CITATIONS CHOISIES DE GABRIEL MATZNEFF
22.08.2014
L’œuvre de Gabriel Matzneff (1936- ) me paraît présenter une homogénéité foncière, quels que soient les genres dans lesquels elle s’exprime : journal, romans, essais, chroniques. Dailleurs, il ne fait que broder autour de quelques thèmes, et on retrouve toujours les mêmes références, les mêmes idées, voire les mêmes phrases, d’un livre à l’autre[1]. C’est pourquoi j’ai préféré classer ces citations en six grands thèmes, plutôt que selon le genre des livres dans lesquels elles figurent, contrairement à ce que j’ai fait le plus souvent pour les autres auteurs dont je recueille les meilleures pensées.
Il s’agit là d’un premier choix qui est bien sûr appelé à être largement complété dans les années à venir.
Les six grands thèmes sont : Être soi Philosophie et religion L'âme humaine L'amour et les femmes Le monde et la société Langue et littérature
. Tout adolescent, à moins d’être une nouille ou un arriviste, se sent en marge de la société des adultes, il refuse d’y entrer, il répugne à prendre un état. […] Seulement, il ne suffit pas d’être rebelle à seize ans : il s’agit de s’y opiniâtrer dans l’âge adulte, et ça, c’est une autre paire de manches. / Durant l’adolescence, la singularité est le lot d’un grand nombre ; dans l’âge mûr, elle ne peut être le privilège (ou la malédiction) que de quelques-uns. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, préface, La Table ronde, 1976, p. 8).
. Mieux vaut périr en restant soi-même que prospérer en se reniant et en devenant semblable à ceux que l’on méprise. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1954, La Table ronde, 1976, p. 25).
. Voir des imbéciles défendre les mêmes idées que vous, quelle épreuve ! (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1956, La Table ronde, 1976, p. 41).
. Si je ne peux pas vivre la vie qui me plaît, je cesserai de vivre [2]. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1956, La Table ronde, 1976, p. 42).
. La supériorité, quel cancer ! La différence, quelle malédiction ! comme tout serait plus simple, si j’étais un médiocre ! comme tout serait plus facile, si j’étais pareil aux autres ! (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1956, La Table ronde, 1976, p. 55).
. Une nature aristocratique se reconnaît à son aptitude au loisir, à son aptitude à l’ennui. Le besoin perpétuel d’une distraction est la marque d’une âme plébéienne. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1957, La Table ronde, 1956, p. 62).
. À pactiser avec les gens qu’on méprise, on en vient à se mépriser soi-même. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1958, La Table ronde, 1976, p. 81).
. Je me les roule vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais quand je vois, un mardi matin, que je ne suis pas seul à la piscine, que d’autres se dorent au soleil, j’ai un sursaut d’indignation. Qui sont ces feignants ? Pourquoi ne travaillent-ils pas ? Dès que nous partageons un privilège, il s’affadit. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1958, La Table ronde, 1976, p. 90).
. Je ne suis vraiment heureux que seul. Dès qu’il me faut retrouver des humains, même si ce sont des amis, quelque chose se crispe en moi. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1958, La Table ronde, 1976, p. 93).
. Les gens haïssent la singularité et ne nous tolèrent que si nous feignons d’avoir les mêmes ambitions, les mêmes goûts, les mêmes bonheurs qu’eux. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1958, La Table ronde, 1976, p. 96).
. Ce que je demande à mes auteurs favoris, c’est de me justifier à mes propres yeux, c’est de me dire que j’ai raison d’être celui que je suis. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1958, La Table ronde, 1976, p. 97).
. La liberté et l’égalité, non seulement ne s’accordent pas, mais s’opposent résolument. / En fait, seule la liberté compte. L’égalité, ce n’est pas important. Un homme intelligent n’a pas à souffrir de constater qu’il existe des gens plus beaux, plus riches ou plus heureux que lui. L’essentiel, c’est ce que l’on est soi. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1958, La Table ronde, 1976, p. 109).
. Ce sont nos défauts qui nous poussent dans la société, et nos qualités qui nous perdent [3]. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, préface, Stock, 1977, p. 12).
. Un écrivain est une bizarrerie de la nature, qui ne peut être mesuré à la même aune que les autres hommes. Nous avons nos lois propres, et notre morale, et notre raison. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 2. « La femme », Stock, 1977, p. 76).
. Par-delà l’œuvre commune, la libération de l’individu reste une aventure personnelle, et solitaire. Mon bonheur, ce n’est que dans mon propre cœur que je puis le trouver. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 5. « L’enfant », Stock, 1977, p. 125).
. Être rebelle à seize ans, c'est la banalité : chaque adolescent(e) un peu sensible l'est. Ce qui en revanche est difficile, et rare, c'est de l'être encore dans l'âge adulte. La société n'a pas besoin d'originaux, elle a besoin de citoyens dociles, et son filet est si sûrement lancé que rarissimes sont ceux/celles qui passent au travers des mailles. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, Conclusion, Stock, 1977, p. 156-157).
. Les hommes ordinaires s'outrecuident, lorsqu'ils prétendent à un style de vie d'hommes supérieurs. La marginalité ne peut être le lot que d'une poignée d'élus. Des élus qui sont également des damnés. […] La différence et la supériorité conjuguées se payent cher, très cher, et il serait léger de le nier. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, Conclusion, Stock, 1977, p. 157-158).
. Les hommes, qui ne veulent pas la liberté mais l'égalité, ne détestent en effet rien tant que la supériorité. Que dis-je, la supériorité ! La seule altérité leur est odieuse. Être différent, c'est être coupable [4]. (Gabriel Matzneff, Le Défi, « Le défi », La Table ronde, 1977, p. 139).
. Un franc-tireur ne doit pas traîner sa différence comme un boulet, mais il doit la porter comme une couronne. (Gabriel Matzneff, Le Taureau de Phalaris, « Aristocratie », La Table ronde, 1987, p. 37).
. Ce sont les tempéraments pauvres qui affectent de ne rien devoir à personne ; une âme dionysiaque, elle, éprouve de la joie à saluer ses devanciers. […] La qualité d’un homme se mesure à sa faculté d’admiration et de nostalgie. (Gabriel Matzneff, Le Taureau de Phalaris, « Filiation », La Table ronde, 1987, p. 127).
