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04.07.2016

La soumission volontaire des Français à la langue anglaise

        Comme l'a expliqué Albert Memmi dans son Portrait du colonisé, l'une des marques du colonisé, c'est de survaloriser la culture du colonisateur, de vouloir l'imiter en toutes choses, de mépriser sa propre culture. C'est très exactement la situation des Français face aux États-Unis depuis 1944 : tout ce qui vient d'Amérique du nord leur paraît supérieur à ce qui vient de France, et tout ce qui est moderne leur paraît mieux dit en anglais qu'en français.
           J'ai plaisir à reproduire ici une tribune parue hier 3 juillet dans Le Monde, qui s'indigne à juste titre d'une exposition qui porte un titre anglais et remarque très pertinemment que les Français sont atteints de la rage de ne plus parler leur langue. On se gargarise que le Louvre soit le musée le plus visité au monde, mais à quoi bon, s'il ne doit plus contenir que de l'interchangeable camelote mondialisée ? Comme souvent, l'infamie morale se conjugue avec la bêtise, car en croyant choisir la stratégie commerciale la plus rentable, les valets de l'impérialisme yanqui se fourvoient et diminuent leurs bénéfices : on appréciera l'anecdote que rapporte M. Ocelot, témoignant que des Japonais ont maintenu une affiche en français pour attirer plus de spectateurs japonais à son film, alors que le distributeur français avait donné l'ordre de transformer l'affiche française en affiche anglaise.
           Cet homme s'est comporté comme une vile carpette, et disons même comme un collabo, car nous sommes en état de guerre économique, culturelle et civilisationnelle contre une hyper-puissance qui cherche à éliminer toute concurrence et imposer partout ses canons, sa mentalité, ses mœurs, ses codes, ses produits, sa langue. On songe à ce que disait Étiemble, l'auteur de Parlez-vous franglais ?, en 1981 : « Les Français d’aujourd’hui sont tous des collaborateurs de l’impérialisme américain. Ils me dégoûtent autant que les collaborateurs nazis : je les fusillerais sans hésitation aucune. » [1] M. Ocelot, quant à lui, emploie la métaphore de la rage : mais un chien qui a la rage, ne faut-il pas le piquer ?

 

 

« Les Français sont atteints de la rage de ne pas parler leur langue »

Par Michel Ocelot, auteur/réalisateur

       Monsieur le directeur du Musée des arts décoratifs,
        En France, à Paris, dans le palais du Louvre, au Musée des arts décoratifs, une grande exposition sur la mode française est intitulée, en anglais seulement, « Fashion Forward ».
        C’est grotesque, et c’est grave aussi. Je proteste en tant que citoyen français, mais surtout en tant que citoyen du monde (mon métier me permet de voyager, et j’apprécie bien des pays, qui ne doivent pas s’effacer). Vous n’avez pas le droit de participer à l’éradication d’une des séduisantes civilisations du monde ni de décevoir ce monde. La France est le pays le plus visité de la planète, on n’y vient pas pour entendre de la langue anglaise ni vivre dans une imitation anglo-américaine. Bien sûr, la grande langue anglaise est la très bienvenue − en sous-titre.
          Notez que l’incompréhension anglaise de la langue française a ses limites. Outre des termes célèbres que tout le monde connaît, comme « la mode », bien des mots sont communs, ou proches, dans les deux langues (la moitié de l’anglais vient du français et du latin − latin souvent transmis par le français). Ajoutons que la plupart des voisins de la France sont de langue romane (avec 450 millions de locuteurs à travers le monde). L’anglais sans français est alors plutôt un inconfort qu’une aide.
          Je me permets une anecdote personnelle sur l’utilisation de l’anglais par les Français. Je fais des films. J’ai l’honneur d’être distribué au Japon par un studio prestigieux d’auteurs que j’admire. Ils ont dernièrement soumis l’affiche japonaise d’un de mes ouvrages au distributeur français et au réalisateur, avec leur courtoisie habituelle. C’était l’affiche française telle quelle, avec quelques lignes ajoutées en japonais. Le distributeur français, un des plus importants, un ténor du cinéma français, avec expérience et connaissances, mais français, a immédiatement envoyé ses instructions : enlever tout le français et le remplacer par de l’anglais. Nos interlocuteurs ont alors demandé la permission de conserver le français, pour vendre mieux.
          Car ceux qui ont décidé du titre « Fashion Forward » n’ont probablement pas tellement pensé aux anglophones, ils ont d’abord visé les Français.
          Les Français sont atteints de la rage de ne pas parler leur langue. Tout est barbouillé d’anglais ou de pseudo-anglais. Noms de société, marques, émissions, vitrines, galimatias dans les médias, publicités de toutes sortes. Une promenade dans une ville française en compagnie d’un étranger est une épreuve humiliante. Un ami qui pratique la France depuis très longtemps, considérant tout cet anglais à tort et à travers, m’a dit : « Dans le temps, le citoyen français était considéré comme un coq arrogant, aujourd’hui c’est un singe sans fierté. » J’ai même vu une boulangerie qui se dénommait en anglais (en mauvais anglais – c’est un autre point, connaître d’autres langues : si ce boulanger parlait bien anglais, il trouverait le mot « boulanger » très satisfaisant). Cette « boulangerie » en anglais atteint le même abîme absolu que « mode » en anglais au Musée des arts décoratifs de Paris (le ministère de la culture siège au conseil d’administration).
          Il est bien normal d’utiliser, de temps à autre, un terme étranger pour rêver d’herbe plus verte ailleurs, ou de se gargariser d’un mot qu’on ne comprend pas tout à fait et qui s’irise d’autant plus, et il est bon d’adopter des termes nouveaux qui complètent la langue. Mais il ne faut pas que le Japon ne parle plus japonais, que l’Italie ne parle plus italien, que le Brésil ne parle plus brésilien, que l’Islande ne parle plus islandais, que la France ne parle plus français. Il ne faut pas appauvrir le monde, et il faut avoir confiance en soi.

