CITATIONS CHOISIES DE CHARLES PÉGUY
05.09.2014
Il y a exactement cent ans aujourd’hui, le 5 septembre 1914, le lieutenant Charles Péguy tombait face à l’ennemi, dès le commencement de la bataille de la Marne. L’auteur de Notre jeunesse et de L’Argent se voyait fauché à 41 ans, alors qu’il débordait de projets littéraires [1]. Mais mourir pour la France est un destin que ce grand patriote avait anticipé, voire souhaité, comme l’atteste ci-dessous une citation de Clio.
Péguy est un auteur riche et intéressant, dont on pourrait presque dire qu’en à peine quinze ans il est passé de l’extrême-gauche à l’extrême-droite : à ses débuts socialiste libertaire, athée anti-clérical et anti-militariste, il meurt nationaliste et militariste, catholique confit en dévotions (quoique non pratiquant !), justifiant la colonisation, ramenant tout à la préparation d’une guerre contre l’Allemagne, appelant quasiment au meurtre de Jaurès qu’il vénérait auparavant. Sous l’Occupation, il a pu être revendiqué aussi bien par les collabos que par les résistants, ce qui montre bien qu’il ne se laisse pas réduire à une vision simpliste. Il est vrai toutefois que les divergences idéologiques entre vichystes et gaullistes ne sont pas si grandes que celà. Heureuse époque où la France était divisée en deux camps dont chacun revendiquait le monopole du patriotisme…
Péguy, en tout cas, n’est jamais tiède. À ceux que son style litanique ne rebute pas, il offre, avec une exceptionnelle chaleur de ton, un regard aigu sur son temps et sur le nôtre. On peut dire que c’est un antimoderne capital, comme s’en sont avisés Alain Finkielkraut, Antoine Compagnon et quelques autres. (J'avais déjà fait un billet sur sa critique des socialistes).
Cette petite collection de citations, sans doute appelée à être largement complétée au fil des années, est peu originale dans son état actuel, je le concède volontiers : elle reprend les citations qui traînent partout, et en ajoute peu de méconnues. Mais au moins a-t-elle un rare mérite (qu’elle partage avec toutes les autres collections de citations publiées sur ce blogue) : chaque aphorisme en a été scrupuleusement vérifié [2] et minutieusement référencé à l’édition qui fait autorité, en l’occurrence les trois volumes d’Œuvres en prose complètes, publiées par Robert Burac dans la Bibliothèque de la Pléiade en 1987, 1988 et 1992 (et remplaçant deux volumes d’œuvres choisies, parus en 1957 et 1959). Cette année, vingt-deux ans après le troisième, le volume des Œuvres poétiques et dramatiques (sorti une première fois en 1941, refait en 1957, augmenté en 1975) sort à son tour dans une nouvelle édition.
Proposer des aphorismes de Péguy pose un problème particulier : Péguy a l’art de la formule, mais pas l’art de mettre en relief sa formule, par exemple en la détachant à la fin d’un paragraphe. Sa prose procède par variations constantes, et il est capable de répéter cinq fois la même phrase en changeant juste un mot à chaque fois. Aussi, quand on repère une phrase percutante au milieu d’un paragraphe, a-t-on du mal à l’extraire, car elle est organiquement intégrée à celles qui précèdent et celles qui suivent, et on voit bien qu’on ne peut arracher une des phrases sans citer tout le passage avec. Mais quelles sont les limites du passage ? Pour un peu c’est la page entière qu’il faudrait donner… Les citations sont donc ici un peu plus longues en moyenne que pour d’autres auteurs, et encore eussent-elles pu l’être beaucoup plus si je ne m’étais pas souvent résolu à trancher dans le vif du texte.
TOME I : 1897-1905
. Puisque la concurrence d’Église est irrémédiablement déloyale, que l’on supprime aussi la loi Falloux, gardienne instituée pour la défense de cette concurrence déloyale. Et enfin si la concurrence déloyale se faisait toute occulte, alors, que l’on vote les lois nécessaires de salubrité : les commissions d’hygiène ont droit de pénétrer dans le privé des citoyens. […] Il ne s'agit pas d'opposer dans des raisonnements indéfinis la liberté au monopole. Tout ce qui sera donné au monopole sera ainsi enlevé à la liberté, c’est entendu : ainsi le veut le respectable principe d’identité. Mais, s’il vous plaît, de quelle liberté parlons-nous ? — De la liberté de ceux qui enseignent. — Tout le contresens est là. Il n’y a dans toute cette question qu’une seule liberté qui vaille, qui soit à considérer, à respecter, mais elle est à respecter toute : la liberté de ceux qui sont enseignés. Et le commencement de cette liberté est que ni leur personne morale ni leur personne intellectuelle ne soient déformés par l’industrieuse déformation des Jésuites. (Charles Péguy, « Défaites en échelons », dans La Revue blanche, n°132, 1er décembre 1898 ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 136-137).[3]
. Avant ces obligations ou ces reconnaissances d’intérêts, je place une obligation de droit, perpétuelle, qui ne subit aucune exception, qui ne peut pas grandir ou diminuer, parce qu’elle est toujours totale, qui s’impose aux petites revues comme aux grands journaux, qui ne peut varier avec le tirage, ni avec les concours ou les utilités : l’obligation de dire la vérité. / Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, I, 1 : 5 janvier 1900, « Lettre du Provincial » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 291-292).
. Taire la vérité, n’est-ce pas déjà mentir ? […] Qui ne gueule pas la vérité, quand il sait la vérité, se fait le complice des menteurs et des faussaires ! (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, I, 1 : 5 janvier 1900, « Lettre du Provincial » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 293).
. Il y a tant d’inédit que tout le monde connaît d’avance, il y a tant d’édité que tout le monde ignore. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, I, 1 : 5 janvier 1900, « Lettre du Provincial » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 298).
. « Non, mon ami, ne concluons pas. Que serait-ce, conclure, sinon se flatter d'enfermer et de faire tenir en deux ou trois formules courtes, gauches, inexactes, fausses, tous les événements de la vie intérieure que nous avons si longuement et si soigneusement tâché d'élucider un peu. Ne nous permettons pas de faire un de ces résumés qui sont commodes à lire quand on prépare un examen. Nous ne parlons pas pour les gens pressés, pour les citoyens affairés, qui lisent volontiers les tables des matières. Nous parlons pour ceux qui veulent bien nous lire patiemment. » (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, I, 7 : 5 avril 1900, « Toujours de la grippe » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 461).
. « La démocratisation et la fausse démocratisation n'ont conduit qu'à donner aux peuples souverains ou faussement souverains les vices des capitaines. » (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, II, 5 : 28 janvier 1901, « Pour moi » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 690).
. Note pour les lâches : Flatter les vices du peuple est encore plus lâche et plus sale que de flatter les vices des grands. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, II, 15 : 23 juillet 1901, « Sanglante bataille socialiste » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 781).
. C'est une illusion dangereuse que de croire que l'on peut publier sans recevoir, écrire sans lire, parler sans écouter, produire sans se nourrir, donner de soi sans se refaire. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, III, 5 : 19 décembre 1901, « Lettre à M. Charles Guieysse » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 858).
. Le classique se connaît à sa sincérité, le romantique à son insincérité laborieuse. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, III, 6 : 28 décembre 1901, « préface à La Grève de Jean Hugues » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 862).
. Le peuple sait d’instinct que la guerre est la guerre, et, quand on se bat, qu’on tape. Le peuple sait que la vie est sérieuse, et que la vie est dure. Nous lui montrerons, par les persécutions que l’on nous prépare, que la guerre contre la démagogie est la plus dure de toutes les guerres. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, III, 12 : 5 avril 1902, « Personnalités » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 909).
. Un homme qui tient dans une assemblée des propos qu'il ne peut pas tenir dans une autre où il fréquente n'est pas un honnête homme. Un homme est un malhonnête homme s’il tient quelque part des propos qu’il ne peut pas répéter n’importe où. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, IV, 4 : 20 novembre 1902, « M. Georges Colomb » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 1079).
. Que le lecteur sache lire et tout est sauvé. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, IV, 18 : 12 mai 1903, « Débats parlementaires » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 1103).
. Le gouvernement parlementaire n'est pas tant le gouvernement de la tribune ; et même, il n'est pas tant le gouvernement des commissions ; il est le gouvernement des couloirs. Le gouvernement des ministères est devenu le gouvernement des antichambres ministérielles. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, IV, 18 : 12 mai 1903, « Débats parlementaires » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 1127).
. Le peuple de Jaurès admet plus volontiers les calomnies sur Jaurès que la vérité. Jaurès lui-même a souvent pardonné à ses calomniateurs. Il ne pardonne pas à ceux qui lui disent, ou qui disent de lui, la vérité. Il sait, pour l’avoir lui-même éprouvé, que la calomnie est en politique moins gênante que la manifestation de la vérité. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, IV, 20 : 16 juin 1903, « Reprise politique parlementaire » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 1180).
. Depuis les cités grecques, et avant, les patries sont toujours défendues par les gueux, livrées par les riches ; […] c’est que les riches n’ont à perdre que des biens temporels, des trésors, et des situations économiques ; et les gueux ont à perdre ce bien : l’amour de la patrie ; des traités, conclus à temps, peuvent assurer la mutation des biens temporels ; aucun traité ne peut assurer la mutation de l’âme et de l’amour de la patrie. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, V, 7 : 5 janvier 1904, « Cahiers de la quinzaine » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 1267).
. Les grands hommes d’action révolutionnaire sont éminemment des grands hommes de grande vie intérieure, des méditatifs, des contemplatifs : ce ne sont pas les hommes en dehors qui font les révolutions, ce sont les hommes en dedans. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, V, 11 : 1er mars 1904, « Avertissement » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 1316).
. La fidélité, la constance dans l’action ne consiste pas à suivre dans la voie de l’injustice les anciens justes, quand ils deviennent injustes ; elle ne consiste pas à suivre dans la voie de l’erreur ou du mensonge les anciens véridiques, devenant menteurs ; elle ne consiste pas à suivre dans la voie de l’autorité de commandement les anciens libertaires ou les anciens libéraux devenus autoritaires ; c’est à la justice même, à la vérité même, à la liberté même que nous devons constance et fidélité, non aux faibles hommes qui les représentent momentanément ; il faut être infidèle, inconstant à beaucoup d’hommes et à beaucoup d’institutions, à tous les partis politiques, pour demeurer fidèle et constant à la justice, à la vérité, à la liberté. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, V, 12 : 15 mars 1904, « Cahiers de la quinzaine » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 1360).
. Il n’y a pas de crise de l’enseignement ; il n'y a jamais eu de crise de l'enseignement ; les crises de l'enseignement ne sont pas des crises de l'enseignement ; elles sont des crises de vie ; […] c’est en effet à l’enseignement que les épreuves éternelles attendent, pour ainsi dire, les changeantes humanités ; le reste d’une société peut passer, truqué, maquillé ; l’enseignement ne passe point ; quand une société ne peut pas enseigner, ce n’est point qu’elle manque accidentellement d’un appareil ou d’une industrie ; quand une société ne peut pas enseigner, c'est que cette société ne peut pas s'enseigner ; c'est qu'elle a honte, c'est qu'elle a peur de s'enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c'est s'enseigner ; une société qui n'enseigne pas est une société qui ne s'aime pas ; qui ne s'estime pas ; et tel est précisément le cas de la société moderne. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, VI, 2 : 11 octobre 1904, « Pour la rentrée » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 1390).
