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18.05.2012

Jean-Pierre Le Goff ou la gauche contre la bien-pensance

           Tout arrive, même le meilleur. De plus en plus d'esprits libres, à gauche, s'insurgent contre la dictature du droidlomisme qui, depuis 30 ans, nous précipite vers le chaos intégral au nom de ses grandes idées morales. On connaissait déjà, pour n'en citer qu'un, le journaliste Hervé Algalarrondo, du Nouvel Observateur, auteur de ces brûlots d'une étonnante charge accusatoire contre ses petits camarades : Les Beaufs de gauche (Jean-Claude Lattès, 1994), Sécurité : la gauche contre le peuple (Robert Laffont, 2002) et La Gauche et la préférence immigrée (Plon, 2011). Voici le sociologue Jean-Pierre Le Goff qui, à son tour, attaque les bien-pensants mondialistes, dans cette interviou publiée sur le site Atlantico.fr. Un petit pas de plus vers cette grande recomposition du paysage idéologico-politique que j'attends, celle qui redistribuerait les positions selon le véritable clivage : libéraux-libertaires contre socialo-nationalistes ?

 

Sus au point Godwin

Publié le 15 mai 2012

François Hollande saura-t-il rompre avec la bien-pensance de cette gauche qui a étouffé le débat public ?

La gauche moralisatrice, parfois coupée des réalités, s'est coupée des couches populaires en ne dissociant pas la question sociale et les thématiques sociétales. Le Président élu devra donc rompre avec ce courant pour se rapprocher des citoyens. Se faisant, il élèvera le débat public, en évitant que "nauséabond", "heures les plus sombres de notre Histoire" et autres anathèmes deviennent des arguments pertinents.

 

Atlantico : Dans votre ouvrage La Gauche à l’épreuve  et dans un entretien récent à Technikart sur ce qu'ils ont appelé la gauche « converse », vous fustigez une gauche « incantatoire » qui vit sur une autre planète. A quoi correspond-elle exactement ?

Jean-Pierre Le Goff : Ce n’est pas la totalité de la gauche, mais une gauche composée de gens qui vivent dans un monde à part et qui mènent un certain nombre de combats idéologiques sans se soucier du rapport à la réalité. C’est un petit milieu, une gauche moralisatrice qui donne des leçons à beaucoup de monde en plaçant le débat sous un angle qui se veut avant tout moral, ce qui met le contradicteur dans une position où il n’a pas le bon rôle.

Cela laisse peu d’espace au recul réflexif et critique, à la libre réflexion et au libre débat. Il y a un style, une posture que j’appelle « le discours mitrailleuse et l’engueulade » : on  débite un discours dénonciateur et on laisse peu d’espace pour contredire ses propos, le débit oratoire étant un aspect typique de cette démarche qui vise à paralyser l’adversaire sous un flot de paroles plutôt que d’argumenter sur le fond. À gauche, cela s’est vu particulièrement dans la façon de combattre le Front national et l’UMP.

Quels types de problèmes sont ainsi occultés ?

Il y a une sorte de partie de ping-pong qui existe depuis des années, avec un certain nombre de notions lancées dans l’espace public, sur lesquelles chacun doit choisir son camp au plus vite sans savoir de quoi au juste il est question quand on parle, par exemple, de l’immigration, de l’islam, de la nation, du protectionnisme...

Comment cette gauche « bien pensante » a-t-elle grandi ?

C’est un petit milieu qui a pris de l’influence au moment du tournant des années 1980. La doctrine socialiste historique était en morceaux et la gauche a opéré un virage à la fois sur le plan économique, mais aussi sur le plan de ses références emblématiques. C’est ce qu’on a appelé la « modernisation », en 1983-1984, où il y a notamment eu une mise en avant des questions sociétales dans les domaines des mœurs et de la culture… Jack Lang est apparu alors comme l’un des personnages emblématiques de cette évolution.

Ce milieu est très présent dans un certain nombre de grands médias, et c’est occupant cette place qu’il a pesé sur la gauche. Quantitativement, il est réduit, mais il joue de son poids et de son influence en s’érigeant comme le nouveau dépositaire de l’idée de bien, à la fois le défenseur des pauvres, de la veuve et de l’orphelin, et le défenseur de tout ce qu’il y a de plus branché dans le domaine des mœurs et de la culture. C’est une conjugaison entre une espèce de dénonciation morale, qui fait comme si,  à travers lui, les opprimés et les exclus avaient trouvé leur porte voix, et un modernisme pour qui le mouvement est tout, ce qui rend le débat difficile sinon impossible, car toute évolution devient synonyme de progressisme.

