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10.07.2014

MÊME LES ESPIONS PEUVENT MOURIR PAR ACCIDENT

            Je suis plongé en ce moment dans la lecture des souvenirs de Bernard Billaud, un proche conseiller de Chirac entre 1976 et 1984, D’un Chirac l’autre (éditions de Fallois, 2005), livre d’un grand intérêt dont je ferai sans doute un compte-rendu critique.
            Mais je veux sans délai faire partager à mes lecteurs une anecdote qui donne à penser. Bernard Billaud, né en 1942, a eu deux mentors politiques, Georges Bidault et Georges Bonnet. De ce dernier, on se souvient surtout que, ministre des Affaires étrangères en 1938, il accompagna Daladier à la conférence de Munich. Sa carrière politique a été en fait beaucoup plus riche puisque, en plus de ses mandats locaux en Dordogne, il a occupé de nombreux portefeuilles ministériels, en particulier celui des Finances en 1933.
Georges Bonnet            Georges Bonnet (1889-1973) était très lié dans sa jeunesse à Robert de Jouvenel (1882-1924), journaliste et polémiste nettement à droite, auteur de La République des camarades, frère de Henry de Jouvenel (1876-1935) le deuxième mari de Colette, et donc oncle de Bertrand de Jouvenel (1903-1987), essayiste bien connu qui flotta dans toutes les eaux, du fachisme au libéralisme et de l’écologisme au marxisme (et, pour l’anecdote, amant de sa belle-mère Colette, qui tira de leur liaison son roman Chéri).
            Le 17 mai 1982, Bernard Billaud reçut Bertrand de Jouvenel dans son bureau de l’Hôtel de ville (il s’agissait d’essayer de sauver l’appartement de Colette au Palais-Royal, dont la fille Bel-Gazou venait de mourir). Billaud ne put s’empêcher de lui dire combien, par Georges Bonnet, la « tribu des Jouvenel » lui était familière, et lui conta cette histoire très intéressante (chap. XI, p. 361-362) :
 
         J’évoque alors l’amitié indestructible que Georges Bonnet vouait à Robert de Jouvenel, le frère de son père. Cette amitié a survécu à la mort prématurée de son oncle. Que de fois ai-je admiré le bureau qui était placé dans la vaste entrée de l’appartement du boulevard Flandrin ! Robert de Jouvenel l’avait légué à Georges Bonnet. Je me rappelle que ce dernier m’avait assuré que Churchill, l’ayant admiré un jour qu’il se rendit au domicile de l’homme d’État radical, lui attribuait une origine et une facture anglaises. En tout cas ce meuble avait une histoire que je narre à mon visiteur : une balle l’avait traversé de part en part. Georges Bonnet m’en montra l’impact bien visible. L’incident eut lieu à un moment difficile de sa carrière. Il venait de détenir le portefeuille des finances dans les trois brefs gouvernements Daladier, Sarraut et Chautemps de janvier 1933 à janvier 1934. Il avait accueilli dans son cabinet un avocat du nom de Guiboud-Ribaud qui s’était révélé être une créature d’Alexandre Stavisky, ce qui avait fait se déchaîner L’Action française et toute la presse hostile au régime. Georges Bonnet ignorait tout évidemment des relations douteuses de son collaborateur.
         Un soir, après qu’il eut fait l’objet de menaces de mort particulièrement violentes et explicites, Georges Bonnet voulut s’assurer que dans l’un des tiroirs du bureau de Robert de Jouvenel se trouvait toujours le revolver chargé qu’il y dissimulait. Sa femme, Odette, le voyant manipuler l’arme, voulut, par crainte d’un accident, la lui arracher. Le coup partit !
         J’entends encore Georges Bonnet me dire : « Voyez-vous, Bernard, si la balle, au lieu de transpercer le bureau, m’avait atteint, jamais on n’aurait pu faire admettre à qui que ce soit que ma mort était le résultat d’un accident. On aurait partout proclamé que je m’étais suicidé à cause de mes relations avec Stavisky et ainsi aurait définitivement sombré mon honneur. »
         Jouvenel me fixe intensément, me dévorant du regard ; il m’écoute comme pétrifié. Il hoche la tête : « À quoi tient la destinée… » murmure-t-il.
 
            Ce qui me retient dans cette anecdote, c’est qu’elle révèle à quel point le hasard, c’est-à-dire l’absurdité, rôde en permanence sur chacune de nos têtes, et menace à tout instant de frapper même ceux qui ont des raisons de mourir.
            Le complotisme, qui est un des fléaux du monde contemporain, repose sur une double base : la négation du hasard et la négation de l’inefficacité. Pour un complotiste, la police, l’armée, les services de renseignement sont toujours d’une efficacité absolue. La gabegie, la désinvolture, l’aveuglement, la paresse, la sottise, la routine endormissante n’existent pas : si L.H. Oswald a réussi à assassiner Kennedy et les terroristes d’al-Qaïda à détourner quatre avions le 11 septembre 2001, cela ne peut signifier que la police de Dallas, le F.B.I., la C.I.A. et le N.O.R.A.D. se soient révélés très inférieurs à leur tâche : étant par définition tout-puissants et infaillibles, c’est forcément qu’ils ont été les complices, voire les instigateurs de ces attentats. De la même façon, quand un personnage important, lié à des affaires suspectes, meurt brusquement, cela ne peut être l’effet du hasard : les crises cardiaques impromptues, les accidents domestiques, les manipulations fatales d’objets dangereux, les crimes de rôdeurs, les pertes de contrôle de véhicule, tout cela n’existe pas, et les suicides ne concernent que les gens qui ne gênent personne. Tout a du sens, rien n’est fortuit, et quand la mort de quelqu’un profite à certains puissants, c’est forcément que ces puissants l’ont éliminé. Un dirigeant politique, un espion, un homme d’affaires, voire une vedette médiatique, ne sauraient être victimes d’un accident. Seuls les naïfs peuvent gober ce genre de coïncidences : aux complotistes, on ne la fait pas. Dès lors qu’il y a la plus petite incertitude sur les circonstances du décès, c’est qu’on nous cache des choses et que la version officielle nous ment. Gérard de Nerval, Rodolphe de Lorraine et Marie Vetsera à Mayerling, Marilyn Monroe, Rudolf Hess à Spandau, François de Grossouvre à l'Élysée, Pierre Bérégovoy, Kurt Cobain n’ont pas pu se suicider : ils gênaient, ils connaissaient des secrets, ils ont donc été assassinés. Le président Warren Harding (en 1923), l’ancien ministre Joseph Fontanet dans la rue (en 1980), Coluche sur sa moto, Jean-Edern Hallier sur son vélo, la princesse Lady Diana dans la voiture de Dodi al-Fayed ne sont pas morts par l’effet du hasard : ils ont été éliminés comme les précédents, par un diabolique complot qui avait froidement programmé leur assassinat.
            Et si la femme de Georges Bonnet avait été encore plus maladroite qu’elle ne l’a été, alors c’est que celui-ci se serait suicidé… prouvant par là qu’il n’était que l’homme de paille de Stavisky, occulte ministre des finances de la France pendant toute l’année 1933.