 

___________________

[1] Entretien avec Frédéric Ferney paru dans Le Nouvel observateur en décembre 1981 ; repris dans De Sartre à Foucault. Vingt ans de grands entretiens dans Le Nouvel observateur, Hachette, 1984, p. 341. 

Commentaires

Ce monsieur Ocelot, tout sympathique qu'il doit être (à lire sa chronique banale mais juste), n'aurait-il pas trop voyagé ? Son "ni de décevoir ce monde" ressemble fort à la traduction inexacte d'un verbe anglais -- un faux ami, évidemment. "Ni de tromper ce monde" (me) semblerait plus logique, dans sa phrase.

Heureux de votre retour, en tout cas.

Écrit par : Blumroch | 19.07.2016

Merci beaucoup, mais non, je n'ai pas l'impression que M. Ocelot emploie le verbe "décevoir" au sens de "tromper" selon le faux-ami anglais "to deceive". La suite de sa phrase me semble écarter cette interprétation. Les visiteurs étrangers qui viennent voir une France française risquent en effet d'être très déçus en tombant sur une France anglicisée, et non pas induits en erreur. S'ils voient des affiches annonçant une exposition "Fashion forward", ils ne seront pas trompés, car ils comprendront bien ce dont il s'agit, mais ils seront déçus de voir que les Français se font les singes des anglo-saxons.

D'accord sur la banalité de sa tribune. Mais il est devenu rare de lire celà...

Écrit par : Le déclinologue | 20.07.2016

"Fashion Forward" est un bon exemple, non seulement de cette soumission à la langue anglaise (ou de ce qu'on croit être l'anglais), mais de la déliquescence de la langue : l'un des textes d'ouverture du catalogue, signé par une conservatrice du musée, est l'un des plus étranges galimatias qui soient (et visiblement personne n'y a trouvé à redire). En voici la conclusion (on appréciera la richesse et la cohérence des métaphores) :
"Comme autant de madeleines évocatrices d’un passé révolu, les œuvres [les robes] sont stockées au présent dans les réserves des musées, discours en creux n’attendant qu’un prince charmant futuriste pour s’éveiller au monde. Autrement dit, "the show must go on"."

Écrit par : Picquart | 01.11.2016

Hem... Les touristes étrangers viennent en France pour y découvrir les merveilles, souvent royales, d'une civilisation disparue (ils sont nombreux à espérer le Paris des comédies musicales américaines des années 50, celui des films de Guitry ou celui, littéraire et "intellectuel", de l'avant-guerre), et ils y découvrent des affiches en sabir franco-anglais sans oublier les restaurants cosmopolites qu'ils ont déjà chez eux. Quant aux nouveaux habitants qui peuplent les décors mutilés...
Ces pauvres touristes sont donc *trompés* dans leurs espérances, avant même que d'être *aussi* déçus.
Quoi qu'il en soit, le résultat est le même : ce n'est plus la France qu'ils visitent, sinon par ses monuments, si heureusement arrangés au goût commercial contemporain par nos "cultureux" avec, entre autres, les colonnes, la pyramide et même les homards.
Je tiens donc, avec un peu de mauvaise foi, que nous avons raison tous deux, surtout à propos d'un texte qui ne vaut pas une chronique de Gaxotte ("Le blasphème du professeur Piton"), un livre de Chevalier ("L'assassinat de Paris" qui n'est pas si éloigné du sujet)... ou une chronique rédigée par notre Déclinologue favori.

