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30.04.2014

L’ÉVANGILE SECRET DE MARC, FAUX ANTIQUE OU FAUX MODERNE ?

            Dans le cadre de mes recherches sur le christianisme antique, je m’intéresse aux écrits apocryphes et je suis amené à rédiger une petite notice, à usage personnel, sur chacun d’eux. Je me suis plu à développer celle consacrée à l’Évangile secret de Marc, et je suis arrivé à un texte autonome qui intéressera peut-être certains curieux dans mon genre.
 
françois bovon,pierre geoltrain,écrits apocryphes chrétiens,pléiade            Il s’agit de deux courts fragments sur lesquels pèse une lourde suspicion de faux, et qui, s’ils étaient authentiques, constitueraient le texte le plus mystérieux de la collection des écrits apocryphes chrétiens, rassemblés en deux volumes de la Pléiade. François Bovon et Pierre Geoltrain, les responsables de l’édition, ont pris en 1997 le risque d’inclure dans leur recueil (tome I, p. 63-69) un texte passé par cinq avatars, connu seulement par une supposée lettre de Clément d’Alexandrie.
            1) Au départ, Marc aurait rédigé non pas un évangile, mais deux : à Rome celui que nous connaissons et, à Alexandrie, une version plus longue, ésotérique, « plus spirituelle », réservée à « ceux-là seuls qui sont initiés aux grands mystères », contenant certains épisodes restés tus dans la version officielle. Cette initiation est-elle un rite secret réservé à l’élite de l’Église ou bien tout simplement le baptême ? On ne sait pas. Certains exégètes nord-américains comme J.D. Crossan, qui accordent une grande importance aux évangiles apocryphes pour la compréhension de la personne de Jésus, considèrent cet évangile comme le texte authentique de Marc : la version canonique en aurait été une version abrégée, éliminant les actes occultes du Seigneur. Mais la majorité pense que cet évangile secret serait plutôt une amplification du texte officiel, réalisée soit par Marc lui-même comme le dit Clément, soit plutôt par un imitateur postérieur.
            2) Une copie de cet évangile secret, conservé soigneusement à Alexandrie, aurait été obtenue frauduleusement par Carpocrate, un gnostique du début du IIe siècle. À sa suite, sa secte hérétique adepte de toutes les débauches du corps, les carpocratiens, aurait réinterprété le texte « conformément à sa pensée blasphématoire et charnelle ». Il aurait donc existé une seconde version de l’évangile secret de Marc, ouvrage composite où Carpocrate aurait « mêlé les mensonges les plus impudents aux paroles pures et saintes ».
            3) Mais tout cela ne nous est connu que par une lettre de Clément d’Alexandrie à un certain Théodore. Pour soutenir le combat de ce Théodore (inconnu par ailleurs) contre les carpocratiens, Clément lui expose la formation de l’Évangile secret de Marc, ce qui va lui permettre d’opposer la vraie version à la fausse version utilisée par ceux-ci. Il cite deux extraits de l’Évangile secret (le deuxième ne fait que deux lignes) et annonce une réfutation globale des mensonges des carpocratiens, mais le texte de la lettre s’interrompt brusquement.
            4) Cette lettre de Clément d’Alexandrie n’est elle-même connue que par un seul manuscrit découvert au monastère de Saint-Sabas (ou Mar Saba), près de Jérusalem. Très bizarrement, il ne s’agit pas d’un document autonome ou inclus dans un recueil homogène : le manuscrit se trouve à la fin d’un livre imprimé au XVIIe (Isaac Vossius, Epistulae genuinae S. Ignatii Martyris, Amsterdam, 1646), sur le recto et le verso d’une page restée blanche et le recto d’une feuille utilisée pour la reliure. L’écriture daterait de la fin du XVIIIe. Il faut donc supposer qu’un moine de cette époque a eu accès à un manuscrit très ancien, disparu ensuite (un manuscrit séparé ? un recueil de lettres de Clément dont il n’aurait retenu que celle-ci ? un recueil disparate dont les autres éléments auraient été bien connus ?), et qu’il a eu l’étonnante idée de le recopier à cet endroit.
