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29.03.2014

TARTUFFE : UNE TRIPLE IMPOSTURE

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            Sur le Théâtre du blog, un article critique de Philippe du Vignal, assez détaillé, remet à sa place le billet extasié de Mme Héliot : là où celle-ci prétend qu’on « ne joue que le texte, strictement le texte », auquel le metteur en scène « se tient scrupuleusement », celui-là remarque qu’il y a plusieurs coupes, notamment à l’acte V. Là où celle-ci entend que « tout sonne juste » parce que vers et rimes sont « suivis avec rigueur », celui-là trouve que les « alexandrins n’ont pas toujours, et de loin, les six pieds requis[1] », que la diction des acteurs « est si médiocre qu’il faut toujours tendre l’oreille » et que l’acteur principal « ne dit pas non plus très bien son texte ». Là où celle-ci admire la « scénographie forte et harmonieuse de Richard Peduzzi [qui] installe immédiatement une atmosphère et correspond parfaitement à l'esprit de Tartuffe », celui-là voit un décor peu efficace, un mobilier dépareillé, « un mélange de réalisme et de symbolisme que l’on n’arrive pas à bien appréhender ».
            Ces divergences d’appréciation sont peut-être à mettre au compte de la subjectivité de tout spectateur. Passons. Ce qui en revanche est objectivement constatable, c’est que Luc Bondy a choisi une mise en scène résolument moderniste, qui transpose la pièce dans un décor actuel, n’hésitant même pas à montrer un téléphone sur la scène. tartuffe,molière,le figaro,armelle héliot,odéon,luc bondy,théâtre du blog,philippe du vignal,richard peduzzi,théâtre,racine,corneille,shakespeare,marivaux,alfredo arias,micha lescot,orgon,rené pommier,charles mauron,robert georgin,dom juan,le misanthrope,arnolphe,jules lemaitre,louis jouvet,albert thibaudet,comédie,eugénie grandet,avarice,pierre brunet,hypocrisie,harpagon,l'avare,l'école des femmes,montherlant,métrique,patrice pavis,wolfgang priklopil,natascha kampusch,le jeu de l'amour et du hasard,orson welles,balzac,roger planchon,jim morrison,antigone,adaptation,trahison
            J’avoue qu’il y a là pour moi une énigme profonde, que son extrême récurrence ne parvient pas à me rendre familière ni compréhensible. Vouloir « revisiter », transposer, adapter, actualiser les classiques est une démarche naturelle, légitime, saine, louable. Mais alors il faut le faire franchement et modifier le texte ! Les metteurs en scène de théâtre contemporain sont à la fois d’une insupportable prétention : ils se prennent pour des créateurs, ils ambitionnent d'inventer des choses nouvelles ; – et d’une lamentable lâcheté : ils n’osent pas transformer la matière sur laquelle ils travaillent. La plupart du temps, leur audace vis-à-vis du texte ne va pas plus loin que quelques coupes, assorties au grand maximum d’une ou deux phrases de raccord quand la suppression est trop sensible. Et pourtant ils ont à faire à des textes depuis longtemps dans le domaine public, donc qui appartiennent à tous : pas de scrupules à avoir ! Pourquoi n’osent-ils pas aller au bout de leur démarche en adaptant les pièces du répertoire ? Il est inepte de mettre un personnage louis-quatorzien, qui s’exprime en alexandrins moliéresques, dans un costume des années 2000, un téléphone dans la main. Qu’attendent les spectateurs, hébétés par un demi-siècle de terrorisme intellectuel, pour refuser massivement cette offense au bon sens le plus élémentaire ? Comment peut-on payer pour subir une pareille sottise, comment peut-on ne pas hurler que