FLORILÈGE DE PENSÉES DE MONTAIGNE
28.02.2013
Tout le monde peut trouver son bien chez Montaigne (1533-1592). J’y ai donc trouvé le mien. Le voici [1]. Je renvoie à ma Note bibliographique sur les éditions des Essais pour l’explication de quelques choix philologiques.
Je ne ferai pas une vaste présentation de Montaigne, comme j’ai pu le faire pour Jules Renard, Baudelaire ou Apollinaire. En outre, j’ai en chantier un article critique assez développé sur sa vision des Amérindiens et l’usage qui en est fait dans les lycées. Je me contenterai de dire rapidement ici qu’une certaine vision un peu scolaire, forcément simpliste, voit en Montaigne l’humaniste par excellence, c’est-à-dire l’esprit ouvert, tolérant et xénophile, qui nous exhorte au voyage « pour frotter et limer notre cervelle contre celle d'autrui » (I, 25 ; Pléiade p. 158) : une sorte de précurseur du droidlomisme, avec en plus un côté pourfendeur de l’odieux colonialisme blanc, – tout pour plaire. Mais c’est oublier que Montaigne est un relativiste qui va très loin dans la négation de toute norme universelle et même dans la "déconstruction" de l’idée de nature humaine. Autrement dit, il se situe aux antipodes de la pensée officielle contemporaine, qui suppose une Humanité, un Bien opposé à un Mal, une Morale, demain une législation planétaire. On pourrait même voir en lui un anti-humaniste radical, qui n’a de cesse de ruiner l’orgueil humain et de rabaisser la nature humaine de toutes les façons possibles. Il est tellement imbibé de sagesse antique qu’à bien des égards il se retrouve très éloigné de l’esprit du christianisme. En outre, ce sceptique est un conservateur : comme Pascal qui lui doit tant, il pense qu’il vaut mieux conserver les choses en l’état que de risquer de tout bouleverser[2]. Il y a aussi chez lui un élitisme assumé, un mépris constant du vulgaire, du peuple inculte, des femmes. Il critique durement le désordre introduit par la réforme protestante et plaide non seulement pour l’immobilisme social, mais aussi contre la liberté de conscience et d’examen. Il prise les valeurs militaires et, comme plus tard Rousseau, choisit Sparte contre Athènes : le courage contre l'esprit, la vertu contre l'art (voir en particulier la fin du chapitre contre le pédantisme (I, 24), Pléiade p. 148-149). S’il n’est pas question évidemment d’en faire un pur réactionnaire, il n’est pas difficile de trouver chez lui un grand nombre de pensées à faire se pâmer d’aise tout contempteur de la modernité.
Les rubriques que j'ai constituées sont : La condition humaine ; Psychologie de l'individu ou notre façon ordinaire ; L'amour et les femmes ; La vie du monde ; Scepticisme ; Religion ; Morale ; Politique.
. Certes c'est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l'homme : il est malaisé d'y fonder jugement constant et uniforme. (Montaigne, Essais, I, 1 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 33 ; Pochothèque p. 58 ; Villey p. 9).
. Nous ne dirons jamais assez d'injures au dérèglement de notre esprit. (Montaigne, Essais, I, 4 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 47 ; Pochothèque p. 76 ; Villey p. 24).
. Les mémoires excellentes se joignent volontiers aux jugements débiles. (Montaigne, Essais, I, 9 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 55 ; Pochothèque p. 88 ; Villey p. 34).
. La vie n'est de soi ni bien ni mal : c'est la place du bien et du mal selon que vous la leur faites. Et si vous avez vécu un jour, vous avez tout vu : un jour est égal à tous [les] jours. Il n’y a point d’autre lumière, ni d’autre nuit. (Montaigne, Essais, I, 19/20 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 95 ; Pochothèque p. 141 ; Villey p. 93).
. En nos conseils mêmes et en nos délibérations, il faut certes qu’il y ait du sort et du bonheur mêlé parmi : car tout ce que notre sagesse peut, ce n’est pas grand-chose : plus elle est aigüe et vive, plus elle trouve en soi de faiblesse, et se défie d’autant plus d’elle-même. (Montaigne, Essais, I, 23/24 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 132 ; Pochothèque p. 195 ; Villey p. 127).
. Quand bien nous pourrions être savants du savoir d’autrui, au moins sages ne pouvons-nous être que de notre propre sagesse. (Montaigne, Essais, I, 24/25 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 143 ; Pochothèque p. 211 ; Villey p. 138).
. C'est une bonne drogue que la science, mais nulle drogue n'est assez forte pour se préserver sans altération et corruption, selon le vice du vase qui l'estuie [=la renferme]. (Montaigne, Essais, I, 24/25 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 146 ; Pochothèque p. 217 ; Villey p. 141).
. Le monde n'est que babil, et [je] ne vis jamais homme qui ne dise plutôt plus que moins qu'il ne doit. (Montaigne, Essais, I, 25/26 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 175 ; Pochothèque p. 260 ; Villey p. 168).
. Ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. (Montaigne, Essais, I, 27/28 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 194 ; Pochothèque p. 290-291 ; Villey p. 188).
. Il y a moyen de faillir en la solitude comme en la compagnie. (Montaigne, Essais, I, 38/39 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 252 ; Pochothèque p. 383 ; Villey p. 247).
. Les choses ne sont pas si douloureuses ni difficiles d'elles-mêmes ; mais notre faiblesse et lâcheté les font telles. (Montaigne, Essais, I, 40/14 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 277 ; Pochothèque p. 418 ; Villey p. 67).
. Comme si nous avions l’attouchement infect, nous corrompons par notre maniement les choses qui d’elles-mêmes sont belles et bonnes. Nous pouvons saisir la vertu de façon qu’elle en deviendra vicieuse, si nous l’embrassons d’un désir trop âpre et violent. (Montaigne, Essais, I, 29/30 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 203 ; Pochothèque p. 303 ; Villey p. 197).
. À parler en bon escient, est-ce pas un misérable animal que l’homme ? À peine est-il en son pouvoir, par sa condition naturelle, de goûter un seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de le retrancher par discours [=le diminuer par raisonnement] : il n’est pas assez chétif, si par art et par étude il n’augmente sa misère. (Montaigne, Essais, I, 29/30 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 206 ; Pochothèque p. 309 ; Villey p. 200).
. J’ai peur que nous ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité que nous n’avons de capacité : nous embrassons tout, mais nous n’étreignons que du vent. (Montaigne, Essais, I, 30/31 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 208 ; Pochothèque p. 314 ; Villey p. 203).
. Tout mouvement nous découvre. (Montaigne, Essais, I, 50 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 322 ; Pochothèque p. 490 ; Villey p. 302).
. Il me semble que nous ne pouvons jamais être assez méprisés selon notre mérite. […] Je ne pense point qu’il y ait tant de malheur en nous, comme il y a de vanité, ni tant de malice comme de sottise : nous ne sommes pas si pleins de mal, comme d’inanité ; nous ne sommes pas si misérables, comme nous sommes vils. (Montaigne, Essais, I, 50 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 323 ; Pochothèque p. 493 ; Villey p. 303).