Cela a mené à une sorte de chantage des plus sommaires : soit vous êtes à la fois pour la défense des pauvres, des dominés, des minorités, en même temps que modernistes et branchés, soit  vous défendez les riches et les puissants et êtes ringards sur le plan culturel et des mœurs

A-t-elle un réel impact dans l’opinion ?

Les couches populaires et les citoyens ne rentrent pas dans ce champ-là et ne se posent pas ces questions. Mais cette gauche-là ne doit pas être confondue avec toute la gauche, car il y a des gens, notamment les élus, qui sont confronté à la réalité sociale et sont largement en dehors de ce milieu. Mais l’influence dans les médias a contribué à couper la gauche des couches populaires en donnant l’image d’un milieu bien-pensant coupé des préoccupations des citoyens ordinaires.

La gauche, depuis 30 ans, a présenté dans un seul bloc indissociable la question sociale et la question des mœurs. Or, précisément, il s’agit de dissocier ces  questions. Des gens peuvent se considérer de  gauche sur la question sociale, mais pas sur les questions dites de société. Je pense qu’il y a une prise de conscience nouvelle au sein du parti socialiste et de la gauche en général, avec des gens qui pensent qu’il ne faut pas renouer avec cette bien-pensance qui date des années 1980. La question est de savoir si François Hollande va accomplir ou non cette rupture.

Ce que je crains, c’est le retour dans le champ intellectuel et du débat public, de ces fausses oppositions et de ces chantages qui font que l’on ne peut plus discuter librement. Par « librement », je ne parle pas de subjectivité débridée, mais d’un examen des problèmes avec un recul réflexif et critique. Beaucoup de débats intéressants sont immédiatement instrumentalisés sur le plan politique et deviennent méconnaissables. Nombre d’intellectuels se retrouvent dans une situation difficile, car les débats sont  d’emblée imbriqués dans la polémique politicienne  à visée électoraliste. Des deux côtés d’ailleurs. On se trouve confronté à une situation où la liberté intellectuelle et la qualité du débat public sont en cause. Il y a dans certains médias un type de journalisme qui est devenu militant, mais qui ne le voit pas car pour lui les idées qu’il professent font partie de l’ « air du temps » qui lui paraît naturel, surtout s’il vit en milieu fermé. 

Un gouvernement de gauche plurielle peut-il améliorer la situation ?

Il y a chez certaines femmes et hommes politiques de gauche une  tendance à la dénonciation, au « discours mitrailleuse » et à la posture « donneur de leçons ». Mais pour l’instant, il est difficile de savoir comment les choses peuvent évoluer. Le débat public s’est considérablement dégradé. Mais ce n’est pas seulement de la faute de la gauche : sur la question de l’identité nationale, la création du fameux ministère a été une erreur, une faute, le discours de Grenoble aussi…

Ou François Hollande s’affirme comme président de la République et donc se place au dessus du Parti socialiste, de ses courants, et de la gauche et alors on verra ce qui se passe.  Ce que j’espère, c’est qu’on pourra revenir à un débat où l’on pourra discuter sereinement de questions comme celles de la laïcité, de l’islam et des religions, de l’immigration, du protectionnisme, de la spécificité de héritage européen…, sans être immédiatement accusé d’être nationaliste, xénophobe, chauvin, ringard  ou autres mots marqueurs qui servent de repoussoirs en évacuant les questions de fond.

Si c’est une posture naturelle pour certains, comment François Hollande pourrait-il la rompre ?

À lui de trancher la question en toute autonomie en sachant que dans sa fonction, il ne représente pas un clan ou telle ou telle catégorie, mais le pays tout entier, l’ensemble des citoyens. Une partie de la société vit, selon moi, dans un ethos dégradé.  Par ethos, j’entends un arrière fond composé de valeurs, de représentations, de comportements qui imprègnent plus ou moins consciemment la société. Aujourd’hui, l’expression de la subjectivité débridée, la  dénonciation victimaire avec une logique de recherche de boucs émissaires et de plainte en justice se sont répandues dans la société.  Si bien qu’une suspicion généralisée s’est répandue dans les rapports sociaux. Ce climat n’est pas sain pour la démocratie. Des politiques surfent sur ethos dégradé pour essayer d’en tirer quelques profits électoraux. C’est ainsi que la politique et le débat public se dégradent. Ce dont nous avons  besoin c’est d’une politique et d’une citoyenneté éclairées contre la confusion et les démagogies d’où qu’elles viennent.

Propos recueillis par Morgan Bourven

 

Jean-Pierre Le Goff est philosophe, écrivain et sociologue. Il est l'auteur notamment de La Gauche à l'épreuve 1968-2011(éditions Perrin). Il préside le club Politique Autrement qui explore les conditions d'un renouveau de la démocratie dans les sociétés développées.