le roi est nu et quitter tapageusement la salle ? Racine n’a pas eu l’idée saugrenue de faire jouer à sa façon l’Andromaque, l’Iphigénie ou l’Hippolyte d’Euripide : il a entièrement réécrit ces histoires pour en faire des pièces nouvelles, des tragédies raciniennes dont les personnages s’expriment selon les codes poétiques de la France du Grand siècle. Quand Anouilh a voulu montrer l’actualité du mythe d’Antigone, il n’a pas affublé les personnages de Sophocle, si indissociables de leur contexte culturel et religieux, de complets-vestons : il a fait son propre texte, dans lequel les frères d’Antigone fument des cigarettes et sortent en boîte de nuit, seul moyen d’établir une homogénéité naturelle entre les paroles et les manières. Aujourd’hui Éric-Emmanuel Schmitt ne prête pas au Don Juan de Molière la découverte du véritable amour par le biais d'une attirance homosexuelle qu’il n’a jamais eue : il écrit La Nuit de Valognes. Mais nos metteurs en scène n’ont pas ce courage ni ce talent : il leur faut donc saccager le texte des autres en les enfermant dans des cadres qu’ils refusent de la première à la dernière ligne. À défaut de créer des œuvres originales, au moins pourraient-ils amender le texte classique, en en modernisant le vocabulaire et la syntaxe, en en supprimant toutes les allusions liées à un contexte caduc, en y rajoutant des répliques adaptées à leur dessein. Mais non, ils sont incapables de cette initiative : ils prétendent « respecter » le texte alors qu’ils le trahissent en lui faisant dire tout autre chose que ce qu’il veut dire, et ce faisant ils ne respectent ni l’histoire, ni les personnages, ni les spectateurs. Il est vrai que ceux-ci, souvent, en redemandent. Quoi de plus comique que ces jobards qui se pâment d’admiration devant un spectacle aberrant, où la parole des personnages jure d’un bout à l’autre avec leurs habits, leurs gestes, leur environnement, quand ce ne sont pas certaines de leurs répliques qui contredisent directement leurs actions ? À quoi peut rimer, sinon à une monstrueuse dissonance, de faire jouer l’Horace de Corneille dans la guerre d’Algérie, ou un Macbeth vaudou par des nègres d’Haïti, ou Richard II dans des costumes de samouraïs japonais, ou le Dom Juan de Molière dans les années 1960, à chaque fois sans changer un nom propre ni une tournure de phrase ancrée dans une autre histoire ? Si on veut nous donner à voir et entendre l’histoire d’Horace dans la guerre d’Algérie, ou le personnage de Don Juan dans les années 60, après tout pourquoi pas, mais alors transposons véritablement, réécrivons le texte, éliminons tout ce qui ne colle plus ! – Comment ne pas se tordre de rire devant un officier de l’O.A.S. qui débite des tirades d’alexandrins commençant par : « Loin de trembler pour Albe il vous faut plaindre Rome, / Voyant ceux qu’elle oublie et les trois qu’elle nomme », ou devant une réincarnation de Jim Morrison qui s’excuse ainsi, entre deux bières et un rail de cocaïne, encore vêtu d’un blouson de cuir qu’il abandonnera bientôt pour jouer torse nu de la guitare électrique ? : « J’ai fait réflexion que, pour vous épouser, je vous ai dérobée à la clôture d’un convent, que vous avez rompu des vœux qui vous engageaient autre part, et que le Ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir m’a pris, et j’ai craint le courroux céleste ». Et je préfère ne pas insister sur l’inévitable mode droidlomiste consistant à faire jouer par des acteurs arabes ou nègres les personnages trop blancs de Schiller, de Tchekhov, de Strindberg ou de Brecht[2].
 