            5) Ce document a été découvert en 1958 par Morton Smith (1915-1991), un historien états-unien des religions antiques qui faisait des recherches dans la bibliothèque du monastère. Il ne publia sa découverte qu’en 1973, avec des photographies du document. Or celui-ci a disparu entre 1977 et 1980 ! Le volume de Vossius a été transféré en 1977 à la bibliothèque du patriarcat orthodoxe de Jérusalem, où il serait toujours accessible, mais il ne contient plus les pages manuscrites portant la lettre de Clément. Envolée, la possibilité d’un contre-examen ! Nous voilà prisonniers du témoignage de Morton Smith et de ses photographies. On croyait que Morton Smith était le seul savant à avoir pu examiner ces trois pages (ainsi que l’écrit Jean-Daniel Kaestli dans la notice de la Pléiade, p. 59), mais en 2003 Guy Stroumsa a publié un article où il raconte qu’en 1976, il a pu visiter le monastère de Saint-Sabas et voir le manuscrit, en compagnie des professeurs David Flusser et Schlomo Pinès, ainsi que de l’archimandrite Méliton. Reste qu’aucune étude scientifique de sa matérialité n’a jamais eu lieu. Les techniques modernes devraient rendre possible l’examen de l’encre, afin de savoir si le texte a bien été écrit au XVIIIe ou si c’est un faux moderne imitant l’écriture du XVIIIe, – mais à condition d’avoir accès au texte. Or s’il a été volé et vendu à un collectionneur privé, il va falloir attendre longtemps…  
           On voit qu’à chacune des cinq étapes on a pu fabriquer un faux : 1) l’Évangile secret de Marc, si jamais il a existé, a pu être le pseudépigraphe d’un imitateur de Marc ; 2) les carpocratiens ont pu forger un texte à partir du texte canonique de Marc, plutôt que de s’appuyer sur cet hypothétique évangile secret. Ou alors, Clément s’est mépris, et les carpocratiens ont utilisé tel quel l’Évangile secret de Marc, qui dès l’origine aurait été teinté de gnosticisme (à l’instar de l’Évangile de Thomas), sans avoir à le modifier suivant leurs vues ; 3) la lettre de Clément d’Alexandrie (150-220) peut être une forgerie antique. Par exemple, Annick Martin imagine qu’un moine de tradition origénienne, attaché à l’idée d’une lecture ésotérique des Écritures, ait pu, peu après 399 (dans le cadre de la querelle anthropomorphite), vouloir appuyer cette conception par l’autorité de Clément[1] ; 4) le manuscrit peut être un faux du XVIIIe, non pas recopié sur un manuscrit antique disparu, mais élaboré à cette époque ; 5) le manuscrit peut être un faux moderne imitant à la fois le style de Clément d’Alexandrie et la calligraphie du XVIIIe, créé avant qu’il soit découvert par Morton Smith en 1958, ou bien par Morton Smith lui-même vers cette date. Parmi ces cinq possibilités, seule la quatrième paraît peu vraisemblable. La première et la cinquième sont plausibles voire probables.
           De 1973 jusqu’aux années 1990, la réception de cet inédit a été plutôt favorable. Ce qu’il révélait était doublement énorme, puisqu’on ne connaissait aucune lettre de Clément d’Alexandrie et qu’on n’avait jamais entendu parler d’un évangile secret de Marc. On imagine l’excitation extrême des historiens et des exégètes, confrontés à un document à la fois étonnant et crédible. Certes, très peu de savants ont cru, comme Morton Smith, que les deux fragments de l’Évangile secret de Marc correspondraient à des épisodes véridiques de la vie de Jésus ; en revanche la lettre de Clément d’Alexandrie a été majoritairement acceptée comme authentique, du fait de sa qualité littéraire, de sa vraisemblance globale, de sa concordance avec le style et la pensée de l’auteur : aussi a-t-elle été admise dans une édition scientifique des œuvres de Clément (publiée à Berlin en 1980) et dans le recueil des Écrits apocryphes chrétiens de la Pléiade en 1997. Les deux fragments donnés par la lettre n’étaient certes pas attribués à l’évangéliste Marc mais plutôt à un texte pseudépigraphe : l’Évangile secret de Marc rejoignait la longue liste des textes apocryphes qui, à défaut de nous apprendre quoi que ce soit sur la vie de Jésus, nous délivrent énormément d’informations sur les croyances des chrétiens des premiers siècles. Et même ceux qui tenaient la lettre pour un pseudépigraphe de Clément tendaient à y voir, en tant que forgerie antique, un document à peine moins précieux que si elle avait vraiment été écrite par Clément : « même si la lettre était inauthentique, les renseignements qu’elle donne sur l’Évangile de Marc et sur son statut dans l’Église d’Alexandrie garderaient tout leur intérêt, car son origine doit être située avant le IVe siècle » déclare Jean-Daniel Kaestli dans la notice de la Pléiade, p. 58, ajoutant quand même une prudente note de bas-de-page : « pour autant que l’on écarte la possibilité d’un faux moderne, avancée par certains ».
