gens qui rougissent d'avoir aimé une femme, le jour qu'ils s'aperçoivent qu'elle est bête. Ceux-là sont des aliborons vaniteux, faits pour brouter les chardons les plus impurs de la création, ou les faveurs d'un bas-bleu. La bêtise est souvent l'ornement de la beauté ; c'est elle qui donne aux yeux cette limpidité morne des étangs noirâtres, et ce calme huileux des mers tropicales. La bêtise est toujours la conservation de la beauté ; elle éloigne les rides ; c'est un cosmétique divin qui préserve nos idoles des morsures que la pensée garde pour nous, vilains savants que nous sommes ! (Baudelaire, Choix de maximes consolantes sur l’amour (1846), Pléiade tome I, 1975, p. 549).

. Plus un esprit est délicat, plus il découvre de beautés originales. (Baudelaire, La Fanfarlo (1846), Pléiade tome I, 1975, p. 563).

. « Vous souffrez, il est vrai ; mais il se peut que votre souffrance fasse votre grandeur et qu’elle vous soit aussi nécessaire qu’à d’autres le bonheur ». (Baudelaire, La Fanfarlo (1846), Pléiade tome I, 1975, p. 563).

. Il y a des parents qui n'en veulent jamais donner [des joujoux à leurs enfants]. Ce sont des personnes graves, excessivement graves, qui n'ont pas étudié la nature, et qui rendent généralement malheureux tous les gens qui les entourent. Je ne sais pourquoi je me figure qu'elles puent le protestantisme. Elles ne connaissent pas et ne permettent pas les moyens poétiques de passer le temps. Ce sont les mêmes gens qui donneraient volontiers un franc à un pauvre, à condition qu'il s'étouffât avec du pain, et lui refuseront toujours deux sous pour se désaltérer au cabaret. Quand je pense à une certaine classe de personnes ultra-raisonnables et anti-poétiques par qui j'ai tant souffert, je sens toujours la haine pincer et agiter mes nerfs. (Baudelaire, Morale du joujou (1853), Pléiade tome I, 1975, p. 586).

 

JOURNAUX INTIMES (1855-65)

. Les peuples adorent l'autorité. / Les prêtres sont les serviteurs et le sectaires de l'imagination. / Le trône et l'autel, maxime révolutionnaire. (Baudelaire, Fusées, II, 2 ; Pléiade tome I, 1975, p. 650).

. Quand un homme se met au lit, presque tous ses amis ont un désir secret de le voir mourir ; les uns pour constater qu'il avait une santé inférieure à la leur ; les autres dans l'espoir désintéressé d'étudier une agonie. [1] (Baudelaire, Fusées, IV, 5 ; Pléiade tome I, 1975, p. 652).

. Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste. (Baudelaire, Fusées, V, 6, Pléiade tome I, 1975, p. 653). baudelaire,fusées,hygiène,mon coeur mis à nu,journaux intimes,pauvre belgique,andré guyaux,folio

. L'enthousiasme qui s'applique à autre chose que les abstractions est un signe de faiblesse et de maladie. (Baudelaire, Fusées, V, 6, Pléiade tome I, 1975, p. 653).

. Les nations n'ont de grands hommes que malgré elles, — comme les familles. Elles font tous leurs efforts pour n’en pas avoir. Et ainsi, le grand homme a besoin, pour exister, de posséder une force d’attaque plus grande que la force de résistance développée par des millions d’individus.  (Baudelaire, Fusées, VII, 9, Pléiade tome I, 1975, p. 654). — Les nations n'ont de grands hommes que malgré elles. Donc, le grand homme est vainqueur de toute sa nation. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, VIII, 14, Pléiade tome I, 1975, p. 681). 

. Si, quand un homme prend l'habitude de la paresse, de la rêverie, de la fainéantise, au point de renvoyer sans cesse au lendemain la chose importante, un autre homme le réveillait un matin à grands coups de fouet et le fouettait sans pitié jusqu'à ce que, ne pouvant travailler par plaisir, celui-ci travaillât par peur, cet homme, – le fouetteur, – ne serait-il pas vraiment son ami, son bienfaiteur ? D'ailleurs, on peut affirmer que le plaisir viendrait après, à bien plus juste titre qu'on ne dit : l'amour vient après le mariage. / De même en politique, le vrai saint est celui qui fouette et tue le peuple pour le bien du peuple. (Baudelaire, Fusées, VIII, 12, Pléiade tome I, 1975, p. 655).

. Je ne prétends pas que la Joie ne puisse pas s’associer avec la Beauté, mais je dis que la Joie [en] est un des ornements les plus vulgaires ; — tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l’illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait du Malheur. (Baudelaire, Fusées, X, 16, Pléiade tome I, 1975, p. 657-658).

. Si un poète demandait à l'État le droit d'avoir quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel. (Baudelaire, Fusées, XI, 17, Pléiade tome I, 1975, p. 660).

. Quand j'aurai inspiré le dégoût et l'horreur universels, j'aurai conquis la solitude. (Baudelaire, Fusées, XI, 17, Pléiade tome I, 1975, p. 660).

. Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire. (Baudelaire, Fusées, XII, 18, Pléiade tome I, 1975, p. 661).

. Quoi de plus absurde que le Progrès, puisque l'homme, comme cela est prouvé par le fait journalier, est toujours semblable et égal à l'homme, c'est-à-dire toujours à l'état sauvage. Qu'est-ce que les périls de la forêt et de la prairie auprès des chocs et des conflits quotidiens de la civilisation ? Que l'homme enlace sa dupe sur le Boulevard, ou perce sa proie dans des forêts inconnues, n'est-il pas l'homme éternel, c'est-à-dire l'animal de proie le plus parfait ? (Baudelaire, Fusées, XIV, 21, Pléiade tome I, 1975, p. 663).

. Et qu’est-ce qui n’est pas une prière ? — Chier est une prière, à ce que disent les démocrates quand ils chient. (Baudelaire, Fusées, XV, 22, Pléiade tome I, 1975, p. 665).

. L'homme, c'est-à-dire chacun, est si naturellement dépravé qu'il souffre moins de l'abaissement universel que de l'établissement d'une hiérarchie raisonnable. (Baudelaire, Fusées, XV, 22, Pléiade tome I, 1975, p. 665).

. Le monde va finir ; la seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? — Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du dictionnaire historique ? Je ne dis pas que le monde se réduit aux expédients et au désordre bouffon des républiques du Sud-Amérique, — que peut-être même nous retournerons à l’état sauvage et que nous irons, à travers les ruines herbues de notre civilisation, chercher notre pâture, un fusil à la main. Non ; — car ce sort et ces aventures supposeraient encore une certaine énergie vitale, écho des premiers âges. Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexplorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou anti-naturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats positifs. (Baudelaire, Fusées, XV, 22, Pléiade tome I, 1975, p. 665-666).

. L’imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres états communautaires, dignes de quelque gloire, s’ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates. Mais ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel ; car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. (Baudelaire, Fusées, XV, 22, Pléiade tome I, 1975, p. 666).

. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et devant lui qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement ni douleur. (Baudelaire, Fusées, XV, 22, Pléiade tome I, 1975, p. 667).

. À chaque minute nous sommes écrasés par l'idée et la sensation du temps. Et il n'y a que deux moyens pour échapper à ce cauchemar, — pour l'oublier : le Plaisir et le Travail. Le Plaisir nous use. Le Travail nous fortifie. Choisissons. (Baudelaire, Hygiène, II, 88, Pléiade tome I, 1975, p. 669).

. Je comprends qu'on déserte une cause pour savoir ce qu'on éprouvera à en servir une autre. / Il serait peut-être doux d'être alternativement victime et bourreau. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, I, 3, Pléiade tome I, 1975, p. 676).

. La femme est le contraire du Dandy. / Donc elle doit faire horreur. / La femme a faim, et elle veut manger. Soif, et elle veut boire. / Elle est en rut, et elle veut être foutue. / Le beau mérite ! / La femme est naturelle, c'est-à-dire abominable. / Aussi est-elle toujours vulgaire, c'est-à-dire le contraire du Dandy. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, III, 5 ; Pléiade tome I, 1975, p. 677). 

. Celui qui demande la croix [de la Légion d’honneur] a l’air de dire : si l’on ne me décore pas pour avoir fait mon devoir, je ne recommencerai plus. […] Consentir à être décoré, c’est reconnaître à l’État ou au prince le droit de vous juger, de vous illustrer, etc. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, III, 5 ; Pléiade tome I, 1975, p. 677-678).