. Un esprit libre s'attire nécessairement l'hostilité des plus médiocres d'entre ses contemporains. Il doit néanmoins tenir bon, et demeurer véridique, donc naturel. Il ne doit pas avoir peur de ses singularités, de ses passions, de ce qui fait de lui un suspect. Il doit oser être supérieur à l'approbation. Certes, celà peut se terminer par la prison, l'asile ou la balle dans la tête. Mais comme, de toute manière, il lui faudra mourir un jour, il aurait bien tort, aussi longtemps qu'il est en vie, de ne pas vivre la vie qu'il a envie de vivre, de ne pas aimer les êtres qu'il a envie d'aimer, de ne pas écrire les livres qu'il a envie d'écrire. Sur tous ces points, et quels que soient les obstacles qu'il ait à surmonter, un libre esprit doit être inflexible. (Gabriel Matzneff, Le Taureau de Phalaris, « Inflexible », La Table ronde, 1987, p. 155-156).
. Un adulte a la preuve de ce que la vie ne l'a pas trop durci, racorni, lorsqu'à l'évocation des maîtres qui illuminèrent son adolescence il ressent un trouble intact. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. I, Lattès, 1994, p. 17).
. [Dans mon adolescence et ma jeunesse], je n’avais pas une minute à perdre avec quelqu’un qui ne partageait pas ma passion de l’ancienne Rome. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. VI, Lattès, 1994, p. 77).
. Le scandale, c’est d’être soi. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. XIII, Lattès, 1994, p. 142).
. Ce qui importe, ce ne sont pas les aléas de l’existence, mais l’idée que nous avons de nous et de notre destin. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. XXIV, Lattès, 1994, p. 251).
. L’égoïsme est la vertu dont a le plus besoin un jeune homme à l’âme singulière, qui se sent un destin exceptionnel. Se libérer de la chaîne des faux devoirs avec laquelle la société prétend nous assujettir exige beaucoup d’indifférence à l’opinion publique. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. XXI, Lattès, 1994, p. 224-225).
. Scandaliser les imbéciles est toujours une joie pour un homme d'esprit. (Gabriel Matzneff, interviou par Christian Authier sur le site internet L’opinion indépendante, 31 décembre 2000).
. Les quatre colonnes du temple : le scepticisme de Pyrrhon, l’hédonisme d’Aristippe, l’athéisme de Lucrèce, le stoïcisme de Sénèque. Avec de semblables fondements, on est armé pour la vie – et pour la mort. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1956, La Table ronde, 1976, p. 47).
. N’en déplaise aux platoniciens de la Renaissance, je ne crois pas à la conformité du christianisme avec les sagesses d’Athènes et de Rome : il existe une opposition irréductible entre Dionysos et le Crucifié, et nous devons choisir entre une philosophie qui est affirmation du vouloir-vivre et une foi qui est négation de la vie, entre des doctrines qui tendent uniment à la possession de soi, à l’harmonie, au bonheur, et une mystique pleine de mépris pour la félicité terrestre et entièrement tournée vers la cité de Dieu, la vie future, l’au-delà. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1957, La Table ronde, 1976, p. 60).
. C’est parce que son enseignement était une perpétuelle atteinte à la sûreté de l’État que le Christ a été crucifié. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1957, La Table ronde, 1976, p. 62).
. L’intelligence tue l’action. / Le dernier stade du scepticisme : l’inertie contemplative. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1958, La Table ronde, 1976, p. 79).
. Ce n’est pas l’intolérance des païens qui a persécuté les chrétiens ; c’est l’intolérance des chrétiens qui a nécessité la répression païenne. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1958, La Table ronde, 1976, p. 91).
. L’optimisme : imbécile, criminel, obscène. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1959, La Table ronde, 1976, p. 117).
. L’exaspérant optimisme du vieux Testament. « Dieu vit que les choses étaient bonnes ». Dieu n’est pas difficile. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1962, La Table ronde, 1976, p. 228).
. Cette race bénie des sceptiques, qui ne croient ni au progrès, ni à l’action, ni au sens de l’histoire, ni à aucune des chimères dont s’enivrent nos contemporains. (Gabriel Matzneff, L’Archange aux pieds fourchus. Journal 1963-1964, 1er janvier 1963, La Table ronde, 1983, p. 15).
. Si nous sommes lucides, nous devons, dans le moment où nous affirmons la justesse de tel point de vue, nous dire intérieurement que le contraire est vrai, lui aussi. (Gabriel Matzneff, L’Archange aux pieds fourchus. Journal 1963-1964, 26 février 1963, La Table ronde, 1983, p. 27).
. L'Évangile, cette bombe que la médiocrité des gens d'Église s'emploie persévéramment à désamorcer. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 5. « L’enfant », Stock, 1977, p. 135).
. Face à l’ordre établi qu’incarnaient Pilate et Caïphe, un ordre de plomb, le Christ aura été le séditieux, le réfractaire, le schismatique absolu : le prophète des plus subversives contradictions. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, Conclusion, Stock, 1977, p. 160).
. S’enthousiasmer, militer, se battre pour une cause, c’est très bien : vive d’Artagnan arrachant des griffes de Milady les ferrets de la reine ! À condition que ce soit pour le plaisir, pour l’honneur, et non par foi en l’avenir ou certitude de détenir la vérité. Un esprit libre a toujours un pied dans le camp d’en face. Les mousquetaires ont raison, mais le cardinal de Richelieu a raison, lui aussi. (Gabriel Matzneff, Le Taureau de Phalaris, « Avenir », La Table ronde, 1987, p. 44).
. Les chrétiens abusent du mot espérance, comme ils abusent du mot amour. Ils oublient que ces deux vertus théologales ne peuvent être acquises qu'au prix d'un combat ascétique et d'une victoire sur soi-même. Ils semblent croire qu'il suffit de mettre une majuscule au mot Verbe pour transmuter un concept en une réalité. Ils confondent la vie avec le bruit. (Gabriel Matzneff, Le Taureau de Phalaris, « Hérésiarque », La Table ronde, 1987, p. 135).