. L’étrangeté de notre condition porte que nous soyons souvent par le vice même poussés à bien faire, si le bien faire ne se jugeait par la seule intention. Par quoi un fait courageux ne doit pas conclure un homme vaillant. (Montaigne, Essais, II, 1 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 355 ; Pochothèque p. 540 ; Villey p. 336).
. À combien de vanité nous pousse cette bonne opinion que nous avons de nous ! La plus réglée âme du monde n'a que trop affaire à se tenir en pieds et à se garder de ne s'emporter par terre [=s'effondrer] de sa propre faiblesse. De mille, il n'en est pas une qui soit droite et rassise [=stable] un instant de sa vie ; et [il] se pourrait mettre en doute si, selon sa naturelle condition, elle y peut jamais être. Mais d'y joindre la constance, c'est sa dernière perfection ; je dis quand rien ne la choquerait [=frapperait], ce que mille accidents peuvent faire. Lucrèce, ce grand poète, a beau philosopher et se bander [=se raidir], le voilà rendu insensé par un breuvage amoureux. Pensent-ils qu'une apoplexie n'étourdisse aussi bien Socrate qu'un portefaix ? Les uns ont oublié leur nom même par la force d'une maladie, et une légère blessure a renversé le jugement à d'autres. Tant sage qu'il voudra, mais enfin c'est un homme : qu'est-il plus caduque [=faible], plus misérable et plus de néant ? La sagesse ne [ren]force pas nos conditions naturelles. (Montaigne, Essais, II, 2 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 365 ; Pochothèque p. 554-555 ; Villey p. 345-346).
. On se peut, par usage et par expérience, fortifier contre les douleurs, la honte, l'indigence et tels autres accidents ; mais, quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu'une fois ; nous y sommes tous apprentis quand nous y venons. (Montaigne, Essais, II, 6 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 389 ; Pochothèque p. 591 ; Villey p. 371).
. Il n’est description pareille en difficulté à la description de soi-même, ni certes en utilité. (Montaigne, Essais, II, 6 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 397 ; Pochothèque p. 602 ; Villey p. 378).
. La science et la vérité peuvent loger chez nous sans jugement, et le jugement y peut aussi être sans elles ; voire la reconnaissance de l'ignorance est l'un des plus beaux et plus sûrs témoignages de jugement que je trouve. (Montaigne, Essais, II, 10 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 429 ; Pochothèque p. 646 ; Villey p. 409).
. De toutes les vanités, la plus vaine c’est l’homme. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 470 ; Pochothèque p. 706 ; Villey p. 449).
. Qui a persuadé [à l’homme] que ce branle admirable de la voute céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement sur sa tête, les mouvements épouvantables de cette mer infinie, soient établis et se continuent tant de siècles, pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible de rien imaginer si ridicule, que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dise maîtresse et impératrice de l’univers, duquel il n’est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander ? (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 471 ; Pochothèque p. 706 ; Villey p. 450).
. La présomption est notre maladie naturelle et originelle. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 473 ; Pochothèque p. 710 ; Villey p. 452).
. Qui verra l’homme, sans le flatter, il n’y verra ni efficace, ni faculté, qui sente autre chose que la mort et la terre. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 586 ; Pochothèque p. 861 ; Villey p. 554).
. Ne cherchons pas hors de nous notre mal, il est chez nous : il est planté en nos entrailles. Et cela même, que nous ne sentons pas être malades, nous rend la guérison plus malaisée. (Montaigne, Essais, II, 25 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 727 ; Pochothèque p. 1067 ; Villey p. 689).
. Un homme de bonnes mœurs peut avoir des opinions fausses, et un méchant peut prêcher [la] vérité, voire celui qui ne la croit pas. C'est sans doute une belle harmonie quand le faire et le dire vont ensemble. (Montaigne, Essais, II, 31 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 752 ; Pochothèque p. 1111 ; Villey p. 716).
. Il n’y a que vous qui sach[iez] si vous êtes lâche et cruel, ou loyal et dévotieux. Les autres ne vous voient point ; ils vous devinent par conjectures incertaines ; ils voient non tant votre nature[3] que votre art. Par ainsi, ne vous tenez pas à leur sentence, tenez-vous à la vôtre. (Montaigne, Essais, III, 2 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 848 ; Pochothèque p. 1261 ; Villey p. 807-808).
. Comme les âmes vicieuses sont incitées souvent à bien faire par quelque impulsion étrangère, aussi sont les vertueuses à faire mal. Il les faut donc juger par leur état rassis [=au repos], quand elles sont chez elles, si quelquefois elles y sont. (Montaigne, Essais, III, 2 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 850-851 ; Pochothèque p. 1265 ; Villey p. 810).
. Nous appelons sagesse la difficulté de nos humeurs, le dégoût des choses présentes ; mais à la vérité, nous ne quittons pas tant les vices [que] nous les changeons ; et, à mon opinion, en pis. (Montaigne, Essais, III, 2 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 858 ; Pochothèque p. 1275-1276 ; Villey p. 817).
. [La vieillesse] nous attache plus de rides en l'esprit qu'au visage : et [il] ne se voit point d'âmes, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l'aigre et le moisi. (Montaigne, Essais, III, 2 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 858 ; Pochothèque p. 1276 ; Villey p. 817).
. La sottise est une mauvaise qualité, mais de ne la pouvoir supporter, et s'en dépiter et ronger, comme il m'advient, c'est une autre sorte de maladie, qui ne doit guère à la sottise en importunité. (Montaigne, Essais, III, 8 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 967 ; Pochothèque p. 1445 ; Villey p. 923).
. Tout homme peut dire véritablement, mais dire ordonnément, prudemment et suffisamment, peu d'hommes le peuvent. (Montaigne, Essais, III, 8 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 973 ; Pochothèque p. 1453 ; Villey p. 928).
. Tous jugements en gros sont lâches et imparfaits. (Montaigne, Essais, III, 8 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 989 ; Pochothèque p. 1475 ; Villey p. 943).
. La pauvreté des biens est aisée à guérir, la pauvreté de l'âme, impossible. (Montaigne, Essais, III, 10 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1054 ; Pochothèque p. 1569 ; Villey p. 1009).
. Notre monde n’est formé qu’à l’ostentation : les hommes ne s’enflent que de vent, et se manient à bond, comme les ballons. (Montaigne, Essais, III, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1083 ; Pochothèque p. 1610 ; Villey p. 1037).
. Chacun court ailleurs et à l’avenir, d’autant que nul n’est arrivé à soi. (Montaigne, Essais, III, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1091 ; Pochothèque p. 1623 ; Villey p. 1045).
. Nous troublons la vie par le soin de la mort, et la mort par le soin de la vie. L'une nous ennuie, l'autre nous effraye. (Montaigne, Essais, III, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1098 ; Pochothèque p. 1632 ; Villey p. 1051).