. On peut fonder des empires glorieux sur le crime, et de nobles religions sur l'imposture. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, VII, 11, Pléiade tome I, 1975, p. 680). [2]

. La croyance au progrès est une doctrine de paresseux, une doctrine de Belges. C'est l'individu qui compte sur ses voisins pour faire sa besogne. Il ne peut y avoir de progrès (vrai, c'est-à-dire moral) que dans l'individu et par l'individu lui-même. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, IX, 15, Pléiade tome I p. 681). baudelaire,aphorismes,arléa

. [L'invocation] de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. C'est à cette dernière que doivent être rapportés les amours pour les femmes et les conversations intimes avec les animaux, chiens, chats, etc. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XI, 19, Pléiade tome I p. 683).

. Ce que je pense du vote et du droit d'élections. Des droits de l'homme. / Ce qu'il y a de vil dans une fonction quelconque. / Un Dandy ne fait rien. / Vous figurez-vous un Dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer ? (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XIII, 22, Pléiade tome I p. 684).

. Il n'y a de gouvernement raisonnable et assuré que l'aristocratique. / Monarchie ou république basées sur la démocratie sont également absurdes et faibles. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XIII, 22, Pléiade tome I, 1975, p. 684). 

. Il n'existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer et créer. Les autres homme sont taillables et corvéables, faits pour l'écurie, c'est-à-dire pour exercer ce qu'on appelle des professions. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XIII, 22, Pléiade tome I, 1975, p. 684). — Il n'y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre et le soldat. L'homme qui chante, l'homme qui bénit, l'homme qui sacrifie et se sacrifie. Le reste est fait pour le fouet. (ibid., XXVI, 47, p. 693).

. Ne pouvant pas supprimer l’amour, l’Église a voulu au moins le désinfecter, et elle a fait le mariage. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XVIII, 30, Pléiade tome I, 1975, p. 688).

. Il y a de certaines femmes qui ressemblent au ruban de la Légion d'honneur. On n'en veut plus parce qu'elles se sont salies à de certains hommes. / C'est par la même raison que je ne chausserais pas les culottes d'un galeux. / Ce qu'il y a d'ennuyeux dans l'amour, c'est que c'est un crime où l'on ne peut pas se passer d'un complice. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXI, 35, Pléiade tome I, 1975, p. 689).

. En somme, devant l'histoire et devant le peuple français, la grande gloire de Napoléon III aura été de prouver que le premier venu peut, en s'emparant du télégraphe et de l'Imprimerie nationale, gouverner une grande nation. / Imbéciles sont ceux qui croient que de pareilles choses peuvent s'accomplir sans la permission du peuple, – et ceux qui croient que la gloire ne peut être appuyée que sur la vertu. / Les dictateurs sont les domestiques du peuple, – rien de plus, – un foutu rôle d’ailleurs, – et la gloire est le résultat de l’adaptation d’un esprit avec la sottise nationale. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXV, 44, Pléiade tome I, 1975, p. 692).

. Défions-nous du peuple, du bon sens, du cœur, de l'inspiration, et de l'évidence. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXVI, 47, Pléiade tome I, 1975, p. 693).

. J’ai toujours été étonné qu’on laissât les femmes entrer dans les églises. Quelle conversation peuvent-elles tenir avec Dieu ? (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXVII, 48, Pléiade tome I, 1975, p. 693).

. Être un grand homme et un saint pour soi-même, voilà l'unique chose importante. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXVIII, 51, Pléiade tome I, 1975, p. 695).

. Dans l’amour comme dans presque toutes les affaires humaines, l’entente cordiale est le résultat d’un malentendu. Ce malentendu, c’est le plaisir. L’homme crise : « Oh ! mon ange ! » La femme roucoule : « Maman ! maman ! » Et ces deux imbéciles sont persuadés qu’ils pensent de concert. – Le gouffre infranchissable, qui fait l’incommunicabilité, reste infranchi. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXX, 54, Pléiade tome I, 1975, p. 695-696).

. La jeune fille épouvantail, monstre, assassin de l'art. La jeune fille, ce qu'elle est en réalité. Une petite sotte et une petite salope ; la plus grande imbécillité unie à la plus grande dépravation. Il y a dans la jeune fille toute l'abjection du voyou et du collégien. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXXIII, 60, Pléiade tome I, 1975, p. 698).

. C’est toujours le gouvernement précédent qui est responsable des mœurs du suivant, en tant qu’un gouvernement puisse être responsable de quoi que ce soit. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXXV, 63, Pléiade tome I, 1975, p. 699).

. De la haine de la jeunesse contre les citateurs. Le citateur est pour eux un ennemi. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXXVI, 64, Pléiade tome I, 1975, p. 699).

. Je mettrai l'orthographe même sous la main du bourreau. [3] (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXXVI, Pléiade tome I, 1975, p. 700).

. Goût invincible de la prostitution dans le cœur de l'homme, d'où naît son horreur de la solitude. — Il veut être deux. L'homme de génie veut être un, donc solitaire. / La gloire, c'est rester un, et se prostituer d'une manière particulière. / C'est cette horreur de la solitude, le besoin d'oublier son moi dans la chair extérieure, que l'homme appelle noblement besoin d'aimer. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXXVI, 64, Pléiade tome I, 1975, p. 700).

. Un athée, s'il est simplement un homme bien élevé, pensera, à propos de cette pièce [Tartuffe], qu'il ne faut jamais livrer certaines questions graves à la canaille. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXXVII, 67, Pléiade tome I, 1975, p. 701).

. Le commerce est, par son essence, satanique. /  Le commerce, c'est le prêté-rendu, c'est le prêt avec le sous-entendu : Rends-moi plus que je ne te donne. / L'esprit de tout commerçant est complètement vicié. / Le commerce est naturel, donc il est infâme. / Le moins infâme de tous les commerçants, c'est celui qui dit : Soyons vertueux pour gagner beaucoup plus d'argent que les sots qui sont vicieux. / Pour le commerçant, l'honnêteté elle-même est une spéculation de lucre. / Le commerce est satanique, parce qu'il est une des formes de l'égoïsme, et la plus basse et la plus vile. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XLI, 74, Pléiade tome I, 1975, p. 703-704).

. L'homme d'esprit, celui qui ne s'accordera jamais avec personne, doit s'appliquer à aimer la conversation des imbéciles et la lecture des mauvais livres. Il en tirera des jouissances amères qui compenseront largement sa fatigue. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XLII, 76, Pléiade tome I, 1975, p. 704).

. Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n'importe quel jour ou quel mois ou quelle année, sans y trouver à chaque ligne les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées relatives au progrès et à la civilisation. / Tout journal, de la première ligne à la dernière, n'est qu'un tissu d'horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d'atrocité universelle. / Et c'est de ce dégoûtant apéritif que l'homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l'homme. / Je ne comprends pas qu'une main pure puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût. (Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XLIV, 80, Pléiade tome I, 1975, p. 705).

. Quand un marchand n’est pas un félon, c’est un sauvage. (Baudelaire, Pensées d’album, aphorismes dans le carnet d’Asselineau, Pléiade tome I, 1975, p. 710).

. Toute révolution a pour corollaire le massacre des innocents. (Baudelaire, Pensées d’album, aphorismes sur un croquis d’interviou par Nadar, Pléiade tome I, 1975, p. 710).

. Le Siècle, ma passion pour la Sottise. / Utilité des mauvaises lectures. (Baudelaire, Canevas des « Lettres d'un atrabilaire », Pléiade tome I, 1975, p. 781).

 

ARTICLES DE CRITIQUE LITTÉRAIRE

. La haine est une liqueur précieuse, un poison plus cher que celui des Borgia, — car il est fait avec notre sang, notre santé, notre sommeil et les deux tiers de notre amour ! Il faut en être avare ! (Baudelaire, Critique littéraire, « Conseils aux jeunes littérateurs » (1846), 3, Pléiade tome II, 1976, p. 16).  baudelaire,oeuvres complètes,critique littéraire,pléiade

. L’inspiration est décidément la sœur du travail journalier. Ces deux contraires ne s’excluent pas plus que tous les contraires qui constituent la nature. L’inspiration obéit, comme la faim, comme la digestion, comme le sommeil. (Baudelaire, Critique littéraire, « Conseils aux jeunes littérateurs » (1846), 6, Pléiade tome II, 1976, p. 18).

. Tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, — de poésie, jamais. (Baudelaire, Critique littéraire, « Conseils aux jeunes littérateurs » (1846), 7, Pléiade tome II p. 19). — Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; — sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas. (Baudelaire, Critique d’art, « Salon de 1846 », Dédicace aux bourgeois, Pléiade tome II, 1976, p. 415).