. La résurrection est une victoire dans l'eschatologie, mais sur terre le christianisme est une religion de l'échec. Notre royaume n'est pas de ce monde, et tout lecteur attentif des pères du désert sait qu'un chrétien ne réussit sa vie que dans la mesure où il la rate : notre suprême théophanie, c'est la croix. (Gabriel Matzneff, Le Taureau de Phalaris, « Islam (1) », La Table ronde, 1987, p. 159).
. De tous les péchés, le seul irrémissible est […] l’oubli. Dieu peut tout pour celui qui garde tel un douloureux viatique la mémoire de ses fautes ; il ne peut rien pour celui que ne tenaillent pas le remords et la nostalgie. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. VII, Lattès, 1994, p. 91-92).
. Nil : « Tout est temporaire. Ce n’est pas le oui vécu dans l’instant qui est illusoire, mais la foi en l’avenir. Il n’y a pas d’éternité ; il n’y a que des fragments d’éternité. Nos baisers, nos caresses, […] voilà une réalité dont personne ne peut nous déposséder. C’est votre éternité qui n’est qu’un songe. » (Gabriel Matzneff, Ivre du vin perdu, chap. 15, La Table ronde, 1981, p. 253-254).
. Les tragédies me trouvent calme, mais les petites corvées m’accablent. Ainsi, aller chez son tailleur pour un essayage, quel chemin de croix ! (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1956, La Table ronde, 1976, p. 53).
. Il y a une volupté exquise à vivre dans un monde qui se décompose, dans un monde qui se meurt… (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1958, La Table ronde, 1976, p. 78).
. Quoique j’en aie, il me faut admettre que le suicide est la solution de la facilité. Vivre est plus difficile que mourir, ne serait-ce que parce que ça dure plus longtemps. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1958, La Table ronde, 1976, p. 96).
. Le suicide et la révolution sont deux actes de même nature : ici on supprime les autres, là c’est soi qu’on supprime. / Le suicide est une révolution manquée. On ne se tue que par impuissance à tuer les autres. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1959, La Table ronde, 1976, p. 126).
. Se tuer est une démission, un constat d’échec. On ne se fait sauter la cervelle que par impuissance à faire sauter le monde. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1959, La Table ronde, 1976, p. 129).
. Le service militaire sera assurément une épreuve pénible ; mais puisqu’il est nécessaire, je dois tâcher de l’utiliser au mieux : le considérer comme une ascèse qui peut se révéler féconde, et aussi comme une occasion de mieux connaître le peuple, l’âme humaine. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1959, La Table ronde, 1976, p. 131).
. On peut oublier, ne fût-ce qu’une heure, un chagrin d’amour ; mais rien ne peut nous distraire, ne serait-ce qu’une minute, d’une rage de dents ou d’une crise de gravelle. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1959, La Table ronde, 1976, p. 132).
. Pourquoi les hommes ont-ils fait des péchés des deux états les plus divins et les plus innocents qui soient : le plaisir sexuel et l’oisiveté ? Parce que les hommes n’aiment pas le bonheur. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1961, La Table ronde, 1976, p. 198).
. Toutes les façons de mourir sont bonnes, mais non toutes celles de vivre. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1961, La Table ronde, 1976, p. 222).
. Les blessures de l’amour-propre sont celles qu’un homme est le moins disposé à pardonner. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1962, La Table ronde, 1976, p. 234).
. Saint Isaac le Syrien écrit que la connaissance de soi est la plénitude de la science. Oui, mais cette plénitude est un inaccessible Graal, et si un artiste ne dit jamais tout de soi dans son œuvre, la première raison en est qu’il est loin de tout savoir. Nos illusions et nos passions sont des flammes dont la fumée ne cesse de nous aveugler. Demain, je serai mort, et j’aurai passé ma vie à me tromper, sur moi, sur les autres, sur le monde. (Gabriel Matzneff, L’Archange aux pieds fourchus. Journal 1963-1964, préface, La Table ronde, 1983, p. 7-8).
. Dans le même temps que Nietzsche écrivait son Hymne à la vie, il envoyait à Lou Salomé des billets du genre : « Terrible accès. Je méprise la vie ». Dans l’un et l’autre cas, il était véridique.[5] (Gabriel Matzneff, L’Archange aux pieds fourchus. Journal 1963-1964, 26 février 1963, La Table ronde, 1983, p. 28).
. On méprise les hommes, mais on souhaite rester dans leur mémoire. Quelle inconséquence ! (Gabriel Matzneff, L’Archange aux pieds fourchus. Journal 1963-1964, 17 mars 1963, La Table ronde, 1983, p. 32).
. Nous nous agitons comme si la vie avait un sens, et nous nous passionnons pour des causes dont, dans nos moments de lucidité, nous devons convenir que nous nous fichons éperdument. (Gabriel Matzneff, L’Archange aux pieds fourchus. Journal 1963-1964, 22 mars 1963, La Table ronde, 1983, p. 33).
. Un homme appartient toujours à son époque, ne serait-ce que par le soin qu’il met à s’en préserver. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 5. « L’enfant », Stock, 1977, p. 124).
. Un médiocre, ne concevant pas autre chose que la médiocrité, rapporte tout à elle. D’instinct, il hait la noblesse, la générosité, la poésie. Il s’acharne à salir ce qui lui est supérieur, ou à le moquer. Mais quand il prête à autrui des sentiments bas, c’est sa propre âme qu’il peint. Son fiel le trahit. (Gabriel Matzneff, Le Taureau de Phalaris, « Autoportrait », La Table ronde, 1987, p. 42).
. La guerre enseigne aux hommes la volupté de tuer et la volupté de mourir. (Gabriel Matzneff, Le Taureau de Phalaris, « Guerre », La Table ronde, 1987, p. 133).
. Comme si les hommes avaient besoin de nous connaître pour nous haïr. Il suffit pour celà qu'ils aient des raisons de nous jalouser. (Gabriel Matzneff, Le Taureau de Phalaris, « Jalousie (1) », La Table ronde, 1987, p. 161).
. Le suicide est l’acte aristocratique par excellence, parce qu’il est le privilège du sage. […] Seules les âmes nobles éclairés par la philosophie sont capables de juguler ce vulgaire élan vital et de faire le libre sacrifice de leur vie. L’homme ordinaire vit autant qu’il peut. L’homme supérieur, lui, vit autant qu’il doit [6]. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. IV, Lattès, 1994, p. 60).