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            Au cas où l’on hésiterait encore à admettre le caractère répugnant de Tartuffe, il faut lire l’étude du truculent René Pommier, cet inlassable dégonfleur de baudruches intellectuelles : « Un séducteur longtemps méconnu : Tartuffe ? », dans  Études sur le Tartuffe, SEDES, 1994 (réédité par Eurédit, 2005), également disponible sur son site, – comme la majeure partie de sa production, dont nous ne saurions faire l’économie pour nous remettre en face des trous nos yeux déplacés par les allumés de la critique moderne. Dans cet article aussi convaincant que savoureux (comme presque tous ses autres), René Pommier fait définitivement litière de la thèse insensée du Tartuffe jeune et séduisant, en s’attaquant avec sa virulence coutumière à ses principaux défenseurs, Charles Mauron (l’inventeur de la psychocritique) et Robert Georgin (un obscur littérologue lacanien).
 
            René Pommier a malheureusement un grand tort, celui d’être un immense admirateur de Molière, un des auteurs les plus surfaits de notre littérature. Obnubilé par sa croisade contre la jobardise des critiques et des théâtreux du vingtième siècle, il dépense tant d’énergie à démolir leurs élucubrations et pourfendre leurs prétentieux délires, qu’il en oublie de s’interroger sur les raisons de leur aveuglement. En somme, pour lui, Molière est un génie, donc tous ceux qui l’ont mal compris sont des imbéciles. Il suffirait de balayer leurs inventions « absurdes et extravagantes » et de revenir strictement au texte, pour retrouver le plaisir ineffable et inépuisable que ses chefs-d’œuvre ont à nous offrir. Mais si c’était le postulat de départ qui était erroné ? Et si Molière n’était qu’un grossier amuseur de foules, dont les pièces écrites à la hâte étaient mal conçues, futiles, incohérentes, pas vraiment drôles et pour tout dire ratées ? (j’excepte Dom Juan, ce mystérieux aérolithe, et dans une moindre mesure Le Misanthrope).
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            Mais René Pommier a l’honnêteté de reconnaître qu’avant les modernes crétins savants que sont Mauron et Georgin, des critiques de la vieille école, autrement plus fins et intelligents, comme Jules Lemaître et Albert Thibaudet, ainsi que Francisque Sarcey et Louis Jouvet, s’étaient déjà mis en tête que Tartuffe ne fût pas une ordure risible et méprisable, mais au contraire « un homme du monde et qui peut plaire » (Sarcey), « un scélérat si élégant d'une pâleur si distinguée » (Lemaitre), « un garçon charmant, inquiétant, très intelligent » (Jouvet). Pourquoi ce contresens récurrent, alors, pourquoi cette interprétation fautive que reprennent inlassablement les metteurs en scène contemporains ? Eh bien, c’est tout simplement que c’est la seule manière de rendre l’œuvre un tant soit peu intéressante ! Si Tartuffe est un enfoiré ostensible, la pièce est très pauvre : le spectateur enrage de voir Orgon se laisser duper aussi facilement, mais il sait que la situation est tellement invraisemblable qu’un aussi invraisemblable deus ex machina ne pourra manquer de remettre les choses en place à la fin. La leçon morale qu’il tire du spectacle est misérable : il faut se fier aux apparences et aux idées communes ; voire inexistante : comme pas une seconde il ne s’est identifié à Orgon, sot intégral plus détestable encore que Tartuffe, le spectateur n’a aucune raison de se sentir concerné par sa mésaventure, ni de redouter de subir les mêmes déboires en commettant les mêmes erreurs que lui. Au mieux, la bêtise d’Orgon le fait rire d’un rire facile et superficiel, celui que déclenche un fat qui se prend les pieds dans le tapis. Il quittera le théâtre en pensant n’avoir assisté qu’à une parenthèse de bouffonnerie, sans rapport avec le monde réel. – En revanche, si Tartuffe est un séducteur fourbe et habile, la pièce prend une toute autre dimension : le spectateur comprend la crédulité d’Orgon, il se sent de l’empathie pour lui, il éprouve une inquiétude grandissante en voyant Tartuffe se rendre maître de la maison. Il assiste non pas à une guignolade puérile, mais à une édifiante illustration de la façon dont les escrocs réussissent leur escroquerie, ce qui est autrement plus instructif que de les voir échouer. Le dénouement lui apparaît pour ce qu’il est : un coup de baguette magique imposé par les règles du genre et de l’époque, un artifice de pure convention qui ne résout aucun des problèmes posés. Mieux encore : si Tartuffe devient réellement séduisant, si le spectateur ne se contente pas d’accepter qu’Orgon soit séduit mais en vient à se laisser séduire lui-même, là on touche au chef-d’œuvre. Une œuvre profonde est une œuvre ambivalente, qui ne se laisse pas enfermer dans une interprétation simpliste : c’est ce que Molière a entrevu dans L’École des femmes[3], c’est ce qu’il a atteint dans Le Misanthrope et Le Festin de pierre, où Alceste et Don Juan appellent à la fois le rejet et l’identification. Avec un Tartuffe diaboliquement manipulateur, « pervers narcissique » selon un concept à la mode, le spectateur se sentirait vraiment déstabilisé et la pièce pourrait remuer des fibres très secrètes en lui. Brouiller les frontières des normes morales reçues, rendre sensible l’humanité des monstres (et l’inhumanité des gens bien), lancer un défi insoluble à notre jugement, nous faire glisser insensiblement de l’autre côté du miroir, c’est le grand art. Malheureusement on en est très loin, car Molière est passé à côté de son sujet : le metteur en scène de Tartuffe en est réduit soit à suivre le texte et ne proposer qu’une farce sans conséquence, soit à traiter le bon sujet mais en violant le texte d’une façon insupportable pour quiconque sait l’entendre (il est vrai que cette aptitude élémentaire semble de plus en plus rare). 