. C’est parce que tous les vrais littérateurs ont horreur de la littérature à de certains moments, que je n’admets pour eux, — âmes libres et fières, esprits fatigués, qui ont toujours besoin de se reposer leur septième jour, — que deux classes de femmes possibles : les filles ou les femmes bêtes, — l’amour ou le pot-au-feu. — Frères, est-il besoin d’en expliquer les raisons ? (Baudelaire, Critique littéraire, « Conseils aux jeunes littérateurs » (1846), 9, Pléiade tome II, 1976, p. 20).

. Le goût immodéré de la forme pousse à des désordres monstrueux et inconnus. (Baudelaire, Critique littéraire, « L’École païenne » (1852), Pléiade tome II, 1976, p. 48).

. Tout créateur de parti se trouve par nécessité naturelle en mauvaise compagnie. (Baudelaire, Critique littéraire, « Puisque réalisme il y a » (1855), Pléiade tome II, 1976, p. 58).

. La femme qui veut toujours faire l’homme, signe de grande dépravation. (Baudelaire, Critique littéraire, « Notes sur Les Liaisons dangereuses » (1866), IV, Pléiade tome II, 1976, p. 74).

. Le condiment que Théophile Gautier jette dans ses œuvres, qui, pour les amateurs de l’art, est du choix le plus exquis et du sel le plus ardent, n’a que peu ou point d’action sur le palais de la foule. Pour devenir tout à fait populaire, ne faut-il pas consentir à mériter de l’être, c’est-à-dire ne faut-il pas, par un petit côté secret, un presque rien qui fait tache, se montrer un peu populacier ? En littérature comme en morale, il y a danger, autant que gloire, à être délicat. L’aristocratie nous isole. (Baudelaire, Critique littéraire, « Théophile Gautier » (1859), I, Pléiade tome II, 1976, p. 106).

. Pendant l’époque désordonnée du romantisme, l’époque d’ardente effusion, on faisait souvent usage de cette formule : La poésie du cœur ! On donnait ainsi plein droit à la passion ; on lui attribuait une sorte d’infaillibilité. Combien de contresens et de sophismes peut imposer à la langue française une erreur d’esthétique ! Le cœur contient la passion, le cœur contient le dévouement, le crime ; l’Imagination seule contient la poésie. Mais aujourd’hui l’erreur a pris un autre cours et de plus grandes proportions. Par exemple une femme, dans un moment de reconnaissance enthousiaste, dit à son mari, avocat : Ô poëte ! je t’aime ! Empiétement du sentiment sur le domaine de la raison ! Vrai raisonnement de femme qui ne sait pas approprier les mots à leur usage ! (Baudelaire, Critique littéraire, « Théophile Gautier » (1859), III, Pléiade tome II, 1976, p. 115).

. Le vent du siècle est à la folie ; le baromètre de la raison moderne marque tempête. (Baudelaire, Critique littéraire, « Théophile Gautier » (1859), III, Pléiade tome II, 1976, p. 115).

. La sensibilité du cœur n’est pas absolument favorable au travail poétique. Une extrême sensibilité du cœur peut même nuire en ce cas. La sensibilité de l’imagination est d’une autre nature ; elle sait choisir, juger, comparer, fuir ceci, rechercher cela, rapidement, spontanément. (Baudelaire, Critique littéraire, « Théophile Gautier » (1859), III, Pléiade tome II, 1976, p. 116).

. Parmi le personnel assez nombreux des femmes qui se sont de nos jours jetées dans le travail littéraire, il en est bien peu dont les ouvrages n’aient été, sinon une désolation pour leur famille, pour leur amant même (car les hommes les moins pudiques aiment la pudeur dans l’objet aimé), au moins entachés d’un de ces ridicules masculins qui prennent dans la femme les proportions d’une monstruosité. Nous avons connu la femme-auteur philanthrope, la prêtresse systématique de l’amour, la poétesse républicaine, la poétesse de l’avenir, fouriériste ou saint-simonienne ; et nos yeux, amoureux du beau, n’ont jamais pu s’accoutumer à toutes ces laideurs compassées, à toutes ces scélératesses impies (il y a même des poétesses de l’impiété), à tous ces sacrilèges pastiches de l’esprit mâle. (Baudelaire, Critique littéraire, « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains », III. Marceline Desbordes-Valmore (1861), Pléiade tome II, 1976, p. 146).

. C’est toujours une belle histoire à raconter que la conspiration de toutes les sottises en faveur d’une médiocrité ; mais, en vérité, il y a des cas où, si véridique qu’on soit, il faut renoncer à être cru. (Baudelaire, Critique littéraire, « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains », VIII. Pierre Dupont (1861), Pléiade tome II, 1976, p. 169).

. Il serait injuste de croire que tous les hommes, même en France, sont tous et toujours également vils, bêtes et ignorants. (Baudelaire, Critique littéraire, « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains », VIII. Pierre Dupont, texte lisible sur une épreuve corrigée antérieure à la première publication (1861) ; Pléiade tome II, 1976, p. 1158-1159 : variante f de la page 169).

. Quant à cette impopularité dont je parlais au commencement, je crois être l’écho de la pensée du poète lui-même en affirmant qu’elle ne lui cause aucune tristesse, et que le contraire n’ajouterait rien à son contentement. Il lui suffit d’être populaire parmi ceux qui sont dignes eux-mêmes de lui plaire. Il appartient d’ailleurs à cette famille d’esprits qui ont pour tout ce qui n’est pas supérieur un mépris si tranquille qu’il ne daigne même pas s’exprimer. (Baudelaire, Critique littéraire, « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains », IX. Leconte de Lisle (1861), Pléiade tome II, 1976, p. 179). 

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. La Jeunesse, dans le temps présent, m’inspire, par ses défauts nouveaux, une défiance déjà bien suffisamment légitimée par ceux qui la distinguèrent en tout temps. J’éprouve, au contact de la Jeunesse, la même sensation de malaise qu’à la rencontre d’un camarade de collège oublié, devenu boursier, et que les vingt ou trente années intermédiaires n’empêchent pas de me tutoyer ou de me frapper sur le ventre. Bref, je me sens en mauvaise compagnie. (Baudelaire, Critique littéraire, « Préface aux Martyrs ridicules de Léon Cladel » (1861), Pléiade tome II, 1976, p. 182).

. Le propre des sots est d’être incapables d’admiration et de n’avoir pas de déférence pour le mérite, surtout quand il est pauvre. (Baudelaire, Critique littéraire, « L’esprit et le style de M. Villemain » (1862), Pléiade tome II, 1976, p. 197).

. [Ce banquet shakespearien sera l’occasion de] porter des toasts à Jean Valjean, à l’abolition de la peine de mort, à l’abolition de la misère, à la Fraternité universelle, à la diffusion des lumières, au vrai Jésus-Christ, législateur des chrétiens, comme on disait jadis, à M. Renan, à M. Havin, etc…, enfin à toutes les stupidités propres à ce XIXe siècle, où nous avons le fatigant bonheur de vivre, et où chacun est, à ce qu’il paraît, privé du droit naturel de choisir ses frères. (Baudelaire, Critique littéraire, « Anniversaire de la naissance de Shakespeare » (1864), Pléiade tome II, 1976, p. 229).

. Je vous plains, monsieur, d’être si facilement heureux. Faut-il qu’un homme soit tombé bas pour se croire heureux ! (Baudelaire, Critique littéraire, « Lettre à Jules Janin » (1865), Pléiade tome II, 1976, p. 233-234).

. Un autre caractère particulier de sa littérature [à Edgar Poe] est qu’elle est tout à fait anti-féminine. Je m’explique. Les femmes écrivent, écrivent avec une rapidité débordante ; leur cœur bavarde à la rame. Elles ne connaissent généralement ni l’art, ni la mesure, ni la logique ; leur style traîne et ondoie comme leurs vêtements. (Baudelaire, Critique littéraire, « Edgar Allan Poe. Sa vie et ses ouvrages » (1852), III, Pléiade tome II, 1976, p. 282-283).

. J’ai traversé une longue enfilade de contes sans trouver une histoire d’amour. Je n’y ai pensé qu’à la fin, tant cet homme est enivrant. Sans vouloir préconiser d’une manière absolue ce système ascétique d’une âme ambitieuse, je pense qu’une littérature sévère serait chez nous une protestation utile contre l’envahissante fatuité des femmes, de plus en plus surexcitée par la dégoûtante idolâtrie des hommes ; et je suis très indulgent pour Voltaire, trouvant bon, dans sa préface de La Mort de César, tragédie sans femme, sous de feintes excuses de son impertinence, de bien faire remarquer son glorieux tour de force. (Baudelaire, Critique littéraire, « Edgar Allan Poe. Sa vie et ses ouvrages » (1852), III, Pléiade tome II, 1976, p. 283).