. Pourquoi Apollon et Dionysos seraient-ils des dieux irréconciliables ? J’aime la mesure, mais j’aime aussi la démesure, et, entre l’apollinisme et le dionysisme, je refuse de choisir. Le sens de la fête suppose le sens de l’ascèse, car il n’y a pas de victoire sans lutte, ni de jouissance sans désir : seuls ceux qui ont traversé l’épreuve du jeûne savourent véritablement les joies du banquet. Il n’y a pas de résurrection sans tombeau. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. XXII, Lattès, 1994, p. 231).
. [Montherlant,] ce prétendu solitaire avait cette vertu rare que les spirituels chrétiens nomment « l’attention à l’autre ». La plupart des conversations ne sont que des monologues, car les gens suivent leur propre idée et n’écoutent pas. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. XXVIII, Lattès, 1994, p. 289).
. Pourquoi les filles les plus ravissantes sont-elles si souvent collées avec des types ignobles ? (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1958, La Table ronde, 1976, p. 92).
. Lorsqu’on est sur le point de quitter un être aimé, il peut être bon de se brouiller avec lui. La séparation en sera moins rude. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1960, La Table ronde, 1976, p. 161).
. L’amour est assurément la manière la moins vaine de passer le temps. Mais l’amour, quoi qu’on prétende, c’est toujours la même chose. Lampride a écrit qu’Héliogabale « ne vivait que pour imaginer des voluptés nouvelles »[7] : c’est sans doute pour quoi il est mort si jeune. Éros et Aphrodite n’avaient rien à lui offrir qu’il ne connût déjà. (Gabriel Matzneff, L’Archange aux pieds fourchus. Journal 1963-1964, 17 mars 1963, La Table ronde, 1983, p. 32).
. Un homme est dans la mort plus à son affaire qu’une femme. C’est lorsqu’un couple se décompose qu’on a la claire perception d’une vérité qui d’habitude demeure voilée et incertaine : l’homme aime la mort, et la femme aime la vie. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 2. « La femme », Stock, 1977, p. 56).
. Une femme qui cesse d’aimer un homme cesse vraiment de l’aimer. Elle « tourne la page », comme on dit. Elle lirait dans le journal que cet homme a été jeté en prison, ou qu’il est gravement malade, ou qu’il s’est tué en voiture, elle n’en serait ni bouleversée ni émue. / L’homme, lui, est plus sensible. Il ne cesse jamais complètement d’éprouver une sorte de mélancolie tendre à l’endroit des femmes qui ont traversé sa vie, du moins de celles qui y ont joué un rôle d’importance. / Pour la femme, seul compte ce qu’elle voit, et ce qu’elle touche ; aussi est-elle limpidement sincère lorsqu’elle explique à son dixième amant ou à son troisième mari qu’il est le premier homme qu’elle ait véritablement aimé. « Avant toi, il n’y avait rien », chantait Édith Piaf. Même limpidité dans la rupture : lorsqu’une femme abaisse le rideau de fer, c’est irrévocable, surtout si la cause en est un amour neuf, et nous pouvons bien hurler ou geindre de l’autre côté : il ne se relèvera pas. / L’homme, lui, vit davantage avec son passé. Il ne renie rien. Il se souvient. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 2. « La femme », Stock, 1977, p. 57-58).
. Si j’évoque cette capacité d’oubli qu’ont les femmes, mes amies m’accusent de misogynie. Cependant, c’est l’une d’elles qui, comme je l’interroge sur son ex-mari et son actuel amant, me répond avec une dureté tranquille : « Le présent gomme le passé ». Voilà une phrase proprement féminine. Je ne me figure pas un homme succombant à cette illusion d’autruche. L’homme sait que pour être tournées les pages n’en demeurent pas moins écrites. Nos actes nous suivent, et nos spectres nous visitent la nuit. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 2. « La femme », Stock, 1977, p. 59).
. Dans une société patriarcale, faite par les hommes et pour les hommes, la femme a dû, au cours des siècles, s’organiser pour survivre. D’où son génie de la dissimulation. La femme aime le mensonge comme la taupe aime la nuit. Le grand jour lui fait peur. Elle ressent comme un viol l’exigence masculine de clarté. / La bouée de sauvetage de l’homme, c’est l’égoïsme ; celle de la femme, le mensonge. La femme progresse dans la vie, la trahison en bandoulière, comme un mousquetaire son épée. / La femme n’est pas faite pour l’amour, mais pour la sécurité. La femme est opaque, et l’amour suppose la transparence absolue. La sécurité, elle, s’accommode bien des mensonges minuscules de la femme : ce sont eux qui la fondent. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 2. « La femme », Stock, 1977, p. 61-62).
. Un homme qui aime les femmes (même s’il n’aime pas qu’elles), les pratique, les connaît bien, est nécessairement misogyne. Un mâle philogyne est soit un niais, soit un type sans expérience, soit un maso, soit une victime de l’angélisme chrétien. (Étant entendu que pour moi la misogynie ne signifie nullement le dédain ou l’hostilité, mais la méfiance). (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 2. « La femme », Stock, 1977, p. 72-73).
. Inciter l’homme à s’abandonner à ses pulsions chaotiques est l’asservir, et non le libérer. Aussi, la libération sexuelle signifie-t-elle parfois la libération de l’esclavage du sexe. La libération n’est pas synonyme de la licence. Dans certains cas, c’est la continence qui exprime une libération sexuelle. […] Être incapable de constance est un signe de veulerie, de dissolution de la personne, et non de libération. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 5. « L’enfant », Stock, 1977, p. 123).
. Ce qui distingue l’amour de tout autre sentiment, c’est le besoin de la présence physique de l’autre. Si l’amitié est un sentiment calme, c’est parce qu’on peut ne pas voir un ami pendant six mois et, quand on le revoit, le retrouver comme si on l’avait quitté la veille. L’amitié ne vous remet pas en question, c’est un lien qui se tisse dans la confiance et la paix. L’amour, lui, est fondé sur ces deux colonnes d’Hercule que sont le désir et l’inquiétude. […] Le désir et l’inquiétude conjugués font de l’amour un sentiment exténuant, captivant et, lorsqu’on est une âme vulnérable, toujours douloureux. […] Aimer, c’est vivre dans la dépendance : l’amour est une drogue, comme l’alcool ou l’héroïne. (Gabriel Matzneff, Le Taureau de Phalaris, « Amour (4) », La Table ronde, 1987, p. 29).