. Moi qui me vante d’embrasser si curieusement les commodités de la vie, et si particulièrement, n’y trouve, quand j’y regarde ainsi finement, à peu près que du vent. Mais quoi ! Nous sommes partout vent. (Montaigne, Essais, III, 13 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1157 ; Pochothèque p. 1725 ; Villey p. 1106-1107).
. C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. Nous cherchons d’autres conditions, pour n’entendre l’usage des nôtres, et sortons hors de nous, pour ne savoir quel il y fait. [Aussi] avons-nous beau monter sur des échasses, car sur des échasses encore faut-il marcher de nos jambes. Et au plus élevé trône du monde, [pourtant] ne sommes-nous assis que sur notre cul. (Montaigne, Essais, III, 13 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1166 ; Pochothèque p. 1740 ; Villey p. 1115).
PSYCHOLOGIE DE L’INDIVIDU ou NOTRE FAÇON ORDINAIRE
. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà. La crainte, le désir, l'espérance nous élancent vers l'avenir, et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. (Montaigne, Essais, I, 3 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 33 ; Pochothèque p. 65 ; Villey p. 15).
. Car c'est à la vérité une violente et traîtresse maîtresse d'école que la coutume. Elle établit en nous, peu à peu, à la dérobée, le pied de son autorité. (Montaigne, Essais, I, 22/23 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 111 ; Pochothèque p. 164 ; Villey p. 109).
. D’autant que l’âme est plus vide, et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement sous la charge de la première persuasion. Voilà pourquoi les enfants, le vulgaire, les femmes et les malades sont plus sujets à être menés par les oreilles. (Montaigne, Essais, I, 26/27 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 185 ; Pochothèque p. 275 ; Villey p. 178).
. Si la douleur de tête nous venait avant l'ivresse, nous nous garderions de trop boire. Mais la volupté, pour nous tromper, marche devant et nous cache sa suite. (Montaigne, Essais, I, 38/39 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 250 ; Pochothèque p. 380 ; Villey p. 245).
. La moindre piqûre d'épingle, et passion de l'âme, est suffisante à nous ôter le plaisir de la monarchie du monde. [4] (Montaigne, Essais, I, 42 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 285 ; Pochothèque p. 431 ; Villey p. 263).
. Pensons-nous que les enfants de chœur prennent grand plaisir à la musique ? La satiété la leur rend plutôt ennuyeuse. Les festins, les danses, les mascarades, les tournois réjouissent ceux qui ne les voient pas souvent, et qui ont désiré de les voir ; mais à qui en fait ordinaire, le goût en devient fade et mal plaisant ; ni les dames ne chatouillent celui qui en jouit à cœur saoul. Qui ne se donne loisir d'avoir soif, ne saurait prendre plaisir à boire. Les farces des bateleurs nous réjouissent, mais aux joueurs elles servent de corvée. (Montaigne, Essais, I, 42 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 286 ; Pochothèque p. 432 ; Villey p. 264).
. Quand ce sont injures qui touchent au vif, elles peuvent faire aisément que celui qui allait lâchement à la besogne pour la querelle de son roi, y aille d'une autre affection pour la sienne propre. (Montaigne, Essais, I, 47 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 304 ; Pochothèque p. 461 ; Villey p. 283).
. Notre façon ordinaire, c’est d’aller après les inclinations de notre appétit [=désir], à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous voulons, qu'à l'instant que nous le voulons ; et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche. (Montaigne, Essais, II, 1 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 352 ; Pochothèque p. 535-536 ; Villey p. 333).
. Nous sommes tous de lopins [=faits de pièces séparées], et d'une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque moment, fait son jeu. Et [il] se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes, que de nous à autrui. (Montaigne, Essais, II, 1 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 357 ; Pochothèque p. 543 ; Villey p. 337).
. Quelquefois la fuite de la mort fait que nous y courons. (Montaigne, Essais, II, 3 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 371 ; Pochothèque p. 564 ; Villey p. 353).
. Il n'est aucune si douce consolation en la perte de nos amis que celle que nous apporte la science [=certitude] de n'avoir rien oublié à leur dire, et d'avoir eu avec eux une parfaite et entière communication. (Montaigne, Essais, II, 8 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 416 ; Pochothèque p. 627 ; Villey p. 396).
. Je vois que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobriété et tempérance, peuvent arriver à nous par défaillance corporelle. La fermeté aux dangers (si fermeté il la faut appeler), le mépris de la mort, la patience aux infortunes, peut venir et se trouve souvent aux hommes par faute de bien juger tels accidents et ne les concevoir tels qu’ils sont. La faute d’appréhension [=incapacité à se rendre compte d’une situation] et la bêtise contrefont ainsi parfois les effets vertueux : comme j’ai vu souvent advenir qu’on a loué des hommes de ce de quoi ils méritaient du blâme. (Montaigne, Essais, II, 11 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 447 ; Pochothèque p. 673 ; Villey p. 426).
. On couche volontiers le sens des écrits d’autrui à la faveur des opinions qu’on a préjugées en soi ; et un athéiste se flatte à ramener tous auteurs à l’athéisme. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 469 ; Pochothèque p. 704 ; Villey p. 448). [5]
. La connaissance nous aiguise plutôt au ressentiment des maux qu’elle ne les allège. [6] […] Combien en a rendus de malades la seule force de l’imagination ? Nous en voyons ordinairement se faire saigner, purger et médeciner pour guérir des maux qu’ils ne sentent qu’en leurs discours. Lorsque les vrais maux nous faillent, la science nous prête les siens. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 516-517 ; Pochothèque p. 765 ; Villey p. 491).
. De quoi se fait la plus subtile folie que de la plus subtile sagesse ? […] Ainsi des rares et vives agitations de nos âmes [naissent] les plus excellentes manies, et plus détraquées : il n’y a qu’un demi-tour de cheville à passer de l’un à l’autre. Aux actions des hommes insensés, nous voyons combien proprement s’advient la folie, avec les plus vigoureuses opérations de notre âme. Qui ne sait combien est imperceptible le voisinage d’entre la folie avec les gaillardes [=vigoureuses] élévations d’un esprit libre ; et les effets d’une vertu suprême et extraordinaire ? […] Infinis esprits se trouvent ruinés par leur propre force et souplesse. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 518 ; Pochothèque p. 766-767 ; Villey p. 492).
. Il est aisé à distinguer, les unes sectes avoir plus suivi la vérité, les autres l’utilité, par où celles-ci ont gagné crédit. C’est la misère de notre condition, que souvent ce qui se présente à notre imagination pour le plus vrai, ne s’y présente pas pour le plus utile à notre vie. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 540 ; Pochothèque p. 797 ; Villey p. 512).
. Il n’est jugement humain, si tendu, qui ne sommeille parfois. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 575 ; Pochothèque p. 846-847 ; Villey p. 544).
. La satiété engendre le dégoût. (Montaigne, Essais, II, 15 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 651 ; Pochothèque p. 947 ; Villey p. 614).