. Impitoyable dictature que celle de l'opinion dans les sociétés démocratiques ; n'implorez d'elle ni charité, ni indulgence, ni élasticité quelconque dans l'application de ses lois aux cas multiples et complexes de la vie morale. On dirait que de l'amour impie de la liberté est née une tyrannie nouvelle, la tyrannie des bêtes, ou zoocratie qui par son insensibilité féroce ressemble à l'idole de Jaggernaut. (Baudelaire, Critique littéraire, « Edgar Poe, sa vie et ses œuvres » (1856), I, Pléiade tome II, 1976, p. 297-298). 

. Il doit être difficile de penser et d'écrire commodément dans un pays où il y a des millions de souverains, un pays sans capitale à proprement parler et sans aristocratie. (Baudelaire, Critique littéraire, « Edgar Poe, sa vie et ses œuvres » (1856), I, Pléiade tome II, 1976, p. 299).

. Les Etats-Unis sont un pays gigantesque et enfant, naturellement jaloux du vieux continent. Fier de son développement matériel, anormal et presque monstrueux, ce nouveau venu dans l'histoire a une foi naïve dans la toute-puissance de l'industrie ; il est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous, qu'elle finira par manger le Diable. Le temps et l'argent ont là-bas une valeur si grande! (Baudelaire, Critique littéraire, « Edgar Poe, sa vie et ses œuvres » (1856), I, Pléiade tome II, 1976, p. 299).

. Qu'eût-il pensé, qu'eût-il écrit, l'infortuné [Edgar Poe], s'il avait entendu la théologienne du sentiment [George Sand] supprimer l'Enfer par amitié pour le genre humain, le philosophe du chiffre [Émile de Girardin] proposer un système d'assurances, une souscription à un sou par tête pour la suppression de la guerre, — et l'abolition de la peine de mort et de l'orthographe, ces deux folies corrélatives ! (Baudelaire, Critique littéraire, « Edgar Poe, sa vie et ses œuvres » (1856), I, Pléiade tome II, 1976, p. 300).

. Parmi l'énumération nombreuse des droits de l'homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s'en aller. (Baudelaire, Critique littéraire, « Edgar Poe, sa vie et ses œuvres » (1856), II, Pléiade tome II, 1976, p. 306).

. On peut dire, sans emphase et sans jeu de mots, que le suicide est parfois l’action la plus raisonnable de la vie. (Baudelaire, Critique littéraire, « Edgar Poe, sa vie et ses œuvres » (1856), II, Pléiade tome II, 1976, p. 307).

. [… Edgar Poe] reste ce que fut et ce que sera toujours le vrai poète, — une vérité habillée d’une manière bizarre, un paradoxe apparent, qui ne veut pas être coudoyé par la foule, et qui court à l’extrême orient quand le feu d’artifice se tire au couchant. (Baudelaire, Critique littéraire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe » (1857), II, Pléiade tome II, 1976, p. 322).

. Je ne veux, pour le présent, tenir compte que de la grande vérité oubliée, — la perversité primordiale de l'homme, — et ce n'est pas sans une certaine satisfaction que je vois quelques épaves de l'antique sagesse nous revenir d'un pays d'où on ne les attendait pas. Il est agréable que quelques explosions de vieille vérité sautent ainsi au visage de tous les complimenteurs de l'humanité, de tous ces dorloteurs et endormeurs qui répètent sur toutes les variations possibles de ton : « Je suis né bon, et vous aussi, et nous tous, nous sommes nés bons ! » oubliant, non ! feignant d'oublier, ces égalitaires à contre-sens, que nous sommes tous nés marquis pour le mal! (Baudelaire, Critique littéraire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe » (1857), II, Pléiade tome II, 1976, p. 323).

. Le progrès, cette grande hérésie de la décrépitude, ne pouvait pas non plus lui [Edgar Poe] échapper. Le lecteur verra, en différents passages, de quels termes il se servait pour la caractériser. On dirait vraiment, à voir l’ardeur qu’il y dépense, qu’il avait à s’en venger comme d’un embarras public, comme d’un fléau de la rue. (Baudelaire, Critique littéraire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe » (1857), II, Pléiade tome II, 1976, p. 324).

. N'est-ce pas un sujet d'étonnement que cette idée si simple n'éclate pas dans tous les cerveaux: que le Progrès (en tant que progrès il y ait) perfectionne la douleur à proportion qu'il raffine la volupté, et que, si l'épiderme des peuples va se délicatisant ils ne poursuivent évidemment qu'une Italiam fugientem, une conquête à chaque minute perdue, un progrès toujours négateur de lui-même ? (Baudelaire, Critique littéraire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe» (1857), II, Pléiade tome II, 1976, p. 325).

. L’homme civilisé invente la philosophie du progrès pour se consoler de son abdication et de sa déchéance ; cependant que l’homme sauvage, époux redouté et respecté, guerrier contraint à la bravoure personnelle, poète aux heures mélancoliques où le soleil déclinant invite à chanter le passé et les ancêtres, rase de plus près la lisière de l’idéal. (Baudelaire, Critique littéraire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe » (1857), II, Pléiade tome II, 1976, p. 325-326). baudelaire,curiosités esthétiques,l'art romantique,garnier

. J’avoue sans honte que je préfère de beaucoup le culte de Teutatès [= Toutatis] à celui de Mammon ; et le prêtre qui offre au cruel extorqueur d’hosties humaines des victimes qui meurent honorablement, des victimes qui veulent mourir, me paraît un être tout à fait doux et humain, comparé au financier qui n’immole les populations qu’à son intérêt propre. (Baudelaire, Critique littéraire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe » (1857), II, Pléiade tome II, 1976, p. 326).

. Ce qu'un esprit français, supposez le plus démocratique, entend par un État, ne trouverait pas de place dans un esprit américain. Pour toute intelligence du vieux monde, un État politique a un centre de mouvement qui est son cerveau et son soleil, des souvenirs anciens et glorieux, de longues annales poétiques et militaires, une aristocratie, à qui la pauvreté, fille des révolutions, ne peut qu'ajouter un lustre paradoxal ; mais Cela ! cette cohue de vendeurs et d'acheteurs, ce sans nom, ce monstre sans tête, ce déporté derrière l'Océan, un État ! — je le veux bien, si un vaste cabaret, où le consommateur afflue et traite d'affaires sur des tables souillées, au tintamarre des vilains propos, peut être assimilé à un salon, à ce que nous appelions jadis un salon, république de l'esprit présidée par la beauté ! (Baudelaire, Critique littéraire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe » (1857), II, Pléiade tome II, 1976, p. 327). 

. Ce qui est difficile dans une monarchie tempérée ou dans une république régulière, devient presque impraticable dans une espèce de capharnaüm, où chacun, sergent de ville de l'opinion, fait la police au profit de ses vices — ou de ses vertus, c'est tout un, — où un poète, un romancier d'un pays à esclaves est un écrivain détestable aux yeux d'un critique abolitionniste, — où l'on ne sait quel est le plus grand scandale, — le débraillé du cynisme ou l'imperturbabilité de l'hypocrisie biblique. (Baudelaire, Critique littéraire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe » (1857), II, Pléiade tome II, 1976, p. 327). 

. Après tout, un peu de charlatanerie est toujours permise au génie, et même ne lui messied pas. C'est, comme le fard sur les pommettes d'une femme naturellement belle, un assaisonnement nouveau pour l'esprit. (Baudelaire, Critique littéraire, « La genèse d'un poème, préambule » (1859), Pléiade tome II, 1976, p. 344).

 

ARTICLES DE CRITIQUE ARTISTIQUE

. Il est une chose mille fois plus dangereuse que le bourgeois, c’est l’artiste-bourgeois, qui a été créé pour s’interposer entre le public et le génie ; il les cache l’un à l’autre. (Baudelaire, Critique d’art, « Le musée classique du bazar Bonne-nouvelle » (1846), Pléiade tome II, 1976, p. 414).

. Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament. (Baudelaire, Critique d’art, « Salon de 1846 », I, Pléiade tome II, 1976, p. 418). 

. Pour être juste, c'est-à-dire pour avoir sa raison d'être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c'est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d'horizons. (Baudelaire, Critique d’art, « Salon de 1846 », I, Pléiade tome II, 1976, p. 418).