. Une fille amoureuse accepte mal de n’occuper qu’une part de la vie de son amant : cette vie, elle voudrait l’emplir dans son entier. Elle croit de la sorte servir son amour, mais en réalité elle le gangrène, car un homme, pour passionné qu’il soit, ne supporte pas longtemps d’être envahi de la sorte. (Gabriel Matzneff, Le Taureau de Phalaris, « Cohabitation », La Table ronde, 1987, p. 61).
. Les femmes ne se satisfont jamais de ce qu’elles ont. More !, telle est leur devise. Elles tombent amoureuses, elles veulent être sautées ; vous les baisez, elles veulent cohabiter avec vous ; concubines, elles veulent que vous les épousiez ; mariées, elles veulent un enfant ; mères de famille, elles rêvent d’un amant. Le destin de la femme, c’est l’insatisfaction permanente. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. XXIV, Lattès, 1994, p. 253).
. Ce qui caractérise les femmes […], c’est leur extraordinaire aptitude à effacer, à gratter, à nier le passé ; l’aisance avec quoi, selon leur propre expression, elle « tournent la page » ; leur ignoble et fascinant pouvoir d’oubli. […] Une femme qui, ayant le sens de son destin, et donc l’amour de son passé (car l’identité, c’est la mémoire), ne renie et n’oublie rien, est l’exception, l’adorable exception. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. XXIV, Lattès, 1994, p. 253-254).
. Rodin : « Toutes les femmes sont artificieuses, et dissimulées. Elles varient peut-être dans leur façon de nous aimer ; elles se ressemblent dans leur manière de ne nous aimer plus. […] Une femme amoureuse est plus totale qu’un garçon dans le don de soi, mais une femme qui cesse d’aimer, son mari ou son amant, peu importe, est capable de la pire duplicité, des plus cyniques trahisons ; elle devient fourbe au suprême degré. Dans l’amour comme dans l’éloignement, l’homme reste lui-même : faible, égoïste et lâche. Une femme qui bascule de l’amour dans le désamour – et dans « bascule », il y a « cul », évidemment –, c’est la métamorphose. Aussi, les femmes sont-elles un sexe sur quoi il est hasardeux de fonder quelque espérance que ce soit. » (Gabriel Matzneff, Ivre du vin perdu, chap. 1, La Table ronde, 1981, p. 13).
. Les gens ne veulent pas être de loisir, ils veulent être distraits. Il faut voir leur désarroi dès qu’ils n’ont rien à faire, dès qu’ils sont réduits à eux-mêmes, c’est-à-dire à rien. La peur du vide sans doute. / La valeur d’un être humain se mesure à son amour de la solitude, et à sa capacité de demeurer dans l’oisiveté. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1956, La Table ronde, 1976, p. 49).
. Un imbécile à automobile et à radio portative peut à lui seul troubler la quiétude de milliers de gens. / Ces abrutis, ces loques, ces larves qui transportent leur bruit avec eux. / On ne fusille pas assez. Je réclame des pelotons d’exécution permanents. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1958, La Table ronde, 1976, p. 93).
. Les gens veulent des mots d’ordre. « Dites-nous ce que nous devons croire », telle est l’imploration qui s’élève de la foule. Le succès du christianisme, du marxisme, du nazisme n’a pas d’autre explication. / Penser par soi-même, pour la plupart des gens, quelle angoisse ! (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1959, La Table ronde, 1976, p. 118).
. Donnez la moindre parcelle d’autorité à un médiocre, il se transforme incontinent en tyranneau. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1960, La Table ronde, 1976, p. 163).
. Notre temps est, pour l’Occident, celui de la mauvaise conscience. La fierté des Européens se ratatine à proportion que s’enfle la superbe des Africains et des Asiatiques. De toutes les vertus que prône l’Évangile, l’humilité est celle dont la médiocrité occidentale s’accommode le mieux : c’est à qui se frappera la poitrine, se couvrira de boue et déféquera sur la place publique – ce qui explique pourquoi la littérature d’aujourdhui sent si mauvais. La seule joie qui reste à ces avortons est la joie de puer. (Gabriel Matzneff, L’Archange aux pieds fourchus. Journal 1963-1964, 16 janvier 1963, La Table ronde, 1983, p. 18-19).
. Il ne faut jamais, dans une société, sous-estimer l’influence qu’y exercent les imbéciles. (Gabriel Matzneff, L’Archange aux pieds fourchus. Journal 1963-1964, 16 janvier 1963, La Table ronde, 1983, p. 20).
. Avoir mauvaise conscience est pour l’Occident le moyen de s’en refaire une bonne. Au reste, ce ne sont que des simagrées. Le malheur du monde n’a jamais empêché nos bourgeois de dormir. (Gabriel Matzneff, L’Archange aux pieds fourchus. Journal 1963-1964, 24 janvier 1963, La Table ronde, 1983, p. 22).
. Un homme sensible, lorsqu’il se promène le soir dans ces quartiers de Paris (Saint-Germain, Pigalle) où se presse la foule grossière de ceux qui ont trop d’argent et la foule pitoyable de ceux qui se vendent parce qu’ils n’en ont pas assez, ne peut qu’être saisi par le désir de se tenir à l’écart d’une société où il se sent un étranger. Et il s’écrie : « Ah ! vivement l’Armée rouge ! Je serai fusillé, mais avant de mourir, j’aurai la satisfaction de voir balayer tout celà. » (Gabriel Matzneff, L’Archange aux pieds fourchus. Journal 1963-1964, 17 mars 1963, La Table ronde, 1983, p. 32).
. La gauche française, […] c'est Caroline chérie à perpétuité. Chaste et pourtant flétrie, toujours vierge quoique quotidiennement violée, elle ne cesse de perdre son pucelage et de garder ses illusions. (Gabriel Matzneff, « Les communistes et le royaume de Dieu », Combat, 2 novembre 1967 ; repris dans Le Sabre de Didi, La Table ronde, 1986, p. 137).