           Mais il me semble que la tendance se soit renversée depuis la fin des années 90 et que les « certains » désignés par J.-D. Kaestli soient maintenant plutôt « beaucoup ». Les partisans de l’authenticité se font en général plus timides : ainsi Alain Le Boulluec qui, dans un article de 1996, soulignait les ressemblances de la lettre avec les œuvres connues de Clément et penchait pour la plausibilité de son attribution, déclare en 2000 qu’il se refuse à l’utiliser comme document tant qu’un doute subsistera[2]. À l’inverse, les partisans du faux se font plus offensifs : ainsi Stephen C. Carlson qui dans un livre de 2005, The Gospel Hoax. Morton Smith’s Invention of Secret Mark, Baylor University Press, met nettement en cause Morton Smith (on en trouvera un compte-rendu ici et un autre ), ou Peter Jeffery qui donne l’estocade dans The Secret Gospel of Mark unveiled. Imagined Rituals of Sex, Death, and Madness in a Biblical Forgery, Yale University Press, 2007 (comptes-rendus ici et ). L’expression « la lettre de Mar Saba » est de plus en plus répandue pour désigner le document découvert par Morton Smith, manière d’éviter l’attribution à Clément sans pour autant trancher la question par l’appellation de « pseudo-Clément ».
            Pour approfondir la brève notice de la Pléiade, on peut lire en français l’article très érudit d’Annick Martin, « À propos de la lettre attribuée à Clément d’Alexandrie sur l’évangile secret de Marc », évangile de thomas,annick martinparu dans Colloque international « L’Évangile selon Thomas et les textes de Nag Hammadi », Québec 29-31 mai 2003, s.d. Louis Painchaud et Paul-Hubert Poirier, Presses de l’université Laval / Peeters, Québec / Louvain-Paris, 2007, p. 275-300. Ce professeur d’histoire antique, spécialiste du christianisme égyptien, observe un certain nombre de discordances entre le contenu de la lettre et ce que nous pouvons savoir de l’Église d’Alexandrie : - la scène racontée par la première péricope de l’Évangile secret n’est pas forcément une scène d’initiation baptismale, et c’est par erreur qu’elle a été rattachée à une tradition liturgique propre à l’Église d’Égypte pré-nicéenne, liturgie primitive qui n’a peut-être jamais existé ; - l’Église d’Alexandrie n’avait pas de tradition ésotérique et n’utilisait pas exclusivement l’Évangile de Marc ; - on ne sache pas que les carpocratiens aient privilégié l’Évangile de Marc, et du reste il n’est même pas certain qu’il y ait eu des carpocratiens à Alexandrie à la fin du IIe siècle ; - la relation entre Marc et Pierre, et l’origine de son évangile, telles qu’elles sont indiquées dans la lettre, ne correspondent pas à l’idée que s’en faisait Clément ; - la lettre ne colle pas avec les sources sur l’origine de l’Église d’Alexandrie, qui à partir des années 220/230 mettent en avant le rôle légendaire de Marc dans sa fondation ; - Eusèbe de Césarée, source incontournable de l’époque, a ignoré non seulement cette lettre mais aussi tout ce qu’implique son contenu ; - contrairement à ce qu’on avait très hypothétiquement supposé, il est douteux qu’il ait jamais existé un codex de lettres de Clément d’Alexandrie. Tous ces éléments amènent à pencher pour l’hypothèse d’un faux moderne.
            Le fait que beaucoup d’experts aient cru ou croient encore à l’authenticité de cette lettre de Clément d’Alexandrie montre en tout cas qu’il s’agit d’un faux particulièrement habile. L’un d’entre eux dit même : « si l’auteur de la Lettre à Théodore est un plagiaire, c’est un plagiaire génial » (le terme de « plagiaire » est ici impropre : il voulait dire « faussaire », mais la phrase vient d’une lettre privée[3]).
