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15.07.2014

DÉCOUVRONS LADISLAV KLIMA

ladislav klima,jeremy famirLadislav Klima (1878-1928) est un auteur tchèque peu connu, foutraque au possible. Cette sorte de clochard beckettien, inspiré par Schopenhauer et Nietzsche, mena en Bohême une vie de bohême des plus déréglées et des plus imbibées d’alcol, côtoyant sans cesse la folie. Autodidacte, puis rentier, puis vagabond, il connut vingt métiers parmi les plus improbables : conducteur de machine à vapeur, gardien d’une usine désaffectée, fabriquant d’un succédané de tabac… Souvent tenté par le suicide, il incinéra pendant des années des milliers de pages manuscrites, ce qui est sans doute la forme la plus cruelle de suicide pour un écrivain. Forcené du paradoxe, adepte des provocations ultimes et des délires échevelés, coutumier des bouffonneries ordurières et des digressions métaphysiques, farcissant sa prose d’expressions latines et de mots créés par lui (avec une prédilection pour le suffixe -isme, qu’il met un peu partout), conteur surtout enclin aux histoires fantastiques voire extravagantes et aux scènes pornographiques voire scatologiques, capable de disserter sur la politique internationale aussi bien que sur les chaussures et sur l'âme juive autant que sur les animaux, il laisse, rescapée de ses propres autodafés, une œuvre vaste, multiple, hétérogène, pas toujours comestible, fragmentaire et en large partie posthume : romans, contes, pièces de théâtre, articles, essais, pamphlets, fragments, lettres, etc. Il y professe un solipsisme radical, proclamant ainsi en 1915 : « Il est faux de dire qu’il y ait la guerre en Europe ». Il y a en lui du Cioran et du Sade, du Musil et du Potocki, du Vialatte et du Bloy, du Berkeley et du Jean-Baptiste Botul. On peut, si on tient à ranger l’écrivain Klima dans une case, le rattacher plus ou moins à l’expressionnisme.
                On exagérerait à peine en affirmant que cet auteur singulier est une invention de sa traductrice française Erika Abrams, à bien plus juste titre que Borgès qui disait, mais par boutade, qu’il était une invention de Roger Caillois : non seulement elle a accompli un impressionnant travail de traduction, grâce auquel Klima a pu acquérir une petite réputation en dehors de son pays (c’est peut-être un des rares cas contemporains où la France a encore joué son rôle de médiatrice culturelle à l’échelle mondiale : pendant deux siècles, un écrivain ne pouvait avoir de vraie réputation internationale que  s’il était célébré à Paris, et c’est Paris qui révélait au monde les Scandinaves comme Strindberg, les Italiens comme Pirandello, les Sud-Américains comme Borgès ou Asturias et même les États-Uniens comme Poe ou Faulkner [1]) ; mais Erika Abrams s’est aussi muée en philologue, dénichant des manuscrits inconnus, déchiffrant des papiers presque effacés et éditant des œuvres encore inédites dans leur langue d’origine ! Dans un premier temps, entre 1984 et 1995, elle a traduit neuf livres : quatre recueils de textes plus ou moins disparates, le premier étant une anthologie composée par elle-même (et le seul qui ne soit pas paru aux éditions de La Différence, quoique celles-ci aient repris le titre en 2012, devenant ainsi l'unique éditeur de Klima en France) : Je suis la volonté absolueTraités et dictats (1922), Instant et éternité (1927), Le Monde comme conscience et comme rien (1904) ; une anthologie de fragments romanesques : Ce qu’il y aura après la mort et autres textes ; et quatre romans : Les Souffrances du prince Sternenhoch (écrit entre 1906 et 1909, publié posthume en 1928), Némésis la glorieuseLa Marche du serpent aveugle vers la vérité (écrit en allemand en 1918, inédit sauf quelques fragments avant la traduction française de 1988), Le Grand roman (écrit entre 1907 et 1915, publié en français en 1991 et en tchèque en 1996). Dans un second temps, à partir de 2001, elle a tout repris à zéro pour établir les œuvres complètes de Ladislav Klima, en six volumes assortis d’un appareil critique (toujours aux éditions de La Différence), ensemble unique au monde bien entendu. Le volume I regroupe les écrits