. Une amitié est perdue, quand il faut penser à la défendre. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, VI, 8 : 10 janvier 1905, « Cahiers de la quinzaine » ; Pléiade Burac, 1987, tome I p. 1508).
TOME II : 1905-1909
. On ne saura jamais tout ce que la peur de ne pas paraître assez avancé aura fait commettre de lâchetés à nos Français. (Charles Péguy, Notre patrie ; Cahiers de la quinzaine, VII, 3 : 22 octobre 1905 ; Pléiade Burac, 1988, tome II p. 42).
. Une révolution, bien entendue, est essentiellement une opération de mise ou de remise en ordre. […] Tout désordre, comme tel, et considéré comme une fin, est une opération de réaction, une opération de servitude. […] L'ordre, et l'ordre seul, fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude. Les seuls démagogues ont intérêt à essayer de nous faire croire le contraire. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, VII, 4 : 5 novembre 1905, « Cahiers de la quinzaine » ; Pléiade Burac, 1988, tome II p. 64-65).
. Un homme [=Jean Jaurès] qui est si bien doué pour expliquer tout est mûr pour toutes les capitulations. Une capitulation est essentiellement une opération par laquelle on se met à expliquer, au lieu d'agir. Et les lâches sont des gens qui regorgent d’explications. (Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, VII, 5 : 19 novembre 1905, « Courrier de Russie » ; Pléiade Burac, 1988, tome II p. 75).
. Une révolution n'est pas une opération par laquelle on se contredit. C'est une opération par laquelle réellement on se renouvelle, on devient nouveau, frais, entièrement, totalement, absolument nouveau. Et c'est en partie pour cela qu'il y a si peu de véritable révolution dans le monde moderne. Jamais on n'avait tant parlé de révolution. Jamais on n'a été aussi incapable de faire aucune véritable révolution, rénovation, innovation. Parce que jamais aucun monde n'a autant manqué de fraîcheur. (Charles Péguy, Par ce demi-clair matin ; Pléiade Burac, 1988, tome II p. 90).
. Nous savons par l’histoire de l’humanité qu’en matière de culture on sait bien quand on perd, et ce que l’on perd, mais on ne sait pas quand on retrouve, ni ce que l’on retrouve. Le triomphe des démagogies est passager. Mais les ruines sont éternelles. On ne retrouve jamais tout. En pareille matière il est beaucoup plus facile de perdre que de retrouver. (Charles Péguy, Les Suppliants parallèles ; Cahiers de la quinzaine, VII, 7 : 17 décembre 1905 ; Pléiade Burac, 1988, tome II p. 375).[4]
. Quand un peuple de culture est menacé d'une invasion militaire par un peuple barbare, ou par un gouvernement barbare qui a toujours fait marcher son peuple, quand un peuple libre est, dans ces conditions au moins, menacé d'une invasion militaire par un peuple de servitude, le peuple de culture, le peuple libre n'a qu'à préparer parfaitement sa mobilisation militaire nationale, et sa mobilisation une fois préparée, il n'a qu'à continuer le plus tranquillement du monde, le plus aisément et de son mieux son existence de culture et de liberté ; toute altération de cette existence par l'introduction de quelque élément de peur, d'appréhension, ou même d'attente, serait déjà une réussite, un essai, un commencement de cette invasion, militaire, barbare et de servitude, littéralement une défaite, littéralement une conquête, une entrée dedans, puisque ce serait un commencement de barbarie et un commencement de servitude, la plus dangereuse des invasions, l'invasion qui entre en dedans, l'invasion de la vie intérieure, infiniment plus dangereuse pour un peuple qu'une invasion, qu'une occupation territoriale. (Charles Péguy, Louis de Gonzague ; Cahiers de la quinzaine, VII, 8 : 31 décembre 1905 ; Pléiade Burac, 1988, tome II p. 384-385).
. Il faut que l’honnête homme soit un perpétuel renégat, il faut que la vie de l’honnête homme soit, en ce sens, une infidélité perpétuelle. Car l’homme qui veut demeurer fidèle à la vérité doit se faire incessamment infidèle à toutes les incessantes, successives, infatigables renaissantes erreurs. Et l’homme qui veut demeurer fidèle à la justice doit se faire incessamment infidèle aux injustices inépuisablement triomphantes. (Charles Péguy, De la situation faite à l’histoire et à la sociologie dans les temps modernes ; Cahiers de la quinzaine, VIII, 3 : 4 novembre 1906 ; Pléiade Burac, 1988, tome II p. 513).
. Tout père sur qui son fils lève la main est coupable : d'avoir fait un fils qui levât la main sur lui. (Charles Péguy, De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne ; Cahiers de la quinzaine, VIII, 5 : 2 décembre 1906 ; Pléiade Burac, 1988, tome II p. 538).
. Quand un pauvre homme a la probité dans la peau, il est perdu. J’entends perdu pour les grandeurs. De toutes les tares qui s’attaquent aux os mêmes et aux moelles, celle-ci est peut-être encore la plus irrémissible et celle qui pardonne le moins. (Charles Péguy, De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle ; Cahiers de la quinzaine, IX, 1 : 6 octobre 1907 ; Pléiade Burac, 1988, tome II p. 681).
. Ce n'est plus la barricade aujourd'hui qui sépare en deux le bon peuple de France, les populations du royaume. C'est un beaucoup plus petit appareil, mais infiniment plus répandu, surtout aujourd’hui, qu'on nomme le guichet. […] Nous n'avons plus aujourd'hui la barricade discriminante. Nous avons le guichet discriminant. Il y a celui qui est derrière le guichet, et celui qui est devant. (Charles Péguy, De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle ; Cahiers de la quinzaine, IX, 1 : 6 octobre 1907 ; Pléiade Burac, 1988, tome II p. 691-692).