          Il va sans dire que les deux camps ont à leur disposition des arguments à la fois très nombreux et très fragiles, sinon l’un des deux aurait déjà rendu les armes. Comme toujours dans les controverses d’attribution auctoriale (par exemple le Cinquième livre de Rabelais ou « La chasse spirituelle » de Rimbaud), les mêmes arguments stylistiques servent dans les deux sens : les uns concluent au document authentique en raison des frappantes analogies de vocabulaire et de style ; les autres concluent au pastiche parce que ces analogies leur paraissent trop nombreuses et trop marquées. Il en va dailleurs de même pour les éléments de nature historique, tels que ceux pointés savamment par Mme Annick Martin : on peut penser soit qu’ils prouvent que le document est faux, ayant été créé par un faussaire connaissant mal son sujet ; – soit au contraire que le document est vrai car un faussaire habile aurait justement évité ce genre de petites entorses pour mieux coller aux faits connus ; – soit au contraire encore que le document est faux, créé par un faussaire très habile qui, partant du principe que tout document nouveau déplace les limites de notre connaissance, a sciemment glissé ces légères entorses pour faire paradoxalement plus vrai. Car la perfection de la vraisemblance est aussi suspecte qu’un ensemble de petites invraisemblances… La graphologie ne nous aidera pas plus : en 2010, on a soumis les photographies à deux experts graphologues grecs. Comme on pouvait le craindre, leurs conclusions vont dans deux directions opposées : l’un pense que le texte n’a pas été écrit par Morton Smith, l’autre qu’il s’agit d’un faux du XXe. Aux partisans du faux, on accordera que même si placer la lettre dans un livre relié du XVIIe était un choix étrange soulevant bien des questions (qui néanmoins semblent avoir assez peu troublé les savants, obnubilés par la critique interne de la lettre), néanmoins imiter la calligraphie de l’époque classique sur un volume quelconque était bien plus facile que de créer un faux papyrus antique ou un faux parchemin médiéval.
évangile secret de marc,mar saba,morton smith,jesus the magician            Pour ma part, je suis sensible à deux indices. Curieusement (ou pas), les spécialistes, du moins dans la première phase de la réception, se sont laissé vampiriser par la double question de l’évangile de Marc et de la lettre de Clément d’Alexandrie, négligeant (jusque vers 2000) la personnalité de Morton Smith. Celui-ci ne s’est pourtant pas contenté de publier sa découverte avec des explications historiques et philologiques : il en a tiré argument pour justifier sa thèse très hétérodoxe d’un christianisme ésotérique et d’un Jésus magicien, baptisant ses disciples par un rite nocturne, secret et sexuel, thèse développée d’abord dans Clement of Alexandria and a Secret Gospel of Mark, Harvard University Press, 1973, puis dans Jesus the Magician : Charlatan or Son of God ?, Harper & Row, 1978. Cette thèse n’a convaincu à peu près personne, mais justement il est étonnant que les historiens aient pu, traitant les deux choses séparément, rejeter la thèse et valider le document, comme si la lettre de Saint-Sabas n’était qu’un des éléments ayant permis d’élaborer la théorie de Morton Smith et pouvant être examinée sans tenir compte de celle-ci, alors qu’on aurait dû dès le début se demander si ce n’était pas la théorie qui, première dans l’esprit de l’inventeur, aurait suscité la lettre de Saint-Sabas. C’est comme si le fragment de papyrus récemment découvert, celui où « Jésus leur dit : "ma femme…" », l’avait précisément été par un chercheur soutenant la thèse selon laquelle Jésus était marié. Cette coïncidence n’appellerait-elle pas la plus grande suspicion ?
            Un érudit qui, pour étayer sa théorie subversive et tromper ses confrères, se met à créer lui-même le document qui lui manque… il y a là un parfum romanesque. Eh bien justement, il existe un roman publié en 1940 par un certain James H. Hunter, The Mystery of Mar Saba (Grand Rapids (Michigan), éd. Zondervan), qui est fondé sur la découverte, au monastère de Mar Saba, d’un document très embarrassant pour le christianisme, mais qui se révèle ensuite un faux. Voilà une autre coïncidence bien extraordinaire ! Et si c’était la lecture de ce roman qui avait inspiré à Morton Smith l’idée de faire la même chose ?