. Nous sommes, je ne sais comment, doubles en nous-mêmes, qui fait que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas ; et ne nous pouvons défaire de ce que nous condamnons. (Montaigne, Essais, II, 16 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 657 ; Pochothèque p. 955 ; Villey p. 619).
. Il n'est passion qui ébranle tant la sincérité des jugements que la colère. (Montaigne, Essais, II, 31 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 751 ; Pochothèque p. 1109 ; Villey p. 715).
. On ne peut se vanter de mépriser et combattre la volupté, si on ne la voit, si on l’ignore, et ses grâces, et ses forces, et sa beauté [la] plus attrayante. (Montaigne, Essais, III, 2 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 858 ; Pochothèque p. 1275 ; Villey p. 816).
. Peu de chose nous divertit et détourne : car peu de chose nous tient. Nous ne regardons guère les sujets en gros et seuls : ce sont des circonstances ou des images menues et superficielles qui nous frappent. [7] (Montaigne, Essais, III, 4 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 878 ; Pochothèque p. 1307 ; Villey p. 836).
. Combien de fois embrouillons-nous notre esprit de colère ou de tristesse par telles ombres, et nous insérons en des passions fantastiques qui nous altèrent et l’âme et le corps ! (Montaigne, Essais, III, 4 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 881 ; Pochothèque p. 1311 ; Villey p. 839).
. Il me plaît d’être moins loué, pourvu que je sois mieux connu. (Montaigne, Essais, III, 5 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 889 ; Pochothèque p. 1324 ; Villey p. 847).
. [La jalousie est] des maladies d'esprit, celle à qui plus de choses servent d'aliment, et moins de choses de remède. (Montaigne, Essais, III, 5 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 907 ; Pochothèque p. 1354 ; Villey p. 865).
. Pour moi, je ne juge la valeur d’autre besogne plus obscurément que de la mienne : et loge les Essais tantôt bas, tantôt haut, fort inconstamment et douteusement. (Montaigne, Essais, III, 8 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 985 ; Pochothèque p. 1469 ; Villey p. 939).
. Je réponds ordinairement à ceux qui me demandent raison de mes voyages : que je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche. (Montaigne, Essais, III, 9 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1017 ; Pochothèque p. 1516-1517 ; Villey p. 972).
. Il est certain qu’à la plupart, la préparation à la mort a donné plus de tourment que n’a fait la souffrance [=l’agonie]. (Montaigne, Essais, III, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1097 ; Pochothèque p. 1632 ; Villey p. 1051).
. C’est une religieuse liaison et dévote que le mariage ; voilà pourquoi le plaisir qu’on en tire, ce doit être un plaisir retenu, sérieux et mêlé à quelque sévérité ; ce doit être une volupté aucunement [=quelque peu] prudente et consciencieuse. […] Sa principale fin c’est la génération [=reproduction]. (Montaigne, Essais, I, 29/30 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 204-205 ; Pochothèque p. 307 ; Villey p. 198-199).
. Les maîtres du métier ordonnent pour remède aux passions amoureuses l’entière vue et libre du corps qu’on recherche ; que pour refroidir l’amitié [=l’affection], il ne faille que voir librement ce qu’on aime. […] Et encore que cette recette puisse à l’aventure partir d’une humeur un peu délicate et refroidie ; [c’est pourtant] un merveilleux signe de notre défaillance [=faiblesse], que l’usage et la connaissance nous dégoûte les uns des autres. Ce n’est pas tant pudeur, qu’art et prudence, qui rend nos dames si circonspectes, à nous refuser l’entrée de leurs cabinets, avant qu’elles soient peintes et parées pour la montre publique. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 510 ; Pochothèque p. 755-756 ; Villey p. 484-485).
. J’aime le commerce [des femmes] un peu privé : le public est sans faveur et saveur. (Montaigne, Essais, III, 5 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 889 ; Pochothèque p. 1324 ; Villey p. 847).
. Qu’a fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire, et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne, et pour l’exclure des propos sérieux et réglés ? Nous prononçons hardiment tuer, dérober, trahir ; et cela, nous n’oserions qu’entre les dents. (Montaigne, Essais, III, 5 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 889 ; Pochothèque p. 1324 ; Villey p. 847).
. On ne se marie pas pour soi, quoi qu’on dise : on se marie autant ou plus pour sa postérité, pour sa famille. L’usage et l’intérêt du mariage touche notre race, bien loin par-delà nous. (Montaigne, Essais, III, 5 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 891 ; Pochothèque p. 1328 ; Villey p. 850).
. Un bon mariage, s'il en est, refuse la compagnie et conditions de l'amour : il tâche à représenter [=imiter] celles de l'amitié. C'est une douce société de vie, pleine de constance, de [con]fiance, et d'un nombre infini d'utiles et solides offices [=services], et obligations mutuelles. Aucune femme qui en savoure le goût [...] ne voudrait tenir lieu de maîtresse à son mari. Si elle est logée en son affection comme femme, elle y est bien plus honorablement et sûrement logée. (Montaigne, Essais, III, 5 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 893 ; Pochothèque p. 1331 ; Villey p. 851-852).
. Je trouve après tout que l’amour n’est autre chose que la soif de cette jouissance en un sujet désiré, ni Vénus autre chose que le plaisir de décharger ses vases, comme le plaisir que nature nous donne à décharger d’autres parties, qui devient vicieux ou par immodération, ou par indiscrétion. (Montaigne, Essais, III, 5 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 920 ; Pochothèque p. 1374 ; Villey p. 877).
. La plus utile et honorable science et occupation à une femme[8], c’est la science du ménage. J’en vois quelqu’une avare, de ménagère fort peu. C’est sa maîtresse qualité, et qu’on doit chercher avant toute autre, comme le seul douaire qui sert à ruiner ou sauver nos maisons. Qu’on ne m’en parle pas : selon que l’expérience m’en a appris, je requiers d’une femme mariée, au-dessus de toute autre vertu, la vertu économique [=l'art d'administrer une maison]. Je l’en mets au propre, lui laissant par mon absence tout le gouvernement en main. Je vois avec dépit en plusieurs ménages monsieur revenir maussade et tout marmiteux [=misérable] du tracas des affaires, environ midi, que madame est encore après à se coiffer et attifer en son cabinet. C’est à faire aux reines, encore ne sais-je. Il est ridicule et injuste que l’oisiveté de nos femmes soit entretenue de notre sueur et travail. (Montaigne, Essais, III, 9 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1020 ; Pochothèque p. 1520-1521 ; Villey p. 975).
. Toute femme étrangère nous semble honnête femme. (Montaigne, Essais, III, 9 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1020 ; Pochothèque p. 1521 ; Villey p. 975).
. Votre mort est une des pièces de l’ordre de l’univers, c’est une pièce de la vie du monde. […] Le premier jour de votre naissance vous achemine à mourir comme à vivre. (Montaigne, Essais, I, 19/20 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 94 ; Pochothèque p. 140 ; Villey p. 92-93).