            C’est peut-être aussi que le sujet que Molière a voulu traiter : faire rire d’un imposteur au théâtre, était tout simplement un dessein absurde. René Pommier cite une excellente remarque d’un éditeur de Tartuffe, Pierre Brunet : « Si l'hypocrisie est une distorsion entre la réalité et l'apparence, entre l'être et le paraître, comment pourrait-elle être sensible chez le personnage de théâtre dont l'être est précisément un paraître ? Il est inévitable qu'elle s'exprime dans le comportement même, qu'elle se trahisse. Si Tartuffe n'était pas si maladroit, s'il jouait mieux la comédie, s'il ne se trahissait pas (devant Elmire, ou devant le roi), si la contradiction existait seulement entre son comportement et son être profond, et non pas à l'intérieur même de son comportement, son hypocrisie serait à coup sûr plus inquiétante, mais elle perdrait toute réalité scénique » (Tartuffe, Classiques du théâtre, Hachette, 1967, p. 183). Autrement dit l’hypocrisie n’est pas un sujet pour le théâtre, cet art comportementaliste qui peine à laisser entrevoir l’intériorité des êtres. Plus on y montre l’hypocrisie et plus elle s’y affaiblit.
            Ce ne serait pas la seule fois que Molière, cet auteur médiocre (dont des demi-savants veulent attribuer les navets au grand Corneille !), est passé à côté de son sujet. Relisez L’Avare, farce idiote pour les enfants ou la plèbe inculte : qui peut voir dans Harpagon, caricature grossière qui est à l’avare ce que les Dupond-Dupont sont aux policiers, une figure crédible de l’avarice, observée d’après nature, retrouvable dans son entourage, et susceptible de servir de contre-exemple personnel, selon le dessein d’amélioration morale auquel prétend la comédie classique (« castigat ridendo mores ») ? Le type littéraire de l’avare, à la fois hyperbolique et vraisemblable, à la fois reconnaissable et terrifiant, c’est chez Balzac qu’il faut aller le chercher : ce n’est pas Harpagon, ce pantin, c’est le père Grandet, ce colosse.