Écrit par : Blumroch | 20.07.2016

Toujours pas convaincu... Les touristes sont trompés par la publicité des agences touristiques qui leur font miroiter une France disparue, ne correspondant pas à ce qu'ils découvrent sur place : une France anglicisée, qui organise des expositions en anglais, ce qui est très décevant. Ce texte (qui certes ne casse pas trois pattes à un canard) est une lettre ouverte à l'organisateur de l'exposition "Fashion forward". Cette exposition participe à la déception du touriste qui débarque en France, elle ne trompe pas celui qui, encore chez lui, projette de venir en France. Je ne pense donc pas que nous ayons raison tous deux, désolé...

Je vous remercie de me signaler l'existence du recueil de chroniques de Gaxotte. Par contre, je connais et possède les principaux ouvrages de Louis Chevalier, y compris son /Histoire anachronique des Français/. Dans le même esprit que /L'Assassinat de Paris/, je vous signale l'/Histoire du vandalisme/ de Louis Réaux, complétée par Michel Fleury en Bouquins-Laffont.

Écrit par : Le déclinologue | 21.07.2016

Vous n'êtes pas désolé ; je ne suis pas convaincu (ni con vaincu, au reste). Mais n'allons pas jouer les ex-khâgneux de Lewis le Gluant (peut-être) pour si peu : nous irions finir par être désagréables, et sottement, et inutilement, quand aucun de nous n'est l'excellent Archiloque dont vous vous souvenez peut-être. ;-)

J'ai *évidemment* lu, *moi aussi*, du temps que je faisais semblant d'être jeune, la remarquable *Histoire anachronique des Français* de Chevalier (Gaxotte a aussi traité ce beau sujet, d'ailleurs, sous un titre à peine différent, sans toutefois cette mémorable introduction sur les forêts) tout comme le livre de Réaux. Qui n'a pas, comme Davila, une bonne bibliothèque pour occuper ces temps de ténèbres ?

Quoi qu'il en soit, maintenant, retour au mode "lurker", voire "offline" (je tiens à relire les *Mourir à Francfort*, *De quelques crimes parfaits* et *Sophie* d'un Monteilhet moraliste qui était alors au sommet de son talent, et dont certaines formules mériteraient bien de figurer dans vos excellents florilèges). Puisque nous en sommes aux conseils : au cas (improbable mais pas impossible) où vous ne les auriez pas encore lus, les deux livres de Mandosio sur la TGBNF, et ceux de Baudouin de Bodinat.

exit(255);

Écrit par : Blumroch | 21.07.2016

Cher mystérieux Blumroch qui connaissez si bien mon blogue (c'est à se demander si vous n'êtes pas quelqu'un que je connais par ailleurs et qui s'amuse à me titiller derrière ce masque), je m'étonne que vous teniez à relire /De quelques crimes parfaits/ : c'est un des moins bons livres de cet excellent Monteilhet. Il est grevé d'une accumulation d'invraisemblances qui empêche d'adhérer à l'intrigue et ôte beaucoup au plaisir de la lecture.

Écrit par : Le déclinologue | 22.07.2016

Vous citez Etiemble dans votre commentaire de l'article de M. OCELOT, ce qui montre que la tendance n'est pas nouvelle et que certains esprits ont réagi plus vite que les autres. Mais Etiemble a été peu suivi à l'époque notamment par la classe dirigeante dont la plupart des représentants sont des « young leaders » c'est-à-dire formatés à la domination américaine.

Cette domination de l'anglo-saxon s'est conjuguée, à mon avis, à la critique acerbe au début des années 70 de la société française traditionnelle notamment au cinéma. Je pense à des films comme Dupont-Lajoie, les valseuses, Coup de tête...L'idée s'est imposée que le français était raciste, con, méchant et sectaire, entre autres vertus. La presse comme Charlie-Hebdo ou Hara-Kiri sont allés dans le même sens.

Aujourd'hui, nous assistons donc à l'aboutissement d'une logique concertée qui a détruit la « France d'avant » toujours considérée par les élites comme ringarde, raciste, fermée, rance. A cela on peut ajouter la démolition du système de l'instruction publique qui fait que la plupart des élèves sont incapables de lire et de comprendre nos auteurs classiques.

L'anglais et l'américain sont partout dans notre société parce que nous l'avons voulu et accepté.

Écrit par : Ribus | 24.07.2016

Bien d'accord avec vous, quoique vous ayez un peu tendance à mêler des phénomènes distincts.
L'invasion des anglicismes commence à être perceptible à la fin du XIXe (Remy de Gourmont en parle dans son /Esthétique de la langue française/ en 1899), mais c'est après la Libération qu'elle a pris toute son ampleur. /Parlez-vous franglais ?/ date de 1964. Il paraît que de Gaulle a reçu Étiemble, mais il n'a rien cherché à faire. L'inaction de de Gaulle à l'égard de la langue française me paraît une des rares erreurs stratégiques majeures qu'il ait faites. Il aurait pu par exemple l'imposer comme langue de travail unique dans la C.E.E., en prévision de l'entrée du R.-U. un jour.

Écrit par : Le déclinologue | 31.07.2016

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