. Exposition Carpaccio au palais ducal. Le contraste existant entre la noblesse, la fierté et la beauté des visages des personnages de Carpaccio et la laideur veule de ceux de la plupart des touristes qui visitent l’exposition. / Nostalgie des temps où il y avait des paysans, des moines et des chevaliers. Dégoût d'une époque où il n'y a plus que des bourgeois. (Gabriel Matzneff, Le Défi, « Carnet vénitien », La Table ronde, 1977, p. 127).
. Tout ce que j’aime sera détruit, tout s’abîmera dans le néant. L’évolution des choses est sans remède, et je sais le dérisoire de mes nostalgies, et de mes espérances. Le monde va devenir chaque jour plus bête, plus laid et plus dur. Le décervelage des peuples par la télévision, le massacre de la nature par les industries […] sont des processus irréversibles, et qui ne trompent pas. L’avenir va être atroce. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, préface, Stock, 1977, p. 15-16).
. L’Europe s’inquiète, paraît-il, de la puissance militaire russe. Moi, c’est la puissance des États-Unis qui m’inquiète, la puissance de l’impérialisme américain, et l’odeur, plus délétère encore que le napalm de ses bombes, de sa vulgarité et de sa déliquescence. Staline était un monstre, mais il a eu un mérite, qui est d’avoir préservé la Russie et l’Europe orientale de l’américanisme, du style de vie américain. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 3. « La Russie », Stock, 1977, p. 89).
. L'Occident est gavé, repu. L'Occident dort. L'Occident ronfle. Nous avons tous les livres, toutes les expositions, tous les films, tous les plaisirs, toutes les libertés (y compris celle de mourir de dégoût), les technocrates aux dents serrées et les braillards aux gueules ouvertes, les faux gourous et les vraies sex-shops. Ni nos corps ni nos cœurs ne savent plus ce qu'est la faim. Nous avons oublié que la vie de l'esprit est une aventure périlleuse. Nous avons honte de la pauvreté. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 3. « La Russie », Stock, 1977, p. 96).
. La liberté fait peur aux gens. Ils n'aiment ni la liberté, ni la solitude, c'est la même chose, et ils se jettent avec ivresse dans tout ce qui est propre à les délivrer d'eux-mêmes, et à les prendre en charge. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 4. « L’écriture », Stock, 1977, p. 104).
. Par son mode de vie, par ses mœurs, par le rayonnement infernal de sa puissance et de sa richesse, l'Amérique du Nord pourrit tout ce qu'elle touche ; elle s'impose comme modèle à l'univers. Ses plus déterminés ennemis n'échappent pas à son influence, et, pour s’en tenir à la langue, il est instructif de considérer que chez nous c’est dans la presse d’extrême-gauche que les néologismes d’origine anglo-saxonne, en particulier le vocabulaire propre au monde de la musique et à celui de la drogue, se rencontrent le plus fréquemment, comme si l’on pouvait prétendre lutter contre l’impérialisme américain et dans le même temps s’assujettir à ses plus médiocres manifestations. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 4. « L’écriture », Stock, 1977, p. 116).
. Ce qu'il y a de reposant dans l'histoire de l'humanité, c'est que le pire y est toujours certain. / La dégradation de la langue, le débraillé de la tenue, l'avachissement du maintien, la goujaterie du comportement, sont les visages divers d'un mal unique. Qu'il y a eu le paganisme, puis le christianisme, et que nous sommes entrés à présent dans l'ère du muflisme [8], est une vérité dont furent pénétrés certains des esprits les plus lucides du XIXe siècle et des premières années du XXe : agnostiques ou chrétiens, ils prophétisaient le déclin de l'humanité noble qu'incarnaient les figures du poète, du héros et du saint ; ils annonçaient la victoire des barbares, c'est-à-dire d'une civilisation de la mesquinerie et de la laideur. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 4. « L’écriture », Stock, 1977, p. 117).
. Une des faiblesses de l’Évangile est qu’il se tait sur la bêtise, ce moteur cardinal de l’histoire humaine. Le Christ parle volontiers des méchants, mais il ne dit rien des crétins [9]. Nos hommes politiques, même lorsqu’ils sont anticléricaux, lui emboîtent le pas sur ce point : ils discourent comme si tous leurs électeurs étaient des gens d’esprit, alors qu’ils savent bien que la plupart ne le sont pas. (Gabriel Matzneff, Le Taureau de Phalaris, « Imbécile », La Table ronde, 1987, p. 150).
. On s’étonne parfois de la facilité avec laquelle s’impatronise une dictature. C’est que l’on pense naïvement que les peuples aiment la liberté, alors qu’en réalité ils aiment la servitude. Ce ne sont pas les tyrans qui font les esclaves, mais les esclaves qui font les tyrans. (Gabriel Matzneff, Le Taureau de Phalaris, « Popularité », La Table ronde, 1987, p. 229-230).
. La luxure n’est élégante, elle ne demeure pudique, que tant qu’elle est le privilège d’un petit nombre d’êtres sensibles, raffinés. Dès qu’elle se démocratise, elle devient immonde. On nous casse les oreilles avec la civilisation des loisirs, mais on oublie de dire que les « divins loisirs », les otia dia célébrés par Lucrèce, doivent être réservés à des gens qui ont quelque chose dans le crâne, et que donner des loisirs aux crétins, c’est mettre un rasoir entre les mains d’un singe. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. VIII, Lattès, 1994, p. 103).
. [Joseph de Maistre] est d’une implacable clairvoyance, et donc d’un pessimisme d’airain. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. XIV, Lattès, 1994, p. 155).
. Un mensonge d'État n'est pas un mensonge, c'est une contre-vérité calculée. (Gabriel Matzneff, « Corse : ouvrez les yeux, Messieurs les jacobins », chronique parue dans Le Point le 29 décembre 2015).
. Rodin : « La vraie rébellion est initiatique, et donc secrète. Les vrais rebelles se cachent de l’être ; ils sont rasés de frais, et tirés à quatre épingles. Je ne supporte que les gens qui ont l’air de sortir de leur douche. Le déclin de l’Occident, avec quoi on nous casse les oreilles, ce n’est pas le pétrole, c’est l’avachissement. Il faut apprendre à nos contemporains à se tenir droit, leur enseigner un usage correct de leur colonne vertébrale. » (Gabriel Matzneff, Ivre du vin perdu, chap. 1, La Table ronde, 1981, p. 10).