. Il ne se fait aucun profit qu’au dommage d’autrui. […] Le marchand ne fait bien ses affaires qu’à la débauche de la jeunesse ; le laboureur à la cherté des blés ; l’architecte à la ruine des maisons ; les officiers de la justice aux procès et querelles des hommes ; l’honneur même et pratique des ministres de la religion se tire de notre mort et de nos vices. Nul médecin ne prend plaisir à la santé de ses amis mêmes, dit l’ancien comique grec [=Philémon] ; ni soldat à la paix de sa ville ; ainsi du reste. Et qui pis est, que chacun se sonde au-dedans, il trouvera que nos souhaits intérieurs pour la plupart naissent et se nourrissent aux dépens d'autrui. (Montaigne, Essais, I, 21/22 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 110 ; Pochothèque p. 162-163 ; Villey p. 107).
. Nature peut tout, et fait tout. Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps, et aux exercices de l'esprit les âmes boiteuses. Les bâtardes et vulgaires sont indignes de la philosophie. (Montaigne, Essais, I, 24/25 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 146-147 ; Pochothèque p. 217 ; Villey p. 141).
. On nous apprend à vivre quand la vie est passée. (Montaigne, Essais, I, 25/26 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 169 ; Pochothèque p. 251 ; Villey p. 163).
. La sagesse française a été anciennement en proverbe, pour une sagesse qui prenait de bonne heure, et n’avait guère de tenue [=durée]. À la vérité nous voyons encore qu’il n’est rien si gentil que les petits enfants de France : mais ordinairement ils trompent l’espérance qu’on en a conçue, et hommes faits, on n’y voit aucune excellence. (Montaigne, Essais, I, 25/26 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 170 ; Pochothèque p. 253 ; Villey p. 164).
. Je voudrais premièrement bien savoir ma langue, et celle de mes voisins où j’ai plus ordinaire commerce. C’est un bel et grand agencement sans doute que le grec et latin, mais on l’achète trop cher. (Montaigne, Essais, I, 25/26 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 179 ; Pochothèque p. 267 ; Villey p. 173).
. Plaisantes gens, qui pensent avoir rendue [la Bible] maniable au peuple, pour l'avoir mise en langage populaire ! Ne tient-il qu'aux mots qu'ils n'entendent tout ce qu'ils trouvent par écrit ? Dirai-je plus ? Pour l'en approcher de ce peu, ils l'en reculent. L'ignorance pure et remise toute en autrui était bien plus salutaire et plus savante que n'est cette science verbale, et vaine, nourrice de présomption et de témérité. (Montaigne, Essais, I, 56 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 339 ; Pochothèque p. 519 ; Villey p. 321).
. L'ordre des choses porte que [nos enfants] ne peuvent, à dire vérité, être, ni vivre, qu'aux dépens de notre être et de notre vie. (Montaigne, Essais, II, 8 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 406 ; Pochothèque p. 614-615 ; Villey p. 387).
. Notre parler a ses faiblesses et ses défauts, comme tout le reste. La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes. Nos procès ne naissent que du débat de l’interprétation des lois ; et la plupart des guerres, de cette impuissance de n’avoir su clairement exprimer les conventions et traités d’accord des princes. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 556 ; Pochothèque p. 820 ; Villey p. 527).
. Ce n’est pas un léger plaisir de se sentir préservé de la contagion d’un siècle si gâté. (Montaigne, Essais, III, 2 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 847 ; Pochothèque p. 1259 ; Villey p. 807).
. Tel a été miraculeux au monde, auquel sa femme et son valet n’ont rien vu seulement de remerciable. Peu d’hommes ont été admirés par leurs domestiques.[9] (Montaigne, Essais, III, 2 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 849 ; Pochothèque p. 1262-1263 ; Villey p. 808).
. Vainement nous concluons aujourd’hui l’inclination [=le déclin] et la décrépitude du monde par les arguments que nous tirons de notre propre faiblesse et décadence. (Montaigne, Essais, III, 6 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 952 ; Pochothèque p. 1422 ; Villey p. 908).
. Celui qui succombe à sa charge, il découvre sa mesure, et la faiblesse de ses épaules. C'est pourquoi on voit tant d'ineptes âmes entre les savantes, et plus que d'autres : il s'en fût fait des bons hommes de ménage [=administrateurs], bons marchands, bons artisans : leur vigueur naturelle était taillée à cette proportion. C'est chose de grands poids que la science, ils fondent dessous [=succombent sous elle]. Pour étaler et distribuer cette riche et puissante matière, pour l'employer et s'en aider, leur engin [=esprit] n'a ni assez de vigueur, ni assez de maniement. Elle ne peut qu'en une forte nature ; or elles sont bien rares. Et les faibles, dit Socrate, corrompent la dignité de la philosophie en la maniant. Elle paraît et inutile et vicieuse, quand elle est mal étuyée [=dans le mauvais étui d'un imbécile]. (Montaigne, Essais, III, 8 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 977 ; Pochothèque p. 1458 ; Villey p. 931-932).
. Tout abrégé sur un bon livre est un sot abrégé. (Montaigne, Essais, III, 8 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 985 ; Pochothèque p. 1469-1470 ; Villey p. 939).
. La plupart de nos vacations [=occupations] sont farcesques. […] Il faut jouer dûment notre rôle, mais comme rôle d’un personnage emprunté. (Montaigne, Essais, III, 10 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1057 ; Pochothèque p. 1572 ; Villey p. 1011).
. La longue souffrance [=le fait de subir] engendre la coutume, la coutume le consentement et l’imitation. (Montaigne, Essais, III, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1088 ; Pochothèque p. 1617 ; Villey p. 1042).
. La vérité même n’a pas ce privilège d’être employée à toute heure, et en toute sorte : son usage tout noble qu’il est, a ses circonscriptions et limites. Il advient souvent, comme le monde est, qu’on la lâche à l’oreille du prince, non seulement sans fruit, mais dommageablement, et encore injustement. (Montaigne, Essais, III, 13 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1125 ; Pochothèque p. 1678 ; Villey p. 1078).
. J'estime qu'il ne tombe en l'imagination humaine aucune fantaisie si forcenée [=extravagante] qui ne rencontre l'exemple de quelque usage public, et par conséquent que notre raison n'étaye et ne fonde. (Montaigne, Essais, I, 22/23 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 114 ; Pochothèque p. 169 ; Villey p. 111).
. Les lois de la conscience, que nous disons naître de nature, naissent de la coutume : chacun ayant en vénération interne les opinions et mœurs approuvées et reçues autour de lui, ne s’en peut déprendre sans remords, ni s’y appliquer sans applaudissement. (Montaigne, Essais, I, 22/23 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 119 ; Pochothèque p. 176 ; Villey p. 115).
. Les communes imaginations, que nous trouvons en crédit autour de nous, et infuses en notre âme par la semence de nos pères, il semble que ce soient les générales et naturelles. Par où il advient que ce qui est hors les gonds de la coutume, on le croit hors les gonds de la raison. (Montaigne, Essais, I, 22/23 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 119 ; Pochothèque p. 176-177 ; Villey p. 115-116).