autobiographiques, c’est-à-dire une sorte de gros journal philosophique (Tout, 2001) ; le volume II la correspondance, composée aussi bien de courts billets que d’énormes épîtres de cinquante pages (Dieu le ver, 2005) ; le volume III les articles et essais (Le Monde etc, 2010) ; le volume IV reprend Le Grand roman (2003) ; le volume V reprendra les autres romans et les nouvelles, et le volume VI les œuvres théâtrales, encore totalement inédites en français à ce jour. On espère que, cette tâche achevée, il lui restera le temps de produire la biographie qu'elle nous doit. Klima est peut-être bien de ceux qui, comme Wilde, ont mis leur talent dans leurs écrits et leur génie dans leur vie : sa biographie, si elle était menée de façon magistrale, pourrait non seulement faire franchir à sa réputation plusieurs degrés d'un coup, mais aussi constituer, de façon paradoxale, son œuvre majeure.
ladislav klima             Signalons pour la bonne bouche qu’il y a chez Klima un côté « fachiste » assez net, ce qui ne saurait étonner chez un fils de Nietzsche ou un cousin de Cioran (je pense en particulier au Cioran d'Histoire et utopie, surtout les chapitres II et III). Dans Instant et éternité, le chapitre « Unum necessarium » (p. 91-101) est une implacable apologie de « ce qu’il y a de plus sublime au monde : la Force ». Force amorale de l’individu supérieur, force guerrière de la nation débordant de vitalité, justification de l’existence humaine par l’héroïsme, condamnation de la « lèpre » de l’indécision et de la pitié qui ronge et détruit les nations… tout y est, et de façon encore plus accentuée que ne le faisait déjà un autre éloge de la Force, dans Traités et dictats (« La force sublime », p. 57-62). Plus étonnant encore, notre « égosoliste » n’hésite pas à faire l’éloge du chauvinisme, qu’il refuse du distinguer du patriotisme, non pas pour condamner les deux comme tout le monde, mais au contraire pour les approuver en bloc [2] (Traités et dictats, p. 39-46). De la part d’un auteur qu’on se représente plus proche d’un Charles Bukowski que d’un Marcel Déat, on pourrait toutefois se demander si ces magnifiques éloges paradoxaux ne seraient pas, sinon une vaste blague à lire ironiquement, du moins le simple exercice de rhétorique d’un nihiliste capable de défendre tout et son contraire, au gré de son humeur. Mais je n’ai pas aperçu de texte en prenant le contrepied, et toutes ces pages me semblent très cohérentes avec d’autres développements répandus ici et là, par exemple le dernier chapitre du Monde comme conscience et comme rien, consacré à « la société », où abondent des considérations parfaitement irrécupérables par le droidlomisme. Notons aussi, à côté de son admiration de Rome et de Sparte, le culte que Klima voue à Napoléon [3], fort logique de la part d’un penseur pour qui l’opposition des hommes bas et du grand homme, ainsi que l’opposition du courage et de la lâcheté, sont des concepts-clefs.

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[1] Rappelons que c’est aussi à Paris, capitale de l’esprit libre, que parurent les éditions originales, dans leur langue d’écriture, de l’Ulysse de Joyce (1922), du Tropique du Cancer de Henry Miller (1934), de la Lolita de Nabokov (1955) ou de L’Archipel du Goulag de Soljénitsyne (1973).

[2] Ce chapitre se trouve au sein d’une partie intitulée « Au sujet de certains sacro-saints préjugés », dans laquelle on trouve aussi une critique de l’enfance, une critique de la propreté et un éloge de la flatterie. On pourrait croire qu’il s’agit à chaque fois de pures provocations. Je pense néanmoins que ces textes sont à prendre sérieusement. Ce n’est pas parce qu’un auteur prend à rebours l’opinion dominante qu’il ne croit pas ce qu’il dit.          

[3] En plus de nombreux coups de chapeau disséminés un peu partout, tels que celui-ci : « Parmi tous les souverains de France, Napoléon seul était de droit divin » (Instant et éternité, p. 100), on lira un chapitre qui lui est spécialement consacré :  « Philosophie de la personnalité de Buonaparte » (Traités et dictats, p. 72-79), texte méconnu des historiens de la légende napoléonienne, et pourtant pas le plus anodin.