. Ma patrie ? C’est la langue française [10]. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1959, La Table ronde, 1976, p. 127).
. Pour un créateur, il n’y a de lecture que subjective et passionnée : on ne comprend que ce qu’on aime et on n’aime que ce dans quoi on se retrouve. (Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes. Journal 1953-1962, 1961, La Table ronde, 1976, p. 222).
. Pour l’écrivain véritable, il n’est qu’une richesse : la libre disposition de son temps. Pouvoir se dire, au saut du lit, que la journée nous appartient : ni bureau, ni affaires, ni corvées. Un telle organisation de vie suppose le renoncement à la plupart des avantages de la société dite industrielle. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 4. « L’écriture », Stock, 1977, p. 110).
. Il n’y a pour l’État qu’une politique de la culture, c’est l’aide au créateur. Tout le reste est de la blague. Ce n’est pas un ministre dont nous avons besoin, mais un mécène [11]. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 4. « L’écriture », Stock, 1977, p. 112).
. Le ciment d’une nation, c’est sa langue. Aussi est-ce avec angoisse que je considère la dégradation irrésistible de la langue française. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 4. « L’écriture », Stock, 1977, p. 113).
. Déposséder un peuple de sa langue, c’est tuer son génie particulier, voler son âme : l’action mauvaise, luciférienne par excellence. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, 4. « L’écriture », Stock, 1977, p. 118).
. De toutes nos maîtresses, la langue française est la seule qui puisse ne nous décevoir jamais. Éternellement jeune, fidèle, captivante, printanière, la langue française est l'amoureuse exemplaire qui ne nous trahira pas. C'est elle qui a ouvert nos yeux sur la beauté du monde, et c'est elle qui les fermera. […] La langue française est notre plus sûr élixir de jouvence ; c'est elle qui reverdit les pages et les amours mortes ; c'est elle qui, lorsque nous ne serons plus, témoignera de ce que nous aurons été. (Gabriel Matzneff, Le Taureau de Phalaris, « Langue », La Table ronde, 1987, p. 170-171).
. Un homme qui n’aime pas les livres est une sorte de monstre. Un homme qui substitue les livres à la vie est, lui aussi, une sorte de monstre. (Gabriel Matzneff, Le Taureau de Phalaris, « Littérature (1) », La Table ronde, 1987, p. 177).
. Je suis, moi aussi, animé par cet amour de notre langue, instrument de mon art et cuirasse contre la mort. Certains américanolâtres surexcités se permettent parfois de critiquer ce qu’ils appellent l’impérialisme du français. Pour moi, si ce désir d’hégémonie existait, je me réjouirais d’en subir le joug. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. XI, Lattès, 1994, p. 121).
. Être un écrivain français est un privilège et une joie ; l’amour de la langue française est le plus efficace des remèdes contre le désespoir. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. XI, Lattès, 1994, p. 125-126).
. [En littérature] l’insincérité est le grief imbécile par excellence [12]. (Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, chap. XV, Lattès, 1994, p. 162).
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Lire aussi : Baudelaire, l'anti-poète des midinettes.
[1] Bien des passages du journal sont passés tels quels – ou à peine modifiés – dans une chronique ou dans un paragraphe de roman. Le Taureau de Phalaris, ce bréviaire du matznévisme, semble parfois un centon de propos déjà lus ailleurs ; même chose pour Maîtres et complices. Et la collection de pensées ici rassemblées ne donne-t-elle l’impression d’une certaine monotonie ? Il arrive même à Matzneff de se répéter à l’intérieur d’un même livre : par exemple dans Maîtres et complices (pour moi le meilleur de ses livres, et qui hélas rend presque tous les autres superflus ou redondants), on trouve la phrase : « Un écrivain, c’est une écriture » à deux reprises, p. 124 (chap. XI) et p. 265 (chap. XXV). Une phrase qui sans doute se retrouve aussi plusieurs fois ailleurs.
[2] Lieu-commun du stoïcisme. Voyez par exemple Sénèque : « Ce qui est un bien, ce n'est pas de vivre, mais de vivre bien. Voilà pourquoi le sage vivra autant qu'il le doit, non pas autant qu'il le peut » (Lettres à Lucilius, lettre n°70, 4 ; Bouquins p. 780). « Je préfère ne pas vivre, à ne pas vivre la vie qui me plaît », dit aussi Platina dans Malatesta (1950) de Montherlant (acte III, scène 3 ; Pléiade Théâtre, 1972, p. 379) : Matzneff cite cette phrase entre parenthèses, à propos du suicide d’Apicius, dans Maîtres et complices (chap. V, 1997, p. 74), sans lui attribuer aucun auteur.
[3] Phrase auto-plagiée dans l’article « Aristocratie » du Taureau de Phalaris (La Table Ronde, 1987. Notons au passage que la réédition en 1994 de ce livre dans la collection de poche "La Petite Vermillon", n°36, reprend la composition typographique de l'édition originale : il s'agit d'une réimpression dans un format un peu resserré. Les numéros de pages restent donc exactement les mêmes.)
[4]« Être différent, c’est être coupable » : cette phrase concluait la préface du premier tome du journal, Cette camisole de flammes (La Table ronde, 1976), page 8. On la retrouve encore dans Le Taureau de Phalaris (La Table ronde, 1987), article « Folie », page 130, et dans Maîtres et complices (Lattès, 1994), chap. XII, page 134.
[5] Même remarque dans Maîtres et complices, chap. XXII, 1994, p. 231.
[6] Réminiscence de Sénèque : « Sapiens vivet quantum debet, non quantum potest. Le sage vivra autant qu'il le doit, non pas autant qu'il le peut. » (Lettres à Lucilius, lettre n°70, 4 ; Bouquins p. 780).