. Nous ne sommes, ce crois-je, savants que de la science présente : non de la passée, aussi peu que de la future. (Montaigne, Essais, I, 24/25 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 141 ; Pochothèque p. 209 ; Villey p. 136).
. C’est une sotte présomption d’aller dédaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable. [...] Condamner ainsi résolument une chose pour fausse et impossible, c'est se donner l'avantage d'avoir dans la tête les bornes et limites de la volonté de Dieu, et de la puissance de notre mère nature. Et il n'y a point de plus notable folie au monde, que de les ramener à la mesure de notre capacité et suffisance. (Montaigne, Essais, I, 26/27 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 185-186 ; Pochothèque p. 275-276 ; Villey p. 178-179).
. Que ne nous souvient-il combien nous sentons de contradiction en notre jugement même ? combien de choses nous servaient hier d’articles de foi, qui nous sont fables aujourdhui ? La gloire et la curiosité [=la présomption et la passion de savoir] sont les deux fléaux de notre âme. Celle-ci nous conduit à mettre le nez partout, et celle-là nous défend de rien laisser irrésolu et indécis. (Montaigne, Essais, I, 26/27 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 189 ; Pochothèque p. 281 ; Villey p. 182).
. Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage. Comme de vrai nous n'avons autre mire [= critère] de la vérité et de la raison, que l'exemple et l'idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police [=gouvernement], parfait et accompli usage de toutes choses. (Montaigne, Essais, I, 30/31 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 211 ; Pochothèque p. 318 ; Villey p. 205).
. Toute opinion est assez forte pour se faire épouser au prix de la vie. (Montaigne, Essais, I, 40/14 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 261 ; Pochothèque p. 398 ; Villey p. 53).
. Il y a plus de distance de tel à tel homme, qu'il n'y a de tel homme à telle bête. […] Comparez [au sage] la tourbe de nos hommes, stupide, basse, servile, instable, et continuellement flottante en l'orage des passions diverses, qui la poussent et repoussent, [dé]pendant toute d'autrui : il y a plus d'éloignement que du ciel à la terre ; et toutefois l'aveuglement de notre usage est tel, que nous en faisons peu ou point d'état. (Montaigne, Essais, I, 42 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 280 et 282 ; Pochothèque p. 424 et 427 ; Villey p. 258 et 260).
. L’ignorance qui se sait, qui se juge, et qui se condamne, ce n’est pas une entière ignorance : pour l’être, il faut qu’elle s’ignore soi-même. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 529 ; Pochothèque p. 783 ; Villey p. 502).
. Le beaucoup savoir apporte l'occasion de plus douter. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 535 ; Pochothèque p. 790 ; Villey p. 507).
. La persuasion de la certitude est un certain témoignage [=une preuve assurée] de folie, et d'incertitude extrême. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 571 ; Pochothèque p. 842 ; Villey p. 541).
. Quelle bonté est-ce, que je voyais hier en crédit, et demain ne l’être plus ; et que le trajet d’une rivière fait crime ? Quelle vérité est-ce que ces montagnes bornent, mensonge au monde qui se tient au-delà ? [10] (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 615 ; Pochothèque p. 898 ; Villey p. 579).
. Le meurtre des enfants, meurtre des pères, communication de femmes, trafic de voleries, licence à toutes sortes de voluptés, il n’est rien en somme si extrême qui ne se trouve reçu par l’usage de quelque nation. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 616 ; Pochothèque p. 899 ; Villey p. 580).
. [Nous avons l’expérience] qu’il n’est aucun sens ni visage, ou droit, ou amer, ou doux, ou courbe, que l’esprit humain ne trouve aux écrits qu’il entreprend de fouiller. En la parole la plus nette, pure, et parfaite qui puisse être, combien de fausseté et de mensonge a l’on fait naître ? Quelle hérésie n’y a trouvé des fondements assez [=suffisants], et témoignages, pour entreprendre et pour se maintenir ? (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 621 ; Pochothèque p. 906 ; Villey p. 585).
. Il est impossible de faire concevoir à un homme naturellement aveugle qu'il ne voit pas, impossible de lui faire désirer la vue et regretter son défaut. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 625 ; Pochothèque p. 911 ; Villey p. 589).
. Notre état accommodant les choses à soi, et les transformant selon soi, nous ne savons plus quelles sont les choses en vérité, car rien ne vient à nous que falsifié et altéré par nos sens. […] L’incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu’ils produisent. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 637 ; Pochothèque p. 926 ; Villey p. 600).
. Je pense avoir des opinions bonnes et saines (mais qui n’en croit pas autant des siennes ?). (Montaigne, Essais, II, 17 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 696 ; Pochothèque p. 1015 ; Villey p. 657).
. Nulles propositions m'étonnent, nulle créance me blesse, quelque contrariété qu'elle ait à la mienne. Il n'est si frivole et si extravagante fantaisie, qui ne me semble bien sortable [=conforme] à la production de l'esprit humain. Nous autres, qui privons notre jugement du droit de faire des arrêts, regardons mollement [=tranquillement] les opinions diverses [=différentes] ; et si nous n'y prêtons le jugement, nous y prêtons aisément l'oreille. [...] Les contradictions donc des jugements ne m'offensent ni m'altèrent : elles m'éveillent seulement et m'exercent. Nous fuyons la correction, il s'y faudrait présenter et produire notamment quand elle vient par forme de conférence, non de régence. [...] J'aime entre les galants hommes qu'on s'exprime courageusement : que les mots aillent où va la pensée. [...] J'aime une société et familiarité forte et virile : une amitié qui se flatte en l'âpreté et vigueur de son commerce. [...] Elle n'est pas assez vigoureuse et généreuse si elle n'est querelleuse. [...] Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère : je m'avance vers celui qui me contredit, qui m'instruit. (Montaigne, Essais, III, 8 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 967-968 ; Pochothèque p. 1445-1446 ; Villey p. 923-924).
. Chaque usage a sa raison. (Montaigne, Essais, III, 9 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1031 ; Pochothèque p. 1536 ; Villey p. 985).
. Je vois ordinairement que les hommes, aux faits qu'on leur propose, s'amusent plus volontiers à en chercher la raison qu'à en chercher la vérité : ils laissent les choses, et s'amusent à traiter les causes. Plaisants causeurs. [...] Ils commencent ordinairement ainsi : comment est-ce que cela se fait-il ? Mais se fait-il ? faudrait-il dire. Notre discours est capable d'étoffer cent autres mondes, et d’en trouver les principes et la contexture. Il ne lui faut ni matière ni base. Laissez-le courir : il bâtit aussi bien sur le vide que sur le plein, et de l’inanité que de matière. [11] (Montaigne, Essais, III, 11 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1072 ; Pochothèque p. 1595 ; Villey p. 1026-1027).