. Quelque habile que soit un éclectique, c’est un homme faible ; car c’est un homme sans amour. Il n’a donc pas d’idéal, il n’a pas de parti pris ; — ni étoile ni boussole. (Baudelaire, Critique d’art, « Salon de 1846 », XII, Pléiade tome II, 1976, p. 473).

. Avez-vous éprouvé, vous tous que la curiosité du flâneur a souvent fourrés dans une émeute, la même joie que moi à voir un gardien du sommeil public, – sergent de ville ou municipal, la véritable armée, – crosser un républicain ? Et comme moi, vous avez dit dans votre cœur : « Crosse, crosse un peu plus fort, crosse encore, municipal de mon cœur ; car en ce crossement suprême, je t’adore, et je te juge semblable à Jupiter, le grand justicier. L’homme que tu crosses est un ennemi des roses et des parfums, un fanatique des ustensiles ; c’est un ennemi de Watteau, un ennemi de Raphaël, un ennemi acharné du luxe, des beaux-arts et des belles-lettres, iconoclaste juré, bourreau de Vénus et d’Apollon ! Il ne veut plus travailler, humble et anonyme ouvrier, aux roses et aux parfums publics ; il veut être libre, l’ignorant, et il est incapable de fonder un atelier de fleurs et de parfumeries nouvelles. Crosse religieusement les omoplates de l’anarchiste ! » / Ainsi, les philosophes et les critiques doivent-ils impitoyablement crosser les singes artistiques, ouvriers émancipés, qui haïssent la force et la souveraineté du génie. (Baudelaire, Critique d’art, « Salon de 1846 », XVII, Pléiade tome II, 1976, p. 490).

. Peu d’hommes ont le droit de régner, car peu d’hommes ont une grande passion. / Et comme aujourd’hui chacun veut régner, personne ne sait se gouverner. (Baudelaire, Critique d’art, « Salon de 1846 », XVII, Pléiade tome II, 1976, p. 491).

. En dehors de ce cercle de famille [= les élèves d'un maître], il est une vaste population de médiocrités, singes de races diverses et croisées, nation flottante de métis qui passent chaque jour d'un pays dans un autre, emportent de chacun les usages qui leur conviennent, et cherchent à se faire un caractère par un système d'emprunts contradictoires. (Baudelaire, Critique d’art, « Salon de 1846 », XVII, Pléiade tome II, 1976, p. 491-492).

. Tel qui rentre aujourd’hui dans la classe des singes, même des plus habiles, n’est et ne sera jamais qu’un peintre médiocre ; autrefois, il eût fait un excellent ouvrier. Il est donc perdu pour lui et pour tous. / C’est pourquoi il eût mieux valu dans l’intérêt de leur salut, et même de leur bonheur, que les tièdes eussent été soumis à la férule d’une foi vigoureuse ; car les forts sont rares, et il faut être aujourd’hui Delacroix ou Ingres pour surnager et paraître dans le chaos d’une liberté épuisante et stérile. / Les singes sont les républicains de l'art, et l'état actuel de la peinture est le résultat d'une liberté anarchique qui glorifie l'individu, quelque faible qu'il soit, au détriment des associations, c'est-à-dire des écoles. (Baudelaire, Critique d’art, « Salon de 1846 », XVII, Pléiade tome II, 1976, p. 492).

. Les singes sont les républicains de l’art, et l’état actuel de la peinture est le résultat d’une liberté anarchique qui glorifie l’individu, quelque faible qu’il soit, au détriment des associations, c’est-à-dire des écoles. / Dans les écoles, qui ne sont autre chose que la force d’invention organisée, les individus vraiment dignes de ce nom absorbent les faibles ; et c’est justice, car une large production n’est qu’une pensée à mille bras. (Baudelaire, Critique d’art, « Salon de 1846 », XVII, Pléiade tome II, 1976, p. 492).

. Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer. – Je veux parler de l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible. / Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel. (Baudelaire, Critique d’art, « Exposition universelle. 1855. Beaux-arts », I, Pléiade tome II, 1976, p. 580).

. L’artiste ne relève que de lui-même. Il ne promet aux siècles à venir que ses propres œuvres. Il ne cautionne que lui-même. Il meurt sans enfants. Il a été son roi, son prêtre et son Dieu. (Baudelaire, Critique d’art, « Exposition universelle. 1855. Beaux-arts », I, Pléiade tome II, 1976, p. 581). baudelaire,critique d'art,curiosités esthétiques,folio

. Il ne faut jamais oublier que les nations, vastes êtres collectifs, sont soumises aux mêmes lois que les individus. Comme l'enfance, elles vagissent, balbutient, grossissent, grandissent. Comme la jeunesse et la maturité, elles produisent des œuvres sages et hardies. Comme la vieillesse, elles s'endorment sur une richesse acquise. Souvent il arrive que c'est le principe même qui a fait leur force et leur développement qui amène leur décadence, surtout quand ce principe, vivifié jadis par une ardeur conquérante, est devenu pour la majorité une espèce de routine. (Baudelaire, Critique d’art, « Exposition universelle. 1855. Beaux-arts », I, Pléiade tome II, 1976, p. 582).

. Pour les gens qui, comme moi, veulent que les affaires d'art ne se traitent qu'entre aristocrates et qui croient que c'est la rareté des élus qui fait le paradis, tout est ainsi pour le mieux. Homme privilégié [=Delacroix] ! la Providence lui garde des ennemis en réserve. Homme heureux parmi les heureux ! non seulement son talent triomphe des obstacles, mais il en fait naître de nouveaux pour en triompher encore ! (Baudelaire, Critique d’art, « Salon de 1859 », V, Pléiade tome II, 1976, p. 633). 

. La nature n’enseigne rien, ou presque rien, c’est-à-dire qu’elle contraint l’homme à dormir, à boire, à manger, et à se garantir, tant bien que mal, contre les hostilités de l’atmosphère. C’est elle aussi qui pousse l’homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer ; car, sitôt que nous sortons de l’ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime. C’est cette infaillible nature qui a créé le parricide et l’anthropophagie, et mille autres abominations que la pudeur et la délicatesse nous empêchent de nommer. C’est la philosophie (je parle de la bonne), c’est la religion qui nous ordonne de nourrir des parents pauvres et infirmes. La nature (qui n’est pas autre chose que la voix de notre intérêt) nous commande de les assommer. Passez en revue, analysez tout ce qui est naturel, toutes les actions et les désirs du pur homme naturel, vous ne trouverez rien que d’affreux. Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul. Le crime, dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle, surnaturelle, puisqu’il a fallu, dans tous les temps et chez toutes les nations, des dieux et des prophètes pour l’enseigner à l’humanité animalisée, et que l’homme, seul, eût été impuissant à la découvrir. Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité ; le bien est toujours le produit d’un art.  (Baudelaire, Critique d’art, « Le peintre de la vie moderne » (1860), XI, Pléiade tome II, 1976, p. 715).

. Je connais un poète, d'une nature toujours orageuse et vibrante, qu'un vers de Malherbe, symétrique et carré de mélodie, jette dans de longues extases. (Baudelaire, Critique d’art, « L’Œuvre et la vie de Delacroix » (1863), IV, Pléiade tome II, 1976, p. 754). 

. Tous les grands poètes deviennent naturellement, fatalement, critiques. Je plains les poètes que guide le seul instinct ; je les crois incomplets. Dans la vie spirituelle des premiers, une crise se fait infailliblement, où ils veulent raisonner leur art, découvrir les lois obscures en vertu desquelles ils ont produit, et tirer de cette étude une série de préceptes dont le but divin est l’infaillibilité dans la production poétique. Il serait prodigieux qu’un critique devînt poëte, et il est impossible qu’un poète ne contienne pas un critique. Le lecteur ne sera donc pas étonné que je considère le poète comme le meilleur de tous les critiques. (Baudelaire, Critique musicale, « Richard Wagner et Tannhaüser à Paris» (1861), II, Pléiade tome II, 1976, p. 793).

. En matière d'art, j'avoue que je ne hais pas l'outrance ; la modération ne m'a jamais semblé le signe d'une nature artistique vigoureuse. J'aime ces excès de santé, ces débordements de volonté qui s'inscrivent dans les œuvres comme le bitume enflammé dans le sol d'un volcan, et qui, dans la vie ordinaire, marquent souvent la phase, pleine de délices, succédant à une grande crise morale ou physique. (Baudelaire, Critique musicale, « Richard Wagner et Tannhaüser à Paris» (1861), IV, Pléiade tome II, 1976, p. 807).