[7] « Nec erat ei ulla vita nisi exquirere novas voluptates » : Histoire auguste, « Vie d’Élagabal », XIX, 6 (Bouquins, 1994, p. 524/525). Cependant les lignes suivantes du texte latin parlent de plaisirs gustatifs, olfactifs et tactiles, et non pas érotiques… — Matzneff s’est immédiatement auto-plagié : ce paragraphe du journal est passé dans une chronique parue dans Combat le 21 mars 1963, « Les passions inutiles », reprise ensuite dans Le Dîner des mousquetaires (La Table ronde, 1995), p. 34. — On notera que Matzneff ignorait (à l’instar de Marguerite Yourcenar) ce qui a été découvert par H. Dessau en 1889 et a été largement accepté à partir des années 1950 : Ælius Lampridus, comme les cinq autres auteurs supposés des vies de l’Histoire auguste, est une fiction, un biographe imaginaire, car cette compilation de biographies est une sorte d’imposture littéraire due à un auteur unique, sans doute Nicomaque Flavien père ou fils. Trente-quatre ans plus tard, Matzneff ne le savait toujours pas, puisqu’il mentionne à nouveau Lampride dans Maîtres et complices (chap. I, 1997, p. 22), comme il l’avait aussi mentionné en 1987 dans Le Taureau de Phalaris (« Syncrétisme (6) », p. 261). (Ajout de décembre 2015 : personne n'a encore appris à Matzneff la nature réelle de l'Histoire auguste, puisque, à la fin d'une chronique du Point publiée le 18 novembre 2015, « Attentats de Paris : une Vénitienne au Bataclan », il mentionne Elius Spartien comme biographe de l'empereur Adrien.)
[8] Matzneff se souvient ici de la correspondance de Flaubert : « Paganisme, Christianisme, Muflisme : voilà les trois grandes évolutions de l’humanité. Il est triste de se trouver au début de la troisième. » Flaubert devait tenir à cette formule, car il l’a répétée trois fois de suite : à Marie Régnier le 11 mars 1871 (Correspondance Pléiade, tome IV p. 287), à George Sand le même jour (p. 288) et à Alfred Maury (?) le 16 mars (p. 290).
[9] Ce n’est pas absolument exact : En Mt 5,22, Jésus envoie au Sanhédrin quiconque traitera son prochain d’imbécile. Et pourtant, en Lc 24,25, Jésus traite lui-même d’imbéciles deux hommes qui ne l’ont pas reconnu ! Il est vrai qu’il s’agit là du Christ ressuscité. Faut-il croire que celui-ci fût en fait un imposteur, comme Jeanne des Armoises, Naundorff ou Anna Anderson ? Ou alors qu’il fût adepte du fameux précepte : « Faites ce que je dis mais pas ce que je fais » ? En tout cas, Paul de Tarse traite lui-même un sceptique d’insensé (1 Co 15,36) et les Galates de stupides (Ga 3,1).
[10] Même déclaration près de quarante ans plus tard : « Je suis un écrivain français, ma patrie est la langue française, et c’est au patrimoine littéraire de la France que s’incorporent mon travail, mon talent, mon énergie créatrice. » (Maîtres et complices, chap. XXVI, 1997, p. 276). Et dix ans avant, il y avait déjà : « Notre patrie, c'est la langue française » (Le Taureau de Phalaris, 1987, « Humanisme », p. 142). — On notera qu’on attribue la même déclaration à Albert Camus (« ma patrie, c’est la langue française »), certains prétendant même qu’il l’aurait dite dans son discours de Stockholm, le 10 décembre 1957. En fait, c’est dans le sixième cahier de ses Carnets que Camus a écrit fin 1950 : « Oui, j’ai une patrie : la langue française » (Carnets II. 1942-1951, 1964, p. 337 ou Pléiade tome IV, 2008, p. 1099). Le nom de Camus n’apparaît presque jamais chez Matzneff, et l’on peut comprendre que notre franc-tireur se soit tenu à distance de ce saint républicain, dont le culte officiel et scolaire peut suffire à éloigner un esprit distingué. Il y a pourtant de nombreuses convergences entre eux : l’amour de la Méditerranée, le goût de l’Antiquité, l’intérêt pour les auteurs qui jettent un pont entre paganisme et christianisme, l’imprégnation de Nietzsche, la cohabitation d’un certain amour voluptueux de la vie et d’une tendance au désespoir allant jusqu’à la tentation du suicide… — Par pur amour de l’érudition gratuite, je relève que la formule : « Ma patrie, c'est la langue française » se trouve déjà sous la plume d’un autre esprit libre dont Matzneff ne parle jamais non plus, quoique ce fût aussi un libertin et un amateur d’une littérature strictement personnelle, Paul Léautaud : Journal littéraire, 18 novembre 1948 (éd. 1986, tome III p. 1747).
[11] Je corrige une faute, Matzneff ayant écrit « d’un ministre… d’un mécène » (même faute dans Cette camisole de flammes, 1976, p. 115 ; ou encore dans cette phrase : « moi, c’était des gauchistes barbus dont je n’avais rien à foutre » (Maîtres et complices, 1997, chap. VI, p. 78), phrase qu’on avait dailleurs déjà dans Le Taureau de Phalaris (« Actualité », 1994, p. 23), à propos d’une anecdote déjà contée dans le journal : Un galop d’enfer, 4 mai 1978). Et je suis accablé de constater qu’à la page suivante des Passions (113), au milieu d’un paragraphe bien venu sur « la décomposition de notre langue », Matzneff commet une autre faute de grammaire, bien plus carabinée : « …encore que c’est un point qui mériterait… ». La disparition progressive du subjonctif, et la difficulté à le mettre dans les concessives introduites par « bien que »/ « quoique »/ « encore que », sont des tendances si attestées aujourdhui, qu’on est infiniment triste de constater qu’un écrivain attaché à la langue française comme Matzneff ait pu les devancer il y a près de quarante ans.
[12] Souvenir possible de Montherlant : on lit dans les Carnets (Carnet XXXIV, Pléiade Essais p. 1251-1252) : « Quand le talent est indéniable, de quoi accuser ? Accuser d'insincérité, qui est jouer sur du velours, puisque la sincérité ne se prouve pas ».
2 commentaires
" Ce sont nos défauts qui nous poussent dans la société, et nos qualités qui nous perdent [3]. (Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, préface, Stock, 1977, p. 12). "
J'aurais écrit " qui nous Y perdent "
Vous devriez écrire à Gabriel pour le lui dire... Le sens ne serait plus exactement le même. On pourrait aussi opiner que le fait même d'aller dans la société, fût-ce pour y "réussir", est en soi une perdition...
Quoi qu'il en soit, après double vérification je n'ai pas fait d'erreur de recopiage : Matzneff a bien écrit « qui nous perdent » dans les deux livres où j'ai repéré la phrase.
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