TOME III : 1909-1914
. Le monde moderne ne s’oppose pas seulement à l’ancien régime français, il s’oppose, il se contrarie à toutes les anciennes cultures ensemble, à tous les anciens régimes ensemble, à toutes les anciennes cités ensemble, à tout ce qui est culture, à tout ce qui est cité. C’est en effet la première fois dans l’histoire du monde que tout un monde vit et prospère, paraît prospérer contre toute culture. (Charles Péguy, Notre jeunesse ; Cahiers de la quinzaine, XI, 12 : 17 juillet 1910 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 11).
. Tout parti vit de sa mystique et meurt de sa politique. (Charles Péguy, Notre jeunesse ; Cahiers de la quinzaine, XI, 12 : 17 juillet 1910 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 41).
. Ceux qui se taisent, les seuls dont la parole compte. (Charles Péguy, Notre jeunesse ; Cahiers de la quinzaine, XI, 12 : 17 juillet 1910 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 48).
. Ainsi dans ce monde moderne tout entier tendu à l’argent, tout à la tension à l’argent, cette tension à l’argent contaminant le monde chrétien même lui fait sacrifier sa foi et ses mœurs au maintien de sa paix économique et sociale. (Charles Péguy, Notre jeunesse ; Cahiers de la quinzaine, XI, 12 : 17 juillet 1910 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 107).
. Les antisémites parlent des Juifs. Je préviens que je vais dire une énormité : les antisémites ne connaissent point les Juifs. Ils en parlent, mais ils ne les connaissent point. Ils en souffrent, évidemment beaucoup, mais ils ne les connaissent point. (Charles Péguy, Notre jeunesse ; Cahiers de la quinzaine, XI, 12 : 17 juillet 1910 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 134).
. Or que voyons-nous. Il faut toujours dire ce que l'on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit. (Charles Péguy, Notre jeunesse ; Cahiers de la quinzaine, XI, 12 : 17 juillet 1910 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 139).
. Il faut tout de même voir qu'il y a des ordres apparents qui recouvrent, qui sont les pires désordres. (Charles Péguy, Notre jeunesse ; Cahiers de la quinzaine, XI, 12 : 17 juillet 1910 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 149).
. La mystique républicaine, c’était quand on mourait pour la République, la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit. (Charles Péguy, Notre jeunesse ; Cahiers de la quinzaine, XI, 12 : 17 juillet 1910 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 156).
. Heureux deux amis qui s'aiment assez pour (savoir) se taire ensemble. (Charles Péguy, Victor-Marie, comte Hugo ; Cahiers de la quinzaine, XII, 1 : 23 octobre 1910 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 164).
. Quarante ans est un âge terrible. Car il ne nous trompe plus. Quarante ans est un âge implacable. Il ne se laisse plus tromper. Il ne nous en conte plus. Et il ne veut plus, il ne souffre plus que l’on lui en conte. Il ne cache rien. On ne lui cache plus rien. Il ne nous cache plus rien. Tout se dévoile ; tout se révèle. Tout se trahit. Quarante ans est un âge impardonnable, ce qui […] veut dire qu’il ne pardonne rien. Car c'est l'âge où nous devenons ce que nous sommes. (Charles Péguy, Victor-Marie, comte Hugo ; Cahiers de la quinzaine, XII, 1 : 23 octobre 1910 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 170).
. Ne peuvent pas mener une vie chrétienne, c’est-à-dire ne peuvent pas être chrétiens ceux qui sont assurés du pain quotidien. Je veux dire temporellement assurés. Et ce sont les rentiers, les fonctionnaires, les moines. / Peuvent seuls mener une vie chrétienne, c’est-à-dire peuvent seuls être chrétiens : ceux qui ne sont pas assurés du pain quotidien. Je veux dire temporellement assurés. Et ce sont les joueurs (petits et gros), les aventuriers ; les commerçants (petits et gros) ; les hommes mariés, les pères de famille, ces grands aventuriers du monde moderne. (Charles Péguy, Victor-Marie, comte Hugo, § 84 ; Cahiers de la quinzaine, XII, 1 : 23 octobre 1910 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 329-330).
. Le kantisme a les mains pures, mais il n'a pas de mains. (Charles Péguy, Victor-Marie, comte Hugo, § 84 ; Cahiers de la quinzaine, XII, 1 : 23 octobre 1910 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 331).
. Pacificateur, qui faites la paix à coups de sabre, la seule qui tienne, la seule qui dure, la seule enfin qui soit digne ; la seule au fond qui soit loyale et d’un métal avéré ; vous qui savez ce que c’est qu’une paix imposée, et d’imposer une paix, et le règne de la paix ; vous qui maintenez la paix par la force ; vous qui imposez la paix par la guerre ; bello pacem qui imposuisti ; et qui savez que nulle paix n’est solide, n’est digne qu’imposée ; que gardée par la guerre ; l’arme au pied ; vous qui faites la paix par les armes, imposée, maintenue par la force des armes. (Charles Péguy, Victor-Marie, comte Hugo, § 85 ; Cahiers de la quinzaine, XII, 1 : 23 octobre 1910 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 338).
. Il est extrêmement difficile sinon impossible à une génération, à une promotion qui vieillit de croire que les autres vieillissent aussi. Plus précisément ils veulent bien voir que leurs anciens vieillissent, et ils mesurent ce vieillissement d’une façon pour ainsi dire géométrique, comme des arpenteurs, par leur propre avancement dans les grandeurs, dans les places, dans les autorités temporelles, dans les puissances, mais ils ne veulent point se rendre compte que les autres, que les cadets, que les jeunes, hélas, que les générations suivantes progressent sensiblement avec la même vitesse. Toutes les crises de famille, les pères et les fils, viennent de là. Cet homme ne veut pas comprendre que cet homme aussi, son fils, est devenu un homme. Et les mères sont généralement pires que les pères. Parce que les femmes sont encore pire que les hommes. (Charles Péguy, Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, § 263 ; Cahiers de la quinzaine, XIII, 2 : 24 septembre 1911 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 482).
. Le comique est de la grande famille du tragique et du sérieux. Rien n’est aussi sérieux que le comique. Rien n'est aussi profondément apparenté au tragique que le comique. On pourrait presque dire que l’un est une autre face de l’autre. (Charles Péguy, Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, § 291 ; Cahiers de la quinzaine, XIII, 2 : 24 septembre 1911 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 545).
. Je ne puis parler naturellement que pour moi et pour ceux de ma race spirituelle parmi ceux de ma race charnelle.[5] (Charles Péguy, Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, § 292 ; Cahiers de la quinzaine, XIII, 2 : 24 septembre 1911 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 549-550).
. Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes ; sévères ; sanglés. Sérieux, et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence. […] Rien n'est beau comme un bel uniforme noir parmi les uniformes militaires. C'est la ligne elle-même. Et la sévérité. (Charles Péguy, L’Argent ; Cahiers de la quinzaine, XIV, 6 : 16 février 1913 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 801).
. Un homme ne se détermine point par ce qu'il fait et encore moins par ce qu'il dit. Mais au plus profond un être se détermine uniquement par ce qu'il est. Qu'importe pour ce que je veux dire que nos maîtres aient eu en effet une métaphysique qui visait à détruire l'ancienne France. Nos maîtres étaient nés dans cette maison qu'ils voulaient démolir. Ils étaient les droits fils de la maison. Ils étaient de la race, et tout est là. Nous savons très bien que ce n'est pas leur métaphysique qui a mis l'ancienne maison par terre. Une maison ne périt jamais que du dedans. Ce sont les défenseurs du trône et de l'autel qui ont mis le trône par terre, et, autant qu'ils l'ont pu, l'autel. (Charles Péguy, L’Argent ; Cahiers de la quinzaine, XIV, 6 : 16 février 1913 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 808).
. C'est une des confusions les plus fréquentes […] que de confondre précisément l'homme, l'être de l'homme avec ces malheureux personnages que nous jouons. Dans ce fatras et dans cette hâte de la vie moderne on n'examine rien ; il suffit qu'un quiconque fasse quoi que ce soit, (ou même fasse semblant), pour qu'on dise, (et même pour qu'on croie), que c'est là son être. Nulle erreur de compte n'est peut-être aussi fausse et peut-être aussi grave. Par conséquent nulle erreur n'est aussi communément répandue. Un homme est de son extraction, un homme est de ce qu'il est. Il n'est pas de ce qu'il fait pour les autres, pour les successeurs. Ce seront peut-être les autres, ce seront peut-être les successeurs qui seront de cela. Mais lui ne l'est pas. / Le père n'est pas de lui-même, il est de son extraction ; et ce sont ses enfants peut-être qui seront de lui. (Charles Péguy, L’Argent ; Cahiers de la quinzaine, XIV, 6 : 16 février 1913 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 808-809).
. Une revue n'est vivante que si elle mécontente chaque fois un bon cinquième de ses abonnés. […] Autrement, je veux dire quand on s’applique à ne mécontenter personne, on tombe dans le système de ces énormes revues qui perdent des millions, ou qui en gagnent, pour ne rien dire. Ou plutôt à ne rien dire. (Charles Péguy, L’Argent ; Cahiers de la quinzaine, XIV, 6, 16 février 1913 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 821).
. Le plus beau métier du monde, après le métier de parent, (et d’ailleurs c’est le métier le plus apparenté au métier de parent), c’est le métier de maître d’école et c’est le métier de professeur de lycée. (Charles Péguy, L’Argent ; Cahiers de la quinzaine, XIV, 6 : 16 février 1913 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 823).
. Le monde est plein d'honnêtes gens. On les reconnaît à ce qu'ils font les mauvais coups avec plus de maladresse. (Charles Péguy, L’Argent suite ; Cahiers de la quinzaine, XIV, 9 : 27 avril 1913 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 854).
. C’est une erreur de croire qu’un homme est inoffensif parce qu’il est apparemment un homme de cabinet. Les plus grands désastres, et par suite les plus grands tourments peuvent se préparer dans le silence du cabinet. Celui qui démoralise un peuple peut être, est même certainement l'auteur direct et la cause épuisante des désastres qui peuvent arriver à ce peuple. (Charles Péguy, L’Argent suite ; Cahiers de la quinzaine, XIV, 9 : 27 avril 1913 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 886).
. En temps de guerre il n’y a plus qu’une politique, et c’est la politique de la Convention nationale. Mais il ne faut pas se dissimuler que la politique de la Convention nationale c’est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix. (Charles Péguy, L’Argent suite ; Cahiers de la quinzaine, XIV, 9 : 27 avril 1913 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 924).
. Tous les régimes de faiblesse, tous les régimes de capitulation devant l’ennemi sont aussi ceux des plus grands massacres de la population militaire et de la population civile. Rien n’est meurtrier comme la faiblesse et la lâcheté. Rien n’est humain comme la fermeté. C’est Richelieu qui est humain littéralement et c’est Robespierre qui est humain. Les régimes de lâcheté sont ceux qui coûtent le plus au monde, et en définitive ce sont ceux qui peuvent finir et les seuls qui finissent réellement dans l’atrocité. […] Les régimes qui ne commencent pas par annuler les mauvais bergers finissent toujours par massacrer le troupeau même. (Charles Péguy, L’Argent suite ; Cahiers de la quinzaine, XIV, 9 : 27 avril 1913 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 925-926).
. En temps de guerre celui qui ne se rend pas est mon homme, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, et quel que soit son parti. Il ne se rend point. C’est tout ce qu’on lui demande. Et celui qui se rend est mon ennemi, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, et quel que soit son parti. (Charles Péguy, L’Argent suite ; Cahiers de la quinzaine, XIV, 9, 27 avril 1913 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 926).
. Celui qui rend une place ne sera jamais qu’un salaud, quand même il serait marguillier de sa paroisse. Et quand même il aurait toutes les vertus. Et puis on s’en fout, de ses vertus. Ce que l’on demande à l’homme de guerre, ce n’est pas des vertus. (Charles Péguy, L’Argent suite ; Cahiers de la quinzaine, XIV, 9 : 27 avril 1913 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 929).
. La morale a été inventée par les malingres. (Charles Péguy, L’Argent suite ; Cahiers de la quinzaine, XIV, 9 : 27 avril 1913 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 929).
. Louis XVI, n’étant plus assez roi, fut déplacé par une République plus roi. Ce Louis XVI était bon. Ce n’est pas cela qu’on demande à un gouvernement. Ce que l’on demande à un gouvernement, c’est d’être ferme. (Charles Péguy, L’Argent suite ; Cahiers de la quinzaine, XIV, 9 : 27 avril 1913 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 929).
. Quelle folie, que de vouloir lier à la Déclaration des droits de l’homme une Déclaration de paix. Comme si une Déclaration de justice n’était pas en elle-même et instantanément une Déclaration de guerre. Il n’y a qu’une dame dans le monde qui ait fait faire plus de guerres que l’injustice ; et c’est la justice. / Comme s’il ne suffisait pas de parler de la justice, pour qu’aussitôt tout se trouble. / Quelle imbécillité. Quelle niaiserie. Comme si un seul point de droit, comme si un seul point de revendication pouvait apparaître dans le monde et ne point devenir aussitôt un point de trouble et un point d’origine de guerre. […] / Et qu’est-ce que la Déclaration des droits de l’homme sinon un immense appareil d’une constante revendication. / Avec la Déclaration des droits de l’homme on ferait la guerre tout le temps, toute la vie, tant qu’on voudrait. (Charles Péguy, L’Argent suite ; Cahiers de la quinzaine, XIV, 9 : 27 avril 1913 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 936-937).
. Le respect des vieillards n’est qu’un cas particulier du respect de la patrie. Il est emboîté dans le respect de la patrie. Si donc les vieillards corrodent le respect de la patrie, ils corrodent par là même et dedans et à plus forte raison le respect que l’on nous demande d’avoir d’eux. / Détruisant la patrie, ils se détruisent eux-mêmes. (Charles Péguy, L’Argent suite ; Cahiers de la quinzaine, XIV, 9 : 27 avril 1913 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 979).
. « Quand on a dit que le temps passe, dit l'histoire, on a tout dit. » (Charles Péguy, Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 1069).
. « Il me faut une journée pour faire l'histoire d'une seconde. Il me faut une année pour faire l'histoire d'une minute. Il me faut une vie pour faire l'histoire d'une heure. Il me faut une éternité pour faire l'histoire d'un jour. On peut tout faire, excepté l'histoire de ce que l'on fait. » (Charles Péguy, Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 1147).
. « Il manque aux dieux hommes ce qu’il y a peut-être de plus grand dans le monde ; et de plus beau ; et de plus grand et de plus beau dans Homère : d’être tranché dans sa fleur ; de périr inachevé ; de mourir jeune dans un combat militaire. » (Charles Péguy, Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 1167).
. Homère est nouveau ce matin, et rien n'est peut-être aussi vieux que le journal d'aujourd'hui. (Charles Péguy, Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne ; Cahiers de la quinzaine, XV, 8 : 26 avril 1914 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 1255).
. Une grande philosophie n’est pas celle qui rend des arrêts. C’est peut-être celle qui rend des services. C’est en tout cas celle qui introduit des instances. / Une grande philosophie n’est pas celle qui prononce des jugements définitifs, qui installe une vérité définitive. C’est celle qui introduit une inquiétude, qui ouvre un ébranlement. (Charles Péguy, Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne ; Cahiers de la quinzaine, XV, 8 : 26 avril 1914 ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 1269).
. Aimer, c'est donner raison à l'être aimé qui a tort. (Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 1285).
. Le Juif est un homme qui lit depuis toujours, le protestant est un homme qui lit depuis Calvin, le catholique est un homme qui lit depuis Ferry. (Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 1297).
. L’invention du journal est sans aucun doute celle qui fait époque, celle qui marque une date depuis le commencement du monde et cette date est la date même du commencement de la décréation. Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise pensée. C'est d'avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée. (Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 1307).
. Parce qu’ils n’ont pas le courage temporel ils croient qu’ils sont entrés dans la pénétration de l’éternel. Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être du monde ils croient qu’ils sont de Dieu. Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être d’un des partis de l’homme ils croient qu’ils sont du parti de Dieu. […] Parce qu'ils n'aiment personne, ils croient qu'ils aiment Dieu. (Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 1367).
. Celui qui aime entre dans la dépendance de celui qui est aimé. (Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 1379).
. Avoir la paix, le grand mot de toutes les lâchetés civiques et intellectuelles. Tant que le présent est présent, tant que la vie est vivante, tant que la liberté est libre elle est bien embêtante, elle fait la guerre. (Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 1413).
. Toute leur vie n’est pour eux qu’un acheminement à cette retraite, une préparation de cette retraite, une justification devant cette retraite. Comme le chrétien se prépare à la mort, le moderne se prépare à cette retraite. Mais c’est pour en jouir, comme ils disent. (Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 1418).
. Tout l'avilissement du monde moderne, c'est-à-dire toute la mise à bas prix du monde moderne, tout l'abaissement du prix vient de ce que le monde moderne a considéré comme négociables des valeurs que le monde antique et le monde chrétien considéraient comme non négociables. (Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 1431).
. Il y a le monde moderne. Le monde moderne a fait à l'humanité des conditions telles, si entièrement et si absolument nouvelles, que tout ce que nous savons par l'histoire, tout ce que nous avons appris des humanités précédentes ne peut aucunement nous servir, ne peut pas nous faire avancer dans la connaissance du monde où nous vivons. Il n'y a pas de précédents. Pour la première fois dans l'histoire du monde les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l'argent. […] Et pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est maître sans limitation ni mesure. Pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est seul en face de l'esprit. […] / Pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est seul devant Dieu. / […] Il ne faut donc pas dire seulement que dans le monde moderne l'échelle des valeurs a été bouleversée. Il faut dire qu'elle a été anéantie, puisque l'appareil de mesure et d'échange et d'évaluation a envahi toute la valeur qu'il devait servir à mesurer, échanger, évaluer. / L'instrument est devenu la matière et l'objet et le monde. / […] Le monde moderne n'est pas universellement prostitutionnel par luxure. Il en est bien incapable. Il est universellement prostitutionnel parce qu'il est universellement interchangeable. / Il ne s'est pas procuré de la bassesse et de la turpitude avec son argent. Mais parce qu'il avait tout réduit en argent, il s'est trouvé que tout était bassesse et turpitude. (Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne ; Pléiade Burac, 1992, tome III p. 1455-56).
ŒUVRES POÉTIQUES ET DRAMATIQUES
. Maître Jean : « Les soirs de victoire, on s’imagine qu’il n’y aura plus jamais, jamais, jamais de défaite, et le soirs de défaite on s’imagine qu’il n’y aura plus jamais, jamais, jamais de victoire. Mais quand on est un vieux soldat, madame Jeanne, on sait ce qu’il en est. […] J'ai tant vu de défaites qui arrivaient après des victoires, et j'ai tant vu, aussi, de victoires qui arrivaient après des défaites, que je ne crois plus jamais que c'est fini. » (Charles Péguy, Jeanne d’Arc, deuxième pièce : Les Batailles (1897), IIe partie, IVe acte ; dans Œuvres poétiques et dramatiques, nouvelle Pléiade, 2014, p. 182-183).
. Jeannette : « Celui qui manque trop du pain quotidien n'a plus aucun goût au pain éternel. » (Charles Péguy, Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1909) ; dans Œuvres poétiques et dramatiques, nouvelle Pléiade, 2014, p. 416).
. C’est embêtant, dit Dieu. Quand il n’y aura plus ces Français, / Il y a des choses que je fais, il n’y aura plus personne pour les comprendre. (Charles Péguy, Le Mystère des saints Innocents (1912) ; dans Œuvres poétiques et dramatiques, nouvelle Pléiade, 2014, p. 843).
. Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés / Dans la première argile et la première terre. / Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre. / Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. (Charles Péguy, Ève (1913), quatrain 749 ; dans Œuvres poétiques et dramatiques, nouvelle Pléiade, 2014, p. 1263).
CORRESPONDANCE, ENTRETIENS, PROPOS ORAUX
. « Je n’aime plus à dire que les choses que l'on est censé ne pas dire. » (Charles Péguy, propos oral rapporté par Charles Du Bos et situé vers 1913, Journal 1926-1929, Buchet-Chastel, 2004, 24 septembre 1926, p. 103).
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[1] Comme on le sait, Péguy leva la plume quand il reçut son ordre de mobilisation, et sa dernière œuvre, la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne (qui, comme de juste, parle à peine de Descartes, dont il est beaucoup plus question dans la Note sur M. Bergson), se termine par une phrase interrompue : il n'est pas sûr qu'il n'entre pas surtout de l'affectation gens-de-lettres dans cette façon de partir séance tenante pour aller défendre la patrie. Terminer sa phrase, et même son paragraphe, n'eût rien ajouté à son œuvre ni à sa gloire, alors que ce geste d'abandonner son cahier en laissant une phrase en suspens !… Dans la dernière note des Œuvres en prose complètes, tome III p. 1809-1813 (c’est la note n°2 de la p. 1477), Robert Burac a fait la liste des projets littéraires signalés par Péguy lui-même dans ses écrits ou annoncés à des proches : une histoire de la décomposition du dreyfusisme, un portrait de Bernard Lazare, un Homère, essai sur la pureté antique, un ou plusieurs cahiers De la souveraineté de l’évènement, des Confessions, une bonne douzaine de nouveaux mystères de Jeanne d’Arc, un Mystère de Notre-Dame, un poème à Notre-Dame de Coutances, la traduction de passages de l’Iliade, la mise en évidence d’une « phrase hérétique au dernier chef » commise par le pape dans une récente encyclique, un Ruyssen et le pacifisme, un Delaisi et le syndicalisme, un « Juif au Jugement dernier avec intervention de Moïse », un poème sur sainte Barbe, un sottisier de Gustave Lanson, une très dense Vie de Jeanne d’Arc, une Méditation sur la vertu des prières adressées à la Vierge Marie, un conte en prose (un roman, en fait) dont René Johannet a transcrit le copieux résumé que lui en avait fait Péguy, un résumé qui, formant une nouvelle de trois pages, se suffit à lui-même : l’histoire d’un homme qui s’ennuie tellement qu’il veut commettre un gros péché mais qui, à chacune de ses multiples tentatives, en est arrêté par un saint (saint du calendrier ou saint d’une paroisse). La moralité en aurait été « qu’il n’y a pas dans la vie du chrétien un seul endroit de l’espace et une seule minute du temps où il ne soit l’objet, de la part des saints, d’une protection spéciale ». On mesure le chemin parcouru par celui qui bouffait du jésuite quinze ans plus tôt… Son évolution se serait-elle arrêtée là s’il avait survécu à la guerre ? Dans les jours qui précédaient sa mort, il disait des gars de sa compagnie : « avec ça, on va refaire 93 »… tout en les entraînant à charger en rase campagne, baïonnette en avant. Eût-il été séduit par la révolution bolchevique ou par le fachisme mussolinien, fût-il resté philosémite ou aurait-il glissé jusqu’à la frange antisémite des catholiques, eût-il pris parti pour Franco comme les maurrassiens ou contre Franco comme Mauriac et Bernanos, pour ou contre le Front populaire de son vieil ami Blum, pour ou contre Munich, pour Pétain ou pour de Gaulle ? Tous ces futurs possibles avaient leurs germes en lui, y compris un suicide prématuré. L’article de René Johannet, et avec lui l’appareil de notes de la Pléiade, se clôt sur une note tragique : « Que voulez-vous, me confia-t-il un jour, je ne peux pas [commencer la rédaction de ce conte]. Pour écrire ça, il faut être heureux. Oui, je l’écrirai… quand je serai heureux » (Le Correspondant, 25 septembre 1919, p. 1021).
[2] Selon la règle énoncée dans la page de tête, j’ai pu néanmoins couper le commencement d’une phrase, et donc supprimer des mots qui précèdent ma citation. Je ne signale que les coupes faites à l’intérieur de la citation, pas celles d’avant ou d’après.
[3] J’ai été aiguillé vers cette déclaration par une conférence de Henri Guillemin à la RTS sur Péguy. Or Guillemin, avec une désinvolture stupéfiante, énonce comme une citation littérale ce qui n’est en réalité qu’une paraphrase très approximative, qui s’autorise à donner à la pensée de Péguy une tournure plus cassante (et à se tromper d’année). Voici en effet ce que Guillemin dit, à partir de 15’ : « Si j’ai fait il y a un instant une allusion à cette petite découverte que j’avais fait [sic] quand j’ai découvert des papiers signés Laubier, des papiers qu’il n’avait pas signés de son nom, bah il les avait signés Laubier, vous y voyez en 99 la déclaration que voici à propos de l’enseignement : L’enseignement devrait être entièrement réservé à un monopole d’État et à un monopole laïc, et moi Laubier – lisez : moi Péguy – je demande que soit radicalement interdit l’enseignement des religieux. Pas de congrégalisme. Pourquoi ? À cause de la liberté de l’enfant. On nous parle de la liberté de l’enseignement. Mais la première liberté à respecter c’est celle du gamin. Et si les Jésuites ont le droit d’enseigner, ils violent la liberté de l’enfant, parce qu’ils le rendent difforme. Voilà ce qu’il écrivait en 99. » La déclaration que voici ! Voilà ce qu’il écrivait ! Et cette correction incise, qui oblige à croire que Péguy a bien écrit « moi Laubier » ! Quelle rigueur, quel scrupule…
[4] Péguy parle ici d’une réforme du système scolaire, qui a ouvert toutes les facultés au baccalauréat moderne, sans latin ni grec. Pour lui, rendre le grec optionnel dans l’enseignement secondaire, c’est le faire mourir. La page est à lire en entier, mais n’appelle pas une approbation sans réserve. Il serait intéressant de savoir, si c’était possible, combien d’hommes en France lisaient alors couramment des auteurs grecs anciens dans le texte pendant leurs heures de loisir : beaucoup moins qu’il ne le suppose implicitement, sans doute. Et n’y en avait-il pas encore bien moins à la Renaissance, où la culture grecque était pourtant bien plus vivante qu’à la fin du XIXe ?
[5] L’extraction de cette citation en modifie radicalement le sens : en fait, Péguy parle de sa génération, celle qui, née après la guerre de 1870, avait moins de 30 ans lorsqu’elle s’est engagée en faveur de Dreyfus. Quand il dit « pour moi et pour ceux », il faut comprendre de moi et de ceux : il s’agit de l’objet de son propos, pas de son destinataire. Et « naturellement » signifie bien sûr et non pas selon ma nature. Mais le sens que prend spontanément cette phrase isolée, digne de Barrès, m’a paru trop piquant pour que je ne l’intègre pas dans cette collection, même si j’ai conscience qu’elle trahit Péguy.
4 commentaires
Bonjour,
Merci pour ces citations où l'on retrouve la modernité de Péguy, continuez
Merci !
Si vous avez aimé les citations de Péguy, vous ne devriez pas détester celles de Bernanos.
Un grand merci pour ces citations. J'apprécie la rigueur universitaire dont vous faites montre, ainsi que votre parfaite orthographe... deux faits rares de nos jours !
Merci pour vos aimables compliments.
Concernant ma « parfaite orthographe », j'estime que c'est le minimum qu'on doit à ses lecteurs : par conséquent, je n'ai pas à en être félicité, ce sont plutôt les autres sites et blogues qu'il faut morigéner.
Je suis heureux que vous ayez été sensible à ma « rigueur universitaire » dans l'établissement des citations. C'est en effet quelque chose à quoi je tiens particulièrement, et je crois que, quoi qu'on pense des opinions défendues par ce blogue, c'est là un mérite objectif et, j'ose dire, très rare sur l'internet, qu'on ne peut que lui reconnaître.
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