 

NOTES SUR LA BELGIQUE (1864-66)

. La France a l’air bien barbare, vue de près. Mais allez en Belgique, et vous deviendrez moins sévère pour votre pays. / Comme Joubert remerciait Dieu de l’avoir fait homme et non femme, vous le remercierez de vous avoir fait, non pas Belge, mais Français. (Baudelaire, Pauvre Belgique !, I, Pléiade tome II, 1976, p. 819). — Nous avons peut-être dit trop de mal de la France. / Il faut toujours emporter sa patrie à la semelle de ses souliers. C’est un désinfectant. (ibid., p. 821). baudelaire,oeuvres complètes,bouquins,laffont

. Il est difficile d’assigner une place au Belge dans l’échelle des êtres. Cependant on peut affirmer qu’il doit être classé entre le singe et le mollusque. Il y a de la place. (Baudelaire, Pauvre Belgique !, VI, Pléiade tome II, 1976, p. 845).

. On me dit qu’à Paris 30 000 pétitionnent pour l’abolition de la peine de mort. 30 000 personnes qui la méritent. Vous tremblez, donc vous êtes déjà coupables. Du moins, vous êtes intéressés dans la question. L’amour excessif de la vie est une descente vers l’animalité. (Baudelaire, Pauvre Belgique !, XVIII, Pléiade tome II, 1976, p. 899).

. Rien de plus ridicule que de chercher la vérité dans le nombre. / Le suffrage universel et les tables tournantes. C’est l’homme cherchant la vérité dans l’homme (!!!) / Le vote n’est donc que le moyen de créer une police. C’est une mécanique, en désespoir de cause, un désidératum. (Baudelaire, Pauvre Belgique !, XIX, Pléiade tome II, 1976, p. 903).

. Un roi constitutionnel est un automate en hôtel garni. (Baudelaire, Pauvre Belgique !, XX, Pléiade tome II, 1976, p. 914).

. En France, tyrannie dans la loi, tempérée par la douceur et la liberté des mœurs. / En France, la liberté en limitée par la peur des gouvernements. / En Belgique, elle est supprimée par la bêtise nationale. / Peut-on être libre, et à quoi peut servir de décréter la liberté dans un pays où personne ne la comprend, où personne n’en veut, où personne n’en a besoin ? (Baudelaire, Pauvre Belgique !, XX, Pléiade tome II, 1976, p. 916).

. Je suis contre l’annexion. Il y a déjà bien assez de sots en France, sans compter tous nos anciens annexés, Bordelais, Alsaciens, ou autres. / Mais je ne serais pas ennemi d’une invasion et d’une razzia, à la manière antique, à la manière d’Attila. Tout ce qui est beau pourrait être porté au Louvre. Tout cela nous appartient plus légitimement qu’à la Belgique, puisqu’elle n’y comprend plus rien. (Baudelaire, Pauvre Belgique !, XXI, Pléiade tome II, 1976, p. 919). — Avis à n’importe quelle armée européenne. Jamais d’annexion. Mais toujours la Razzia. / Il faut commencer par là. La Razzia des monuments, des peintures, des objets d’art de toute sorte. / Razzia des richesses. / On peut déménager tout ce qui est beau. Chaque nation a le droit de dire : Cela m’appartient, puisque les Belges n’en jouissent pas. (ibid., p. 921).

. Le Belge a été coupé en tronçons ; il vit encore. C’est un ver qu’on a oublié d’écraser. / Il est complètement bête, mais il est résistant comme les mollusques. (Baudelaire, Pauvre Belgique !, XXXIII, Pléiade tome II, 1976, p. 954).

. La Belgique est un cas qui confirme la théorie de la Tyrannie des faibles. / Personne n’oserait toucher à la Belgique. (Baudelaire, Pauvre Belgique !, XXXIII, Pléiade tome II, 1976, p. 954). — Qui donc voudrait toucher au bâton merdeux ? (ibid., p. 953).

. La Belgique est ce que serait devenue la France sous le régime continué de Louis-Philippe, — un bel exemple d’abrutissement constitutionnel. (Baudelaire, Pauvre Belgique !, XXXIII, Pléiade tome II, 1976, p. 955).

. Ajoutons que quand on leur parle révolution pour de bon, on les épouvante. Vieilles Rosières. Moi, quand je consens à être républicain, je fais le mal, le sachant. / Oui, Vive la Révolution ! / toujours ! quand même ! / Mais moi, je ne suis pas dupe ! je n’ai jamais été dupe ! Je dis Vive la Révolution ! comme je dirais : Vive la Destruction ! Vive l’Expiation ! Vive le Châtiment ! Vive la Mort ! / Non seulement, je serais heureux d’être victime, mais je ne haïrais pas d’être bourreau, — pour sentir la Révolution de deux manières ! (Baudelaire, Pauvre Belgique !, XXXIII, Pléiade tome II, 1976, p. 961).

. Nous avons tous l’esprit républicain dans les veines, comme la vérole dans les os. Nous sommes Démocratisés et Syphilisés. (Baudelaire, Pauvre Belgique !, XXXIII, Pléiade tome II, 1976, p. 961).

 

CORRESPONDANCE

. Plus il s’est écoulé de temps entre le jour de la naissance, et l’instant marqué pour le succès, plus il faut aller vite et profiter du reste. […] Le temps s’envole, et quelques jours d’oisiveté de plus peuvent me tuer. (Baudelaire, lettre à sa mère, 4 décembre 1847, Correspondance Pléiade tome I, 1973, p. 146). baudelaire,correspondance,pléiade

. Pour résumer toutes mes pensées en une seule, et pour te donner une idée de toutes mes réflexions, je pense à tout jamais, que la femme qui a souffert et fait un enfant est la seule qui soit l’égale de l’homme. Engendrer est la seule chose qui donne à la femelle l’intelligence morale. Quant aux jeunes femmes sans état et sans enfants, ce n’est que coquetterie, implacabilité et crapule élégante. (Baudelaire, lettre à sa mère, 27 mars 1852, Correspondance Pléiade tome I, 1973, p. 193-194).

. Qu’est-ce que le Progrès indéfini ! qu’est-ce qu’une société qui n’est pas aristocratique ! ce n’est pas une société, ce me semble. Qu’est-ce que l’homme naturellement bon ? où l’a-t-on connu ? L’homme naturellement bon serait un monstre, je veux dire un Dieu. (Baudelaire, lettre à Alphonse Toussenel, 21 janvier 1856, Correspondance Pléiade tome I, 1973, p. 336-337).

. J’aime les titres mystérieux ou les titres pétards. (Baudelaire, lettre à Auguste Poulet-Malassis, 7 mars 1857, Correspondance Pléiade tome I, 1973, p. 378).

. Le torrent insupportable des futilités journalières m’a depuis fait négliger cela. Croyez-vous que plusieurs bévues de ce genre aient été commises ? (Baudelaire, lettre à sa mère, 30 décembre 1857, Correspondance Pléiade tome I, 1973, p. 439).

. L’épouvantable monde où nous vivons donne le goût de l’isolement et de la fatalité. (Baudelaire, lettre à Victor Hugo, 23 (?) septembre 1859, Correspondance Pléiade tome I, 1973, p. 597).

. Vous savez imiter les élans de l’âme, la musique de la méditation ; vous aimez l’ordre ; vous dramatisez le sonnet, et vous lui donnez un dénouement ; vous connaissez la puissance de la réticence, etc. Toutes ces belles facultés vous feront estimer de tous ceux qui savent méditer ou rêver ; mais, puisque vous semblez désirer que j’use avec vous d’une franchise absolue, je vous dirai que vous devez (comme moi) faire votre deuil de la popularité. Mauvaise expression, puisqu’on ne peut être veuf que de ce qu’on a possédé. Il est vrai que, pour NOUS consoler, nous pouvons dire avec certitude que tous les grands hommes sont bêtes ; tous les hommes représentatifs, ou représentants de multitudes. C’est une punition que Dieu leur inflige. Nous ne sommes, ni vous ni moi, assez bêtes pour mériter le suffrage universel. Il y a deux autres hommes, admirablement doués, qui sont dans ce cas : M. Théophile Gautier et M. Leconte de Lisle. On peut dire aussi que nous aurons des jouissances très énergiques très subtiles, qui resteront inconnues à la foule. (Baudelaire, lettre à Joséphin Soulary, 23 février 1860, Correspondance Pléiade tome I, 1973, p. 679-680).

. J’ai pris l’habitude, depuis mon enfance, de me considérer comme infaillible. (Baudelaire, lettre à Louis Martinet, juillet 1861 (?), Pléiade tome II, 1973, p. 176).  

. Eh bien ! oui, ce livre [Mon cœur mis à nu] tant rêvé sera un livre de rancunes. À coup sûr ma mère et même mon beau-père y seront respectés. Mais tout en racontant mon éducation, la manière dont se sont façonnés mes idées et mes sentiments, je veux faire sentir sans cesse que je me sens comme étranger au monde et à ses cultes. Je tournerai contre la France entière mon réel talent d’impertinence. J’ai un besoin de vengeance comme un homme fatigué a besoin d’un bain. (Baudelaire, lettre à sa mère, 5 juin 1863, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 305).

. Je vous avais dit : supprimez tout un morceau, si une virgule vous déplaît dans le morceau, mais ne supprimez pas la virgule ; elle a sa raison d’être. / J’ai passé ma vie entière à apprendre à construire des phrases, et je dis, sans crainte de faire rire, que ce que je livre à une imprimerie est parfaitement fini. (Baudelaire, lettre à Gervais Charpentier, 20 juin 1863, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 307). 

. Décidément, je considère l'homme qui parvient à se guérir d'un vice comme infiniment plus brave que le soldat ou l'homme qui va se battre en duel. (Baudelaire, lettre à sa mère, 31 décembre 1863, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 342).

. J'éprouve un dégoût complet de toutes choses et surtout de tout plaisir (ce n'est pas un mal), et le seul sentiment par lequel je me sente encore vivre, est un vague désir de célébrité, de vengeance et de fortune. (Baudelaire, lettre à sa mère, 31 décembre 1863, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 342).

. Il y a ici une grande agitation. La Chambre est dissoute, et l'on prépare des élections. C'est un spectacle hideux. […] Malgré mon dégoût, j'ai assisté à plusieurs réunions électorales. J'ai eu la joie de voir crouler la candidature de M. Lacroix, dans un cleube où il a été insulté, à la flamande, c'est tout dire, pendant trois heures. J'ai eu la bassesse de mêler mes huées à celles de ses adversaires. C'est donc enviable d'être député, c'est donc bien glorieux, puisque l'on consent à avaler de telles couleuvres ! (Baudelaire, lettre à sa mère, 8 août 1864, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 394).

. Toutes ces canailles-là m’ont pris pour un monstre, et quand ils ont vu que j’étais froid, modéré et poli, – et que j’avais horreur des libres penseurs, du progrès et de toute la sottise moderne, ils ont décrété (je le suppose) que je n’étais pas l’auteur de mon livre… Quelle confusion comique entre l'auteur et le sujet ! (Baudelaire, lettre à Narcisse Ancelle, 13 octobre 1864, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 409). 

. Ce livre sur la Belgique est, comme je vous l’ai dit, un essayage de mes griffes. Je m’en servirai plus tard contre la France. J’exprimerai patiemment toutes les raisons de mon dégoût du genre humain. Quand je serai absolument seul, je chercherai une religion (thibétaine ou japonaise), car je méprise trop le Coran, et au moment de la mort, j’abjurerai cette dernière religion pour bien montrer mon dégoût de la sottise universelle. — Vous voyez que je n’ai pas changé et que la Belgique elle-même n’a pas réussi à m’abrutir. (Baudelaire, lettre à Narcisse Ancelle, 13 novembre 1864, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 421).

. Comme il est difficile de faire son devoir tous les jours sans interruption aucune ! Comme il est difficile, non pas de penser un livre, mais de l'écrire sans lassitude, – enfin d'avoir du courage tous les jours ! (Baudelaire, lettre à sa mère, 1er janvier 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 432).

. J’ai passé ici pour agent de police (c’est bien fait !), (grâce à ce bel article que j’ai écrit sur le banquet shakespearien) ; pour pédéraste (c’est moi-même qui ai répandu ce bruit, et on m’a cru !), ensuite j’ai passé pour un correcteur d’épreuves, envoyé de Paris pour corriger des épreuves d’ouvrages infâmes. Exaspéré d’être toujours cru, j’ai répandu le bruit que j’avais tué mon père, et que je l’avais mangé ; que, d’ailleurs, si on m’avait permis de me sauver de France, c’était à cause des services que je rendais à la police française, et ON M’A CRU ! Je nage dans le déshonneur comme un poisson dans l’eau. (Baudelaire, lettre à Mme Paul Meurice, 3 janvier 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 437). baudelaire,correspondance,pléiade

. Non, je vous l’assure, je n’ai aucun chagrin très particulier. Je suis toujours de mauvaise humeur (c'est une maladie, cela), parce que je souffre de la bêtise environnante, et parce que je suis mécontent de moi. Mais en France, où il y a moins de bêtise, où la bêtise est plus polie, je souffrais aussi ; — et quand même je n’aurais strictement rien à me reprocher, je serais également mécontent, parce que je rêverais de faire mieux. Ainsi, que je sois à Paris, à Bruxelles, ou dans une ville inconnue, je suis sûr d’être malade et inguérissable. Il y a une misanthropie qui vient, non pas d’un mauvais caractère, mais d’une sensibilité trop vive et d’un goût trop facile à se scandaliser. (Baudelaire, lettre à Mme Paul Meurice, 3 février 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 448).

. Cette Belgique haïssable m'a déjà rendu un grand service. Elle m'a appris à me passer de tout. C'est beaucoup. Je suis devenu sage, par l'impossibilité de me satisfaire. J'ai toujours aimé le plaisir, et c'est peut-être ce qui m'a fait le plus de mal. (Baudelaire, lettre à Mme Paul Meurice, 3 février 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 448).

. La vertu dangereuse, c'est un esprit plus sensible, plus élevé ou plus délicat que le commun des confrères, des camarades, que la foule, enfin. […] Quand on a déjà contre soi une supériorité d’esprit, il faut être d’autant plus patient, plus obstiné, plus assidu. Je possède parfaitement la science de la vie, mais je n’ai pas la force de la mettre en pratique. Comprends-tu maintenant pourquoi l’on voit tant d’auteurs plus que médiocres si bien réussir et gagner tant d’argent ? Ils ont tout pour eux, leur médiocrité d’abord, et ensuite toutes les chances que donne l’assiduité. (Baudelaire, lettre à sa mère, 11 février 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 457).

. On peut être à la fois un bel esprit et un rustre, – comme on peut en même temps posséder un génie spécial et être un sot. Victor Hugo nous l'a bien prouvé. (Baudelaire, lettre à Narcisse Ancelle, 12 février 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 459-460).

. On est bien partout (pourvu qu'on se porte bien, et qu'on ait des livres et des gravures), même en face de l'océan. (Baudelaire, lettre à Narcisse Ancelle, 12 février 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 460).

. J'aime mieux les mauvaises nouvelles que pas de nouvelles du tout. Le silence m'exaspère. (Baudelaire, lettre à sa mère, 15 février 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 462-463).

. Je blâme, comme vous, tous ces hommes brutaux qui fuient les femmes ; mais il faut dire, à leur décharge, que les femmes sont beaucoup moins aimables qu'autrefois. (Baudelaire, lettre à Mme Paul Meurice, 18 février 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 468).

. Il faut décidément beaucoup travailler […], m'accoutumer à la solitude, me priver de tous les plaisirs, excepté de travail (me priver n'est pas difficile pour [moi], puisque le plaisir, depuis longtemps déjà m'ennuie), enfin n'attacher d'importance qu'au perfectionnement de mon esprit et à la gloire. Il y a beaucoup de gens qui considèrent ou font semblant de considérer la gloire comme une chose vaine. Pour moi, j'avouerai simplement qu'elle me paraît le bien le plus positif et le plus solide du monde, mais peut-être aussi le plus difficile à acquérir. (Baudelaire, lettre à sa mère, 4 mai 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 489).

. Nous [=Malassis et moi] avons compris que certains plaisirs (ceux de la conversation, par exemple) augmentent à mesure que certains besoins diminuent. (Baudelaire, lettre à Sainte-Beuve, 30 mars 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 490-491).

. Vous savez que je peux devenir dévot par contradiction (surtout ici), de même que, pour me rendre impie, il suffirait de me mettre en contact avec un curé souillon (souillon de corps et d’âme). (Baudelaire, lettre à Sainte-Beuve, 30 mars 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 491).

. Mon Dieu ! qu'une ancienne belle femme est donc ridicule quand elle laisse voir son regret de ne plus être adulée. (Baudelaire, lettre à sa mère, 8 mai 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 495).

. Si j’étais un homme célèbre, et si j’étais affligé d’un fils qui singeât mes défauts, je le tuerais par horreur de moi-même. (Baudelaire, lettre à sa mère, 8 mai 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 495-496).

. Je suis bien aise que vous souffriez un peu de temps en temps. — Passez par la fournaise, chacun y gagne ; je ne pousserai pas la brutalité jusqu’à vous dire, comme ce butor de Veuillot, que, si vous souffrez c’est que vous avez péché ! Je crois qu’il est bon que les innocents souffrent. (Baudelaire, lettre à Mme Paul Meurice, 24 mai 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 500).

Je me fous du genre humain, et il [=Victor Hugo] ne s’en est pas aperçu. (Baudelaire, lettre à Édouard Manet, 28 octobre 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 539).

. Si jamais je peux rattraper la verdeur et l’énergie dont j’ai joui quelquefois, je soulagerai ma colère par des livres épouvantables. Je voudrais mettre la race humaine tout entière contre moi. Je vois là une jouissance qui me consolerait de tout. (Baudelaire, lettre à sa mère, 23 décembre 1865, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 553).

. Et vous avez été assez ENFANT pour oublier que la France a HORREUR de la poésie, de la vraie poésie ; qu’elle n’aime que les saligauds comme Béranger et Musset ; que quiconque s’applique à mettre l’orthographe passe pour un homme sans cœur (ce qui est d’ailleurs assez logique puisque la passion s’exprime toujours mal) ; enfin, qu’une poésie profonde, mais compliquée, amère, froidement diabolique (en apparence), était moins faite que toute autre pour la frivolité éternelle. (Baudelaire, lettre à Narcisse Ancelle, 18 février 1866, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 610).

. À propos du sentiment, du cœur, et autres saloperies féminines, souvenez-vous du mot profond de Leconte de Lisle : « Tous les Élégiaques sont des canailles ». (Baudelaire, lettre à Narcisse Ancelle, 18 février 1866, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 611).

En général l’erreur me cause des crises nerveuses, excepté quand je cultive volontairement la sottise, comme j’ai fait pendant vingt ans pour Le Siècle, pour en extraire la quintessence. / Excepté Chateaubriand, Balzac, Stendhal, Mérimée, Vigny, Flaubert, Banville, Gautier, Leconte de Lisle, toute la racaille moderne me fait horreur. Vos académiciens, horreur. Vos libéraux, horreur. La vertu, horreur. Le vice, horreur. Le style coulant, horreur. Le progrès, horreur. Ne me parlez plus jamais des diseurs de riens. (Baudelaire, lettre à Narcisse Ancelle, 18 février 1866, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 611).

. Il y a du talent chez ces jeunes gens ; mais que de folies ! quelles exagérations et quelle infatuation de jeunesse ! Depuis quelques années je surprenais, çà et là, des imitations et des tendances qui m’alarmaient. Je ne connais rien de plus compromettant que les imitateurs et je n’aime rien tant que d’être seul. (Baudelaire, lettre à sa mère, 5 mars 1866, Correspondance Pléiade tome II, 1973, p. 625).     

 

PROPOS ORAUX

. « Les femmes sont des animaux qu’il faut enfermer, battre et bien nourrir » (Baudelaire, propos oral rapporté par Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires (1883), ch.  XVIII, éd. Aubier, 1994, p. 392).

. [Les enfants] « ça dérange les papiers et ça poisse les livres. » (Baudelaire, propos oral rapporté par Maxime Rude, Confidences d’un journaliste, Sagnier, 1876, p. 168).

. « Combien il est doux d’être haï des sots ! » (Baudelaire, propos oral rapporté par Charles Asselineau dans Baudelaire. Recueil d’anecdotes, étude reprise dans Eugène Crépet, Charles Baudelaire, étude biographique, Vanier-Messein, 1906, appendice VIII, p. 296).

. [à propos des Misérables :] « Ah ! qu’est-ce que c’est que ces criminels sentimentals, qui ont des remords pour des pièces de quarante sous, qui discutent avec leur conscience pendant des heures, et fondent des prix de vertu ? Est-ce que ces gens-là raisonnent comme les autres hommes ? J’en ferai, moi, un roman où je mettrai en scène un scélérat, mais un vrai scélérat, assassin voleur, incendiaire et corsaire, et qui finira par cette phrase : "Et sous ces ombrages que j’ai plantés, entouré d’une famille qui me vénère, d’enfants qui me chérissent et d’une femme qui m’adore, – je jouis en paix du fruit de tous mes crimes !" » (Baudelaire, propos oral rapporté par Charles Asselineau dans Baudelaire. Recueil d’anecdotes, étude reprise dans Eugène Crépet, Charles Baudelaire, étude biographique, Vanier-Messein, 1906, appendice VIII, p. 300).     


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[1] Baudelaire s'inspire ici d'Emerson sans le signaler, mais son texte est plus une réécriture personnelle qu'une simple traduction. Emerson a en effet écrit, de façon beaucoup plus banale : « A person seldom falls sick but the bystanders are animated with a faint hope that he will die », c'est-à-dire : « Il est rare qu’une personne tombe malade sans que ceux qui l’entourent n’aient un vague espoir de la voir mourir. » (Ralph Waldo Emerson, La Conduite de la vie, VII ; Armand Colin, 1909, p. 223, traduction de M. Dugard).

[2] Cette sentence, qu'à ma connaissance tout-le-monde prend pour une idée de Baudelaire, s'inspire directement de Joseph Ferrari, voire constitue une note de lecture. En effet, la préface de l’Histoire de la raison d'État de Giuseppe Ferrari (Michel Lévy frères, 1860, page V ou réédition Kimé, 1992, page 7) commence ainsi : « Ce n'est pas la justice qui fonde les royaumes, ni la vertu qui distribue les couronnes ; le crime peut présider à l'origine des empires, l'imposture crée parfois de vastes religions et une évidente iniquité fait souvent paraître et disparaître les états, comme si le mal était aussi nécessaire que le bien. » Une pure coïncidence serait tout à fait extraordinaire, car on trouve bien dans les deux citations la double association crime/empires et imposture/religions, comme si la phrase de Baudelaire n’était qu’un résumé de celle de Ferrari. Mais une simple rencontre de fortune devient exclue, dès lors qu’on constate que Baudelaire a lu ce livre de Ferrari. En effet il en parle avec éloges dans son essai sur Delacroix (Pléiade tome II p. 758) et dans plusieurs lettres de 1860. Mieux encore : il le recommande à Poulet-Malassis, et particulièrement la préface ! (lettre du 20 avril, Correspondance tome II p. 26). Difficile de trouver une preuve plus écrasante que Baudelaire avait lu la phrase de Ferrari avant d’écrire la sienne… Plus de doute possible, donc : même s’il ne le nomme pas, Baudelaire cite Ferrari. Parler de plagiat serait néanmoins abusif : faut-il le rappeler, Mon cœur mis à nu n'est pas une œuvre dûment achevée par son auteur, ce n'est qu'une liasse de notes trouvées dans ses papiers à sa mort et publiées par ses éditeurs posthumes. Rien ne dit que s'il avait transformé ces brouillons en œuvre, Baudelaire eût commis un plagiat subreptice.

[3]  La phrase, sans guillemets, est suivie du nom de Th. Gautier entre parenthèses, mais rien ne prouve que le dédicataire des Fleurs en serait l’auteur oral : cette attribution n'est pas cohérente avec ce qu'on sait de Théophile Gautier, dont le gendre Émile Bergerat a témoigné qu'il était très désinvolte quant à l'orthographe, notamment dans la note finale du chapitre I de son livre Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance (Charpentier, 1879) : « Je m'amusai quelquefois à le taquiner sur la manière déplorable dont il corrigeait les épreuves de ses articles ou de ses livres ; à la vérité, il n'y entendait pas grand-chose , et il trouvait que certains mots avaient plus de caractère sans l'orthographe qu'avec elle ; c'était dommage de les changer, et, si on l'écoutait, on les laisserait tels quels pour le plaisir des yeux. » (p. 11). Voir aussi, du même Bergerat, le tome I des Souvenirs d'un enfant de Paris. Les années de bohème, Charpentier, 1911, 3e partie, chapitre IV, page 312, où Gautier révèle des connaissances lexicales incommensurables, mais de stupéfiantes incertitudes en orthographe. − Au contraire, Baudelaire veillait avec une précision maniaque à l'orthographe (et la ponctuation), et reprenait même ses proches sur leurs fautes, y compris sa mère. Voir la note 79 de mon article.

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