            Stephen Carlson met en avant d’autres petits indices qui lui permettent de voir en Morton Smith un esprit doté d’un humour à froid, aimant à laisser derrière lui de minuscules clins d’œil signant sa forgerie d’une façon presque ludique. Je les laisse tomber ici, ne souhaitant pas entrer trop avant dans le détail d’une controverse que je n’ai pas le loisir d’investiguer à fond.

             Venons-en aux deux fragments allégués de ce prétendu Évangile secret de Marc, de taille très inégale. Une de leurs caractéristiques, qui a dû terriblement exciter les biblistes, mais qu’on peut prendre comme un très lourd indice de fabrication moderne, est qu’ils permettent de résoudre deux agaçantes petites énigmes du texte canonique de Marc. Autrement dit, ils répondent providentiellement à une attente des biblistes ! En Mc 10,46, on lit : « Ils arrivent à Jéricho. Comme il sortait de Jéricho avec ses disciples et une assez grande foule… ». Maladresse de rédaction ? Cette succession de deux phrases de sens opposé intrigue et laisse supposer qu’il y a une lacune dans le texte, qui aurait raconté un épisode quelconque ayant eu lieu à Jéricho. Et justement, le pseudo-Clément déclare que dans le pseudo-Marc se trouve ceci, entre les deux phrases : « Et là se trouvaient la sœur du jeune homme que Jésus aimait, et sa mère, et Salomé. Et Jésus ne les reçut pas ». On est un peu frustré que l’épisode soit si peu développé, mais au moins l’enchaînement narratif devient-il plus naturel si on insère ce passage.
            Une autre petite énigme de Marc, c’est le double verset 14,51-52, qui n’a aucun équivalent dans les trois autres évangiles. Jésus vient d’être arrêté, les disciples se sont enfuis : « Un jeune homme le suivait, n’ayant qu’un drap sur le corps. On l’arrête, mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu ». Qui peut être le piteux héros de cette bizarre anecdote ? Serait-ce l’évangéliste lui-même, ou l’un des témoins qu’il a fait parler ? Est-ce un épisode inventé, purement symbolique ? L’Évangile secret de Marc va nous offrir une solution indirecte. Le premier fragment reproduit par la lettre du pseudo-Clément est censé se placer peu avant le second, entre la péricope avant-précédente (la troisième annonce de la Passion et de la Résurrection) et la péricope précédente (la demande de Jacques et Jean), c’est-à-dire entre 10,34 et 10,35. Voici cette péricope secrète (traduction de J.-D. Kaestli dans la Pléiade) : « Et ils arrivent à Béthanie, et il y avait là une femme dont le frère était mort. Et elle vint, se prosterna devant Jésus et lui dit : "Fils de David, aie pitié de moi". Mais les disciples la réprimandèrent. Et Jésus, rempli de colère, partit avec elle au jardin où se trouvait le tombeau. Et aussitôt se fit entendre une voix forte venant du tombeau. Et Jésus, s'étant approché, roula la pierre loin de la porte du tombeau. Et il entra aussitôt à l'endroit où se trouvait le jeune homme, étendit la main et le ressuscita en lui saisissant la main. Le jeune homme, l'ayant regardé, l'aima, et se mit à supplier Jésus de demeurer avec lui. Et, étant sortis du tombeau, ils allèrent à la maison du jeune homme, car il était riche. / Et, après six jours, Jésus lui donna un ordre ; et, le soir venu, le jeune homme se rend auprès de lui, le corps nu enveloppé d'un drap. Et il demeura avec lui pendant cette nuit-là, car Jésus lui enseignait le mystère du Royaume de Dieu. De là, s'étant levé, il retourna au-delà du Jourdain. »
