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23.07.2014

« VOUS NE M’AIMEZ PLUS : VOUS CROYEZ CE QUE VOUS VOYEZ ET NON PAS CE QUE JE VOUS DIS ! », enquête bibliographique

            Reconstituer le parcours bibliographique d’une citation apocryphe n’est pas qu’un pur travail documentaire. Cela permet parfois aussi de dessiner quelques réflexions marginales.
            Il y a quelque temps, j’ai ramassé cette phrase amusante, que j'ai mise en titre, dans je ne sais plus quelle collection de citations. Il devait s’agir d’un de ces florilèges d’amateur, où la provenance des trouvailles est toujours indiquée avec la plus complète désinvolture, voire pas du tout.
            Une rapide googlisation m’apprit qu’elle serait due à Ninon de Lenclos, la fameuse courtisane du Grand siècle (1620-1705). C’est du moins à celle-ci que l’attribue Léon Bloy, qui la cite deux fois dans son œuvre.
            Une première fois dans « Le frôleur compatissant », la onzième nouvelle des Histoires désobligeantes (1894), dont le personnage central se laisse berner par une catin : « Cette râclure de fille lui fit avaler cinq cents fois – en un autre style sans doute, mais avec quelle facilité ! – le mot fameux de l’éblouissante Courtisane : "Ah ! vous ne m’aimez plus ! vous croyez ce que vous voyez et vous ne croyez pas ce que je vous dis !" » (Œuvres, tome VI, Mercure de France, 1967, p. 248).
             Une seconde fois dans son roman La Femme pauvre (1897), première partie, chapitre III, à propos d’un mari trompé par une femme tyrannique : « L’austère matrone, qui le cocufiait avec un enthousiasme évidemment partagé, n’était pas assez littéraire pour lui servir le mot sublime de Ninon : "Ah ! vous ne m’aimez plus ! vous croyez ce que vous voyez et vous ne croyez pas ce que je vous dis !" Mais ce fut presque aussi beau. » (Œuvres, tome VII, Mercure de France, 1972, p. 36).
              Qu’un croyant aussi enragé que Bloy eût été frappé par cette formule au point de la citer deux fois, voilà qui est assez paradoxal. Car enfin, que signifie cette phrase ironique, sinon qu’il faut croire ce que nos sens nous apprennent, plutôt que les paroles captieuses d’une séductrice ? Les deux récits de Bloy ne permettent pas une seconde de supposer qu’il ait pu la prendre au premier degré : les deux fois, l’homme est un imbécile naïf, la femme une menteuse qui pousse l’effronterie à son comble. Donc Bloy comprend bien la phrase de Ninon de Lenclos comme une brillante imposture… que n’a-t-il élargi sa réflexion jusqu’à lui-même, alors !! Qu’est-ce que l’adepte d’une religion, sinon un imbécile aveugle qui, au lieu de faire confiance à ce que ses sens lui montrent (à savoir que Dieu ne se manifeste jamais de manière incontestable dans le monde, qu’il n’y a pas de miracle qui tienne devant la science, que l’hostie et le vin restent exactement ce qu’ils sont après que le prêtre leur a fait subir ses opérations magiques, etc), qui, au lieu de voir que le ciel est vide et d’entendre qu’aucune voix transcendante ne nous parle, accorde une croyance absurde au discours trompeur de l’Église, cette reine des impostrices ? Qu’est-ce que le croyant, sinon un cocu qui refuse de voir son cocufiage ? Apparemment, ces réflexions élémentaires n’ont pas effleuré Bloy, très prompt à se moquer de la paille qu’il y a dans l’œil de ses personnages de cocus, mais insensible à la poutre qui aveugle son œil de croyant. À vrai dire, c’est le contraire qui eût été étonnant : il suffit de lire le Journal de Bloy pour constater que nous avons affaire à un imbécile carabiné, d’une fermeture d’esprit à toute épreuve et d’un sectarisme effarant. 
               Un auteur contemporain a lui aussi été amusé par la phrase de Ninon de Lenclos. C’est Jean Chalon, qui à la date du 4 avril 1998 dans son Journal d’un arbre. 1998-2001 (Fayard, 2003), en donne une version un peu développée, rendant l'historiette plus vivante et plus précise que dans la simple citation de Bloy : « À propos de Ninon, il y a dans sa vie une anecdote qui m’enchante. Un jour, la courtisane est surprise au lit, en galante compagnie, par son amant. L’amant hurle qu’il est trompé. Ninon nie l’évidence et proteste de son innocence. L’amant persiste dans ses accusations. Alors Ninon s’écrie : "Ah, mon ami, je vois bien que vous ne m’aimez plus : vous croyez ce que vos yeux voient et vous ne croyez pas ce que je vous dis !" ». Or Jean Chalon est lui aussi catholique… Lui non plus ne s’est pas rendu compte que cette phrase donnait raison à saint Thomas le sceptique, et donc mettait la foi en accusation. Il est vrai que jamais nous n’avions pris M. Jean Chalon pour un homme très intelligent. Dailleurs, il croit en l’astrologie, c’est dire…

            Mais cette phrase est-elle vraiment de Ninon de Lenclos ? Une enquête patiente et minutieuse, qui excède mes moyens et mon temps disponible, permettrait de savoir si Jean Chalon l’a apprise par un autre canal que Bloy, et si Bloy n’a fait que reprendre une attribution déjà traditionnelle à son époque ou s’il s’est mis tout seul cette idée dans la tête. Mais que cette attribution procède de Bloy ou bien de ses contemporains, il y a lieu de croire qu’elle est erronée. En effet, on lit dans De l’amour de Stendhal (1822), au chapitre XXXVI de la première partie, consacré à la jalousie : « On connaît en France l’anecdote de Mlle de Sommery, qui, surprise en flagrant délit par son amant, lui nie le fait hardiment, et, comme l’autre se récrie : "Ah ! je vois bien, lui dit-elle, que vous ne m’aimez plus ; vous croyez plus ce que vous voyez que ce que je vous dis" » (Folio n°1189, p. 126).
            Cette Mlle de Sommery serait-elle la même qu’une autrice bien oubliée de la fin du XVIIIe siècle, qui n’a même pas sa notice sur Wikipédia, Mlle Fontette de Sommery, morte fin 1790 ? Celle-ci retient encore un tout petit peu l’attention des universitaires spécialistes de Mme de Sévigné, parce qu’elle a publié (sous l’anonymat) un roman épistolaire et historique, Lettres de Madame la Comtesse de L*** à Monsieur le Comte de R*** (1785), qui se passe de 1674 à 1680, et dont Mme de Sévigné, sa fille et ses amis comptent parmi les principales figures[1]. L’identification n’est pas certaine car, d’après la Biographie universelle de Michaud, dont la notice ne donne ni son prénom (à moins que « Fontette » soit ce prénom ?) ni son année de naissance (qu’elle situe dans les premières années du XVIIIe), cette personne était « douée d’un esprit rare » et d’une conversation « piquante et caustique », qui lui permettait d’ « attirer chez elle une très bonne compagnie » et de « se voir souvent entourée de littérateurs distingués », mais elle était aussi… « dénuée de toute beauté ». Elle a dû mourir vieille fille, comme Mademoiselle de Scudéry au siècle précédent. Peut-être que, trente ans après sa mort, dans la société mondaine que fréquentait Stendhal, le souvenir de son esprit avait effacé celui de sa disgrâce physique, si bien que la relier à une anecdote lui supposant deux amants simultanés ne paraissait plus invraisemblable. Quant au lien établi ensuite (ou déjà avant ??) avec Ninon de Lenclos, il suffirait pour l’expliquer de mettre en avant un phénomène bien connu de tout investigateur de citation : l’attraction des noms illustres, qui captent les aphorismes de personnages inconnus : quand le nom de Mlle de Sommery n'a plus rien dit à personne, il aura fallu trouver un nom plus fameux pour la remplacer. C'est ce que le sociologue états-unien Robert K. Merton a nommé, de façon peu judicieuse, « l'effet Matthieu ». J’ai ainsi montré dans un précédent article qu’une phrase fameuse était communément attribuée à Talleyrand parce que celui-ci était en relation avec le premier auteur, le très oublié médecin Paul-Joseph Barthez.