 
            Montherlant observait que bien des prétendus chefs-d’œuvre ne continuent à passer pour tels que parce qu’on n’ose plus les lire sans préjugés favorables. Quand regardera-t-on librement les pièces de Molière, quand avouera-t-on qu'elles ne nous font ni rire ni réfléchir et qu'elles sont, pour les neuf dixièmes d'entre elles, des navets sans intérêt ? Tartuffe n’est pas seulement l’histoire d’un imposteur : c’est aussi une cible privilégiée pour l’imposture des metteurs en scène contemporains, et c’est encore l’imposture d’un faux chef-d’œuvre, sans profondeur, sans ambiguïté, sans vertige. Une triple imposture.



[1] Curieuse conception de la métrique française. Je présume que ce « six » n’est pas une erreur pour « douze », et que l’auteur a voulu montrer par là qu’il sait très bien ce qu’est un pied, à savoir autre chose qu’une syllabe, contrairement à l’usage courant et fautif du terme. Mais on pourrait lui rétorquer que, dans la poésie latine, si le trochée et le spondée ont bien deux syllabes, le dactyle en a trois (aussi l’hexamètre dactylique peut-il compter jusqu’à dix-sept syllabes). Mais surtout, la métrique française n’est pas la métrique latine, et (à l’exception de quelques vaines tentatives du XVIe siècle) il n’a jamais été requis que l’alexandrin dût compter « six pieds », la notion de pied étant absurde en français, puisque cette langue ne distingue pas les syllabes longues des syllabes courtes.

[2] Comme je ne suis pas totalement borné, je veux bien admettre certaines tentatives de décalage volontaire. Par exemple, Alfredo Arias a monté à Aubervilliers en 1987 un Jeu de l’amour et du hasard dans lequel les personnages sont affublés de masques de singes et miment des attitudes simiesques. On en verra un bref aperçu dans les archives de l’INA. On est aux antipodes du Marivaux que j’aime, si humain, et il faudrait me payer pour me faire assister à un spectacle pareil. Toutefois je reconnais qu’il n’est pas foncièrement absurde : je ne suis pas sans savoir qu’aucun auteur de notre répertoire n’a été plus que Marivaux influencé par la commedia dell’arte : je suis conscient que même dans Le Jeu, dont les personnages ne sont pas ancrés dans une situation historique spécifique, les lazzi et les cabrioles d’Arlequin tirent le marivaudage du côté de la féerie bouffonne et l’éloignent du drame bourgeois réaliste. (Et justement, un critique marxiste comme Patrice Pavis a pu critiquer cette vision anti-historique et esthétisante, qui paradoxalement revient au Marivaux originel, « mythologise le texte classique » et tourne le dos à la lutte des classes qui lui est chère). D’autre part, la transposition est acceptable par son excès même : Arias ne place pas Dorante et Silvia dans l’Égypte de Ramsès II ou dans la Chine de Mao, contextes étrangers mais réels, dans lesquels ils sonneraient insupportablement faux : il les place dans un univers complètement imaginaire qui n’a jamais existé ailleurs que sur sa scène. Les transformer en singes, ce n’est pas moderniser un texte qui n’en peut mais, c’est tenter une expérience ; ce n’est pas imposer une fausse familiarité à l’œuvre, mais au contraire essayer de la plonger dans un bain d’étrangeté. La distorsion est si violente que le metteur en scène mérite alors d’être considéré comme un créateur plutôt que comme un violeur, même s’il n’a pas assumé son entreprise jusqu’à retoucher le texte. Il y aurait moins de trahison à transposer Bérénice chez les Martiens que dans le Bronx ou le Montfermeil d’aujourd’hui.

[3] Arnolphe reste trop détestable pour qu’on puisse compatir à sa douleur, malgré les efforts des metteurs en scène modernes qui font de L’École des femmes une tragédie lourde et verbeuse. Quel écrivain reprendra l’œuvre à zéro en nous faisant plaindre l’humanité déchirante de l’Arnolphe contemporain, j’ai nommé Wolfgang Priklopil, l’Autrichien tortionnaire qui séquestra pendant huit ans et demi la petite Natascha Kampusch ?