           Il faut avouer que, si on a là une forgerie moderne comme je le présume, elle témoigne d’une habileté diabolique, que seul pouvait atteindre un spécialiste retors du Nouveau Testament. – Dabord, comme pour l’autre fragment, nous sommes en face d’un épisode qui non seulement a une couleur évangélique évidente, mais qui en outre paraît assez banal : pas de révélation fracassante, pas d’énormité propre à déclencher les foudres de l’Église ou mettre en transes les illuminés de tout poil. C’est assez inédit pour susciter un grand intérêt, mais assez anodin pour paraître spontanément acceptable. – Ensuite, comme les biblistes l’ont immédiatement remarqué, cet épisode (ou plutôt sa première phase) est tout-à-fait parallèle à un autre épisode bien connu de la vie de Jésus : la résurrection de Lazare de Béthanie, qu’on trouve en Jn 11,1-44[4]. Or, comme on le sait, l’Évangile de Jean est très différent des trois autres (qu’on appelle synoptiques, en raison de leurs multiples parallèles) et s’appuie sur un matériau documentaire largement original. Avec cet épisode marcien, on pourrait donc rajouter une nouvelle occurrence à la liste pas si nombreuse des péricopes parallèles entre Jean et l’un des synoptiques. Le même épisode, raconté chacun dans son style par Jean et par Marc, ce qui implique deux traitements personnels d’une source commune : voilà du pain bénit pour les biblistes, et de la matière pour deux ou trois doctorats et des dizaines d’articles ! – Enfin, ce fragment, renforcé par le bref second fragment, suggère la fusion fascinante de trois personnages du Nouveau Testament jusqu’ici distincts : Lazare de Béthanie, le jeune homme qui s’enfuit tout nu dont j’ai parlé plus haut, et le jeune homme riche dont Marc vient de parler en 10,17-31 (parallèles en Mt 19,16-30 et Lc 18,18-30)[5], jeune homme dont Marc (et lui seul) dit que « Jésus, ayant fixé son regard sur lui, l’aima » (10,21). Les plus audacieux iront jusqu’à ajouter un quatrième personnage à identifier avec les trois autres : le fameux « disciple que Jésus aimait », dont il est beaucoup question dans l’Évangile de Jean et dont la double identification avec Jean le fils de Zébédée et l’auteur du quatrième évangile, quoique reçue par la tradition de l’Église, reste après tout une hypothèse sans preuve[6]. Même sans aller jusqu’à cette extrémité, l’identité posée entre Lazare, le jeune homme riche et le fuyard tout nu suffit à remuer les imaginations et renouveler notre vision du milieu où a évolué Jésus, sans pour autant toucher à l’essentiel. (On peut aussi imaginer que si c’est le même jeune homme riche qui vient voir Jésus en Mc 10,17-22 et qui est ensuite ressuscité dans la péricope secrète à placer en Mc 10,34/35, c’est parce qu’il s’est suicidé entre les deux, désespéré par l’exigence de Jésus. De fait, Marc le fait quitter ainsi Jésus en 10,22 : « à cette parole, il s’assombrit et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens »).
            Mais la péricope secrète comprend une seconde phase, après la résurrection du jeune homme riche : la phase d’initiation, avec ce détail singulier : « le corps nu enveloppé d’un drap », qui éclaire la même mention tellement énigmatique de Mc 14,51. C’est là que Clément, ou le pseudo-Clément, intervient pour mettre en garde Théodore sur les dérives carpocratiennes : « Quant aux mots "nu à nu" et aux autres à propos desquels tu m’as écrit, ils ne s’y trouvent pas ». Hic jacet lepus ! Au cas où cette nuit passée entre deux hommes dont l’un est presque nu n’aurait pas été assez suggestive, le texte nous signale que les carpocratiens, ces libertins assumés, ont franchi un degré dans l’interprétation homosexuelle en prétendant que Jésus était nu lui aussi. En somme, le baptême initiatique pratiqué par Jésus était fondé sur une relation classique entre l’éraste et l’éromène, et l’enseignement du « mystère du Royaume de Dieu » devait pénétrer par une voie de derrière, obscure et profonde… Et tant qu’on y est, le grain de sénevé était une petite graine à inséminer… Tout celà restant bien sûr conjectural, puisque Clément rejette farouchement cette interpolation, et puisque même dans la version carpocratienne la relation pédérastique est seulement suggérée, nullement affirmée.
            S’il s’agit bien d’une forgerie, celle-ci est là encore admirablement habile : elle ne va pas jusqu’à affirmer de façon téméraire que Jésus avait des relations homosexuelles avec ses disciples favoris, elle se contente de le suggérer en se donnant les gants de l’écarter. Je note en tout cas que les savants français ne semblent pas avoir accordé de l’intérêt à cette problématique homosexuelle, alors qu’elle revient régulièrement dans les contributions états-uniennes sur le sujet, ce qui était peut-être une des intentions cachées de Morton Smith. (Ses détracteurs prétendent qu’il était homosexuel lui-même, d’où son intéressement à la question, mais ce point est contesté.) On sait combien les universitaires nord-américains sont obsédés par les questions de « genre » depuis quarante ans. C’est en 1980 que l’historien John Boswell (1947-1994, homosexuel, catholique pratiquant, disciple de Foucault et lui aussi mort du sida) publia Christianisme, tolérance sociale et homosexualité (Gallimard, 1985), où il avance la thèse (très controversée, voire largement rejetée) que le christianisme antique n’a pas condamné l’homosexualité, et même qu’il a encouragé Les Unions du même sexe (Fayard, 1996). Que cette question si contemporaine pointe dans la lettre attribuée à Clément d’Alexandrie est peut-être bien un indice supplémentaire qu’il s’agit d’une création de notre temps. (Peter Jeffery, en particulier, attaque beaucoup le document sous cet angle, le plaçant dans le sillage de la Salomé d’Oscar Wilde).
            Mais si la lettre était authentique, est-ce que cela changerait grand-chose ? Le document, finalement, n’est pas si intéressant que ça. Les informations qu’il apporte sur l’Église d’Alexandrie et sur les carpocratiens nuancent les connaissances des spécialistes, mais ne renversent rien de fondamental. L’Évangile secret de Marc ne serait qu’un apocryphe de plus à rajouter à un ensemble déjà copieux, que ses deux fragments enrichiraient bien peu. Même dans le cas extrême (rejeté par la très grande majorité des spécialistes) où Marc aurait composé une version allongée de son évangile et où les deux fragments devraient intégrer le canon de l’Église, les bases du christianisme n’en seraient pas ébranlées, puisque l’initiation homosexuelle y reste une simple suggestion qu’on n’est pas obligé de suivre. Les obsédés de l’homosexualité n’ont du reste pas besoin de la lettre de Saint-Sabas pour trouver dans le Nouveau Testament ce qu’ils cherchent. Par exemple, dans l’épisode du centurion (Mt 8,5-13 // Lc 7,1-10), ils font remarquer que le centurion demande la guérison d’un serviteur auquel il est très attaché et qui fait tout ce que lui ordonne son maître, ce qui émerveille Jésus, – or le terme grec pour désigner le jeune esclave est « pais » (chez Matthieu mais pas chez Luc qui préfère « doulos »), terme employé aussi pour désigner un amant pédérastique. Jésus se montrerait donc tolérant et admiratif devant un petit ménage de pédales, ô merveille !
morton            Paradoxalement, considérer la lettre de Saint-Sabas comme une forgerie est peut-être lui rendre un meilleur service que de la considérer comme une véritable épître de Clément d’Alexandrie. D’un intérêt marginal en tant que document antique, elle devient un chef-d’œuvre en étant reclassée dans le genre du faux [7]. Le coup de génie du faussaire, en effet, c’est d’avoir su s’arrêter là en interrompant brusquement la lettre : quand on a commencé à faire le malin, il n’est pas facile de résister à la tentation d’aller jusqu’au bout. Donner seulement deux fragments de l’Évangile secret de Marc, intéressants pour les experts mais pas bouleversants pour le curieux éclairé, frustrer le lecteur en promettant une explication complète des vues de Clément d’Alexandrie opposées à celles des carpocratiens, s’en tenir à des considérations latérales sur l’existence de deux évangiles de Marc, c’est très fort. À l’inverse, donner plus de fragments, avancer directement des révélations décoiffantes sur Jésus, élaborer un Contre les carpocratiens de Clément d’Alexandrie, c’était l’assurance de trébucher et se faire démasquer. Plutôt qu’une imposture savante trop ambitieuse, il y avait là un beau sujet de roman pour un Alain Nadaud, mais Morton Smith a dû sentir qu’il n’avait justement pas le talent d’un romancier et il s’est très sagement limité à un début d’épître, mi-fraude érudite mi-canular malicieux. Et ce faisant, c’est lui-même qui devient un personnage romanesque, digne d’un conte de Borgès comme « Trois versions de Judas ». Qui sait s’il n’aura pas fini par croire lui-même à ce document qui exprimait si bien sa vision de Jésus ?, à l’instar des théurges antiques qui recouraient à des appareils truqués pour abuser les fidèles, et qui sans doute se percevaient moins comme des illusionnistes créant un surnaturel mensonger, que comme des mages aidant la divinité à se manifester. Plus intéressant encore que le roman de l’évangile secret de Marc ou que le roman de Clément d’Alexandrie luttant contre les carpocratiens, le roman de l’imposture de Morton Smith reste à écrire.

 



[1] Voir article d’Annick Martin référencé plus bas, p. 297.

[2] Voir article d’Annick Martin, notes 6 à 13.

[3] Article d’Annick Martin, note 10.

[4] J.-D. Kaestli fait la liste des ressemblances de détail (Pléiade p. 67) : localisation à Béthanie (Jn 11,1.18), prosternation et appel à l’aide d’une femme dont le frère est mort (Jn 11,32), émotion violente de Jésus (Jn 11,34-38), motifs de la pierre enlevée (Jn 11,38-39.41) et de la voix forte (Jn 11,43).

[5] C’est lui à qui Jésus recommande de donner aux pauvres tout ce qu’il possède, car « il sera plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu », ajoutant ensuite à Pierre qu’il faut quitter sa maison, sa famille et son travail pour lui, car « beaucoup de premiers seront derniers, et des derniers, premiers ». Une péricope essentielle, qu’il faut rappeler inlassablement à la droite-Neuilly, laquelle a le culot d’associer sa morale bourgeoise et l’Évangile qui la rejette violemment !

[6] Pour Raymond Brown, prêtre catholique états-unien, l’un des plus grands spécialistes mondiaux de l’Évangile de Jean et de son école, autrement dit la « communauté johannique », le disciple bien-aimé n’était pas un apôtre, mais « un personnage secondaire durant le ministère de Jésus, pas assez important pour être rappelé dans la tradition plus officielle des synoptiques. Mais ce personnage ayant pris de l’importance dans l’histoire de la communauté johannique (peut-être en fut-il le fondateur ?), l’image que nous donne de lui l’évangile en fit un personnage idéal, capable d’être opposé à Pierre comme plus proche de Jésus par l’amour » (Que sait-on du Nouveau Testament ?, Bayard, 2000, p. 411-412). Brown pense que l’Évangile de Jean procède de quatre strates successives : le témoignage de ce disciple bien-aimé ; une mise par écrit due à un évangéliste anonyme, disciple du précédent ; une révision plus tardive par le « rédacteur », un autre disciple du premier également auteur de 1 Jn et 2 Jn ; et une quatrième phase où le rédacteur a écrit 3 Jn et le chapitre 21 de Jn. Voir le résumé de l’histoire de la communauté johannique dans l’ouvrage cité, p. 416-418. Il va sans dire que l’auteur de l’Apocalypse, Jean l’Ancien, est encore un personnage différent, même pas membre de la communauté johannique quoique ayant eu possiblement des contacts avec elle.

[7] Il y a une dignité du faux, que l’on est en train de réévaluer. On songe par exemple à la tiare de Saïtapharnès, achetée 200 000 francs-or par le Louvre en 1896 comme un chef-d’œuvre d’art gréco-scythe de l’époque hellénistique, puis reconnue en 1903 comme un faux dû à l’orfèvre russe Israël Rouchomovsky. Le Louvre la cacha dès lors honteusement dans ses réserves. Or aujourd’hui elle est considérée comme une pièce remarquable de l’orfèvrerie de la fin du XIXe siècle… Sur les faux antiques, lire le n°312 des Dossiers d’Archéologie (avril 2006) : Vrais ou faux de l’antiquité classique ? L’article sur la tiare de Saïtapharnès, dû à Hervé Duchêne (p. 8 à15) a pour axe directeur le blanchiment intégral de Salomon Reinach, dans une démarche philosémite typique de notre époque qui n’en finit pas de rejouer le combat antidreyfusard. Or si cet immense érudit n’a joué qu’un rôle très faible dans « le processus de décision conduisant à l’achat », il n’empêche qu’après l’achat, il a plusieurs fois soutenu l’authenticité de la tiare, comme l’article ne peut le cacher, tout en s’efforçant de dissimuler cette erreur d’appréciation derrière un brouillard d’excuses et de faux-semblants.