En fait, il y a lieu de croire que cette formule n’est due ni à Mlle de Sommery ni à Ninon de Lenclos, et qu’on ne connaîtra jamais la première impudente qui osa tenter ce coup de bleuf sentimental, si tant est que l’anecdote se soit réellement produite un jour. Plus de soixante ans avant Stendhal, le premier qui la rapporte (ou du moins le plus ancien que j’aie trouvé) avoue en ignorer l’héroïne. Mais ce qui m’intéresse, c’est que, là où Stendhal y voit une illustration de ses idées sur la jalousie, et Bloy une façon de montrer la veulerie de certains hommes face à des femmes impudentes, ce premier auteur la comprend exactement comme moi. Il s’agit du philosophe Helvétius, dans le premier de ses deux grands livres, De l’esprit (1758). Dès le deuxième chapitre du premier discours, il raconte la fable d’une dame galante et d’un curé qui, regardant la lune et la croyant habitée, interprètent deux ombres, la première comme deux amants heureux, le second comme deux clochers d’une cathédrale.
            Et ensuite : « Ce conte est notre histoire ; nous n’apercevons le plus souvent dans les choses que ce que nous désirons y trouver : sur la terre comme dans la lune, des passions différentes nous y feront toujours voir ou des amants ou des clochers. helvétiusL’illusion est un effet nécessaire des passions, dont la force se mesure presque toujours par le degré d’aveuglement où elles nous plongent. C’est ce qu’avait très bien senti je ne sais quelle femme, qui, surprise par son amant entre les bras de son rival, osa lui nier le fait dont il était témoin : "Quoi ! lui dit-il, vous poussez à ce point l’impudence ? – Ah ! perfide, s’écria-t-elle, je le vois, tu ne m’aimes plus ; tu crois plus ce que tu vois que ce que je te dis." Ce mot n’est pas seulement applicable à la passion de l’amour, mais à toutes les passions. Toutes nous frappent du plus profond aveuglement. Qu'on transporte ce même mot à des sujets plus relevés : qu'on ouvre le temple de Memphis ; en présentant le bœuf Apis aux Égyptiens craintifs et prosternés, le prêtre s'écrie : "Peuples, sous cette métamorphose, reconnaissez la divinité de l'Égypte ; que l'univers entier l'adore ; que l'impie qui raisonne et qui doute, exécration de la  terre, vil rebut des humains, soit frappé du feu céleste : qui que tu sois, tu ne crains pas les dieux, mortel superbe qui dans Apis n'aperçois qu'un bœuf, et qui crois plus ce que tu vois que ce que je te dis." Tels étaient sans doute les discours des prêtres de Memphis, qui devaient se persuader, comme la femme déjà citée, qu'on cessait d'être animé d'une passion forte au moment même qu'on cessait d'être aveugle. Comment ne l'eussent-ils pas cru ! On voit tous les jours de bien plus faibles intérêts produire sur nous de semblables effets. […] Combien de fois une trop sotte confiance en des moines ignorants n’a-t-elle pas fait nier à des chrétiens la possibilité des antipodes ! Il n’est point de siècle qui, par quelque affirmation ou quelque négation ridicule, ne prête à rire au siècle suivant. Une folie passée éclaire rarement les hommes sur leur folie présente. » (coll. Marabout université n°237, 1973, p. 29-30). 

La prosopopée du prêtre d’Apis permet d’établir un parallèle aussi net que possible entre la crédulité amoureuse et la crédulité religieuse. Comme j’aime à le dire, l’amoureux, le croyant, le militant et le supporteur sont quatre figures de l’imbécile. Dans son époque bénie, antérieure à l’âge des idéologies et des foules, Helvétius n’a pas connu le militant ni le supporteur. Mais il a bien vu que l’amoureux et le croyant sont avant tout des dupes, dont la passion repose sur un aveuglement constitutif. La femme manipule son amant exactement de la même façon que le prêtre manipule le fidèle : en écartant l’évidence des sens, pour imposer une adhésion inconditionnelle à son discours dogmatique. En niant les faits au nom de la foi. Bloy et J. Chalon n'ont pas vu celà précisément en raison de leur aliénation.
        Mais tout le monde n'a pas le jugement offusqué par des croyances puériles. Il est agréable de constater qu’avec un peu de bon sens, on peut comprendre d’emblée le sens principal d’une anecdote, même quand celui chez qui on l’a trouvée, non seulement l’attribue à une mauvaise personne (ce qui n’est pas important), mais surtout en restreint la portée en la confinant à la naïveté masculine, alors qu’elle met en jeu le fonctionnement de l’esprit.

 


[1] Mlle Fontette de Sommery a aussi publié un autre roman, Lettres de Mademoiselle de Tourville à Madame la comtesse de Lenoncourt (1788), un conte asiatique, L’Oreille (1789), ainsi qu’un recueil de réflexions, Doutes sur différentes opinions reçues dans la société (1782).