. Peu de gens faillent, notamment aux choses malaisées à persuader, d'affirmer qu'ils l'ont vu, ou d'alléguer des témoins desquels l'autorité arrête notre contradiction. Suivant cet usage, nous savons les fondements et les causes de mille choses qui ne furent onques ; et s'escarmouche [=bataille] le monde en mille questions, desquelles et le pour et le contre est faux. [...] Je trouve que nous ne sommes pas seulement lâches à nous défendre de la piperie [=tromperie], mais que nous cherchons et convions à nous y enferrer. Nous aimons à nous embrouiller en la vanité, comme conforme à notre être. (Montaigne, Essais, III, 11 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1073 ; Pochothèque p. 1596 ; Villey p. 1027).
. L'erreur particulière fait premièrement l'erreur publique, et à son tour après, l'erreur publique fait l'erreur particulière. Ainsi va tout ce bâtiment, s'étoffant et formant de main en main, de manière que le plus éloigné témoin en est mieux instruit que le plus voisin, et le dernier informé mieux persuadé que le premier. C'est un progrès naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime que c'est ouvrage de charité de la persuader à un autre ; et pour ce faire, ne craint point d'ajouter de son invention, autant qu'il voit être nécessaire en son conte, pour suppléer à la résistance et au défaut qu'il pense être en la conception d'autrui. (Montaigne, Essais, III, 11 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1073-1074 ; Pochothèque p. 1597 ; Villey p. 1027-1028).
. C'est chose difficile de résoudre [=arrêter] son jugement contre les opinions communes. La première persuasion, prise du sujet même, saisit les simples ; de là elle s'épand aux habiles, sous l'autorité du nombre et ancienneté des témoignages. (Montaigne, Essais, III, 11 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1074 ; Pochothèque p. 1598 ; Villey p. 1026-1028).
. Qui veut guérir de l'ignorance, il faut la confesser. [...] L'admiration [=l’étonnement] est fondement de toute philosophie, l'inquisition [=l’enquête] le progrès, l'ignorance le bout. (Montaigne, Essais, III, 11 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1076 ; Pochothèque p. 1600 ; Villey p. 1030).
. Les lois se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité : elles n’en ont point d’autre. [12] Qui bien leur sert. Elles sont souvent faites par des sots, [le] plus souvent par des gens qui, en haine d’équalité [=égalité], ont faute d’équité ; mais toujours par des hommes, auteurs vains et irrésolus. (Montaigne, Essais, III, 13 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1119 ; Pochothèque p. 1669 ; Villey p. 1072).
. Qui se souvient de s’être tant et tant de fois mécompté de son propre jugement : est-il pas un sot, de n’en entrer pour jamais en défiance ? (Montaigne, Essais, III, 13 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1121 ; Pochothèque p. 1671 ; Villey p. 1074).
. L'affirmation et l'opiniâtreté sont signes exprès de bêtises. (Montaigne, Essais, III, 13 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1122 ; Pochothèque p. 1674 ; Villey p. 1075).
. Notre religion n'a point eu de plus assuré fondement humain que le mépris de la vie. (Montaigne, Essais, I, 19/20 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 93 ; Pochothèque p. 139 ; Villey p. 91).
. Les miracles sont selon l'ignorance en quoi nous sommes de la nature, non selon l'être de la nature. (Montaigne, Essais, I, 22/23 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 115 ; Pochothèque p. 170 ; Villey p. 112).
. Il n’est rien cru si fermement que ce qu’on sait le moins, ni gens si assurés que ceux qui nous content des fables, comme alchimistes, pronostiqueurs, judiciaires [=astrologues divinatoires], chiromanciens, médecins […]. Auxquels je joindrais volontiers, si j’osais, un tas de gens, interprètes et contrôleurs ordinaires des desseins de Dieu, faisant état de trouver les causes de chaque accident, et de voir, dans les secrets de la volonté divine, les motifs incompréhensibles de ses œuvres. (Montaigne, Essais, I, 31/32 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 222 ; Pochothèque p. 334 ; Villey p. 215).
. Je trouve mauvais ce que je vois en usage, de chercher à fermir et appuyer notre religion par la prospérité de nos entreprises. […] Le peuple accoutumé à ces arguments plausibles, et proprement de son goût, il est danger, quand les évènements viennent à leur tour contraires et désavantageux, qu’il en ébranle sa foi. […] C’est une belle bataille navale qui s’est gagnée ces mois passés contre les Turcs, sous la conduite de don Juan d’Autriche, mais il a bien plu à Dieu en faire autrefois voir d’autres telles à nos dépens. Somme, il est malaisé de ramener les choses divines à notre balance [=jugement], qu’elles n’y souffrent du déchet [=sans qu’elles en pâtissent]. (Montaigne, Essais, I, 31/32 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 222-223 ; Pochothèque p. 334-335 ; Villey p. 216).
. La superstition [d’Alexandre] porte quelque image de pusillanimité. (Montaigne, Essais, II, 1 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 356 ; Pochothèque p. 541 ; Villey p. 336).
. Les chrétiens se font tort de vouloir appuyer leur créance par des raisons humaines, qui ne se conçoit que par foi et par une inspiration particulière de la grâce divine. […] C’est la foi seule qui embrasse vivement et certainement les hauts mystères de notre religion. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 460-461 ; Pochothèque p. 694 ; Villey p. 440-441).
. Si [la foi] n’entre chez nous par une infusion extraordinaire, si elle y entre non seulement par discours [=raison], mais encore par moyens humains, elle n’y est pas en sa dignité ni en sa splendeur. Et certes je crains pourtant que nous ne la jouissions [=possédions] que par cette vole. Si nous tenions à Dieu par l’entremise d’une foi vive, si nous tenions à Dieu par lui, non par nous, si nous avions un pied et un fondement divin, les occasions humaines n’auraient pas le pouvoir de nous ébranler, comme elles ont : notre fort ne serait pas pour se rendre à une si faible batterie [=canonnade] ; l’amour de la nouveauté, la contrainte des Princes, la bonne fortune d’un parti, le changement téméraire et fortuit de nos opinions, n’auraient pas la force de secouer et altérer notre croyance : nous ne la laisserions pas troubler à la merci d’un nouvel argument, et à la persuasion, non pas de toute la rhétorique qui fût onques : nous soutiendrions ces flots d’une fermeté inflexible et immobile. […] Si ce rayon de la divinité nous touchait aucunement [=quelque peu], il y paraîtrait partout : non seulement nos paroles, mais encore nos opérations en porteraient la lueur et le lustre. Tout ce qui partirait de nous, on le verrait illuminé de cette noble clarté. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 461-462 ; Pochothèque p. 695 ; Villey p. 441-442).
. Toutes autres apparences sont communes à toutes religions : espérance, confiance, évènements, cérémonies, pénitence, martyres. La marque p[arti]culière de notre vérité devrait être notre vertu, comme elle est aussi la plus céleste marque, et la plus difficile : et que c’est la plus digne production de la vérité. […] Si nous avions une seule goutte de foi, nous remuerions les montagnes de leur place, dit la sainte parole : nos actions qui seraient guidées et accompagnées de la divinité, ne seraient pas simplement humaines, elles auraient quelque chose de miraculeux, comme notre croyance. […] Les uns font accroire au monde, qu’ils croient ce qu’ils ne croient pas. Les autres en plus grand nombre, se le font accroire à eux-mêmes, ne sachant pas pénétrer que c’est que croire. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 462-463 ; Pochothèque p. 696-697 ; Villey p. 442).
. Nous ne prêtons volontiers à la dévotion que les offices, qui flattent nos passions. Il n’est point d’hostilité [=aptitude à se conduire en ennemi] excellente comme la chrétienne. Notre zèle fait merveilles, quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la détraction [=le dénigrement], la rébellion. À contre-poil, vers la bonté, la bénignité [=bienveillance], la tempérance, si, comme par miracle, quelque rare complexion ne l’y porte, il ne va ni de pied, ni d’aile. Notre religion est faite pour extirper les vices ; elle les couvre, les nourrit, les incite. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 464 ; Pochothèque p. 698 ; Villey p. 444).
. Nous ne recevons notre religion qu’à notre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoivent. Nous nous sommes rencontrés au pays où elle était en usage, où nous regardons son ancienneté, ou l’autorité des hommes qui l’ont maintenue, ou craignons les menaces qu’elle attache aux mécréants, ou suivons ses promesses. […] Une autre région, d’autres témoins, pareilles promesses et menaces, nous pourraient imprimer par même voie une croyance contraire. Nous sommes chrétiens à même titre que nous sommes ou Périgourdins ou Allemands. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 465-466 ; Pochothèque p. 700 ; Villey p. 445).
. C’est à faire aux religions mortelles et humaines, d’être reçues par une humaine conduite. Quelle foi doit-ce être, que la lâcheté et la faiblesse de cœur plantent en nous et établissent ? Plaisante foi, qui ne croit ce qu’elle croit, que [parce qu’elle n’a pas] le courage de le décroire [=croire le contraire]. Une vicieuse passion, comme celle de l’inconstance et de l’étonnement [=du manque de fermeté et de la peur], peut-elle faire en notre âme aucune production réglée ? (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 466 ; Pochothèque p. 700 ; Villey p. 445).
. Les enfants et les vieillards se trouvent plus susceptibles de religion, comme si elle naissait et tirait son crédit de notre imbécillité. [13] (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 467 ; Pochothèque p. 701-702 ; Villey p. 446).
. C'est aux chrétiens une occasion de croire, que de rencontrer une chose incroyable. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 525 ; Pochothèque p. 777 ; Villey p. 499).
. Les choses les plus ignorées sont plus propres à être déifiées. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 545 ; Pochothèque p. 804 ; Villey p. 516).
. Quand Mahomet promet aux siens un paradis tapissé, paré d’or et de pierreries, peuplé de garces [=filles] d’excellente beauté, de vins et de vivres singuliers, je vois bien que ce sont des moqueurs qui se plient à notre bêtise, pour nous emmieller et attirer par ces opinions et espérances, convenables à notre mortel appétit. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 546 ; Pochothèque p. 806 ; Villey p. 518).
. Si les plaisirs que tu nous promets en l’autre vie sont de ceux que j’ai senti çà-bas, cela n’a rien de commun avec l’infinité : Quand tous mes cinq sens de nature seraient combles de liesse, et cette âme saisie de tout le contentement qu’elle peut désirer et espérer, nous savons ce qu’elle peut : celà, ce ne serait encore rien. S’il y a quelque chose du mien, il n’y a rien de divin ; si cela n’est autre que ce qui peut appartenir à cette notre condition présente, il ne peut être mis en compte. Tout contentement des mortels est mortel. La reconnaissance de nos parents, de nos enfants, et de nos amis, si elle nous peut toucher et chatouiller en l’autre monde, si nous tenons encore à un tel plaisir, nous sommes dans les commodités terrestres et finies. Nous ne pouvons dignement concevoir la grandeur de ces hautes et divines promesses, si nous les pouvons aucunement [=en quelque façon] concevoir. Pour dignement les imaginer, il les faut imaginer inimaginables, indicibles et incompréhensibles, et parfaitement autres que celles de notre misérable expérience. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 546-547 ; Pochothèque p. 806-807 ; Villey p. 518).
. Il m'a toujours semblé qu'à un homme chrétien cette sorte de parler est pleine d'indiscrétion [=arrogance] et d'irrévérence : « Dieu ne peut mourir », « Dieu ne peut se dédire », « Dieu ne peut faire ceci ou cela ». Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine sous les lois de notre parole. Et l’apparence qui s’offre à nous en ces propositions, il la faudrait représenter plus révéremment et plus religieusement. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 556 ; Pochothèque p. 819-820 ; Villey p. 527).
. Par cette voie [=l’interprétation arbitraire] se gagne le crédit des faibles divinatrices. Il n’est pronostiqueur [=devin], s’il a cette autorité qu’on le daigne feuilleter et rechercher curieusement tous les plis et lustres [=sens] de ses paroles, à qui on ne fasse dire tout ce qu’on voudra, comme aux Sibylles. Il y a tant de moyens d’interprétation qu’il est malaisé que de biais, ou de droit fil, un esprit ingénieux ne rencontre en tout sujet quelque air qui lui serve à son point. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 622 ; Pochothèque p. 906 ; Villey p. 586).
. Ruineuse instruction à toute police, et bien plus dommageable qu’ingénieuse et subtile, qui persuade aux peuples la religieuse créance [=la foi] suffire seule et sans les mœurs, à contenter la divine justice. L’usage nous fait voir une distinction énorme entre la dévotion et la conscience. (Montaigne, Essais, III, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1107 ; Pochothèque p. 1647-1648 ; Villey p. 1059).
. Toutes passions qui se laissent goûter et digérer ne sont que médiocres. (Montaigne, Essais, I, 2 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 37 ; Pochothèque p. 63 ; Villey p. 13).
. Le but de notre carrière, c'est la mort, c'est l'objet nécessaire de notre visée : si elle nous effraie, comme est-il possible d'aller un pas avant, sans fièvre ? Le remède du vulgaire, c'est de n'y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement ? (Montaigne, Essais, I, 19/20 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 85 ; Pochothèque p. 128 ; Villey p. 84).
. Il est incertain où la mort nous attende, attendons-la partout. La préméditation [=préparation] de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Il n'y a rien de mal en la vie, pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n'est pas mal. Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. Paul-Émile répondit à celui que ce misérable roi de Macédoine [=Persée], son prisonnier, lui envoyait pour le prier de ne le mener pas en son triomphe : « Qu'il en fasse la requête à soi-même ». (Montaigne, Essais, I, 19/20 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 88-89 ; Pochothèque p. 132-133 ; Villey p. 87).
. Tout ce qui peut être fait un autre jour, le peut être aujourd'hui. (Montaigne, Essais, I, 19/20 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 89 ; Pochothèque p. 134 ; Villey p. 88).
. [La mort] ne vous concerne ni mort ni vif : vif, parce que vous êtes ; mort, parce que vous n'êtes plus. (Montaigne, Essais, I, 19/20 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 96 ; Pochothèque p. 143 ; Villey p. 95).
. Le sage doit au-dedans retirer son âme de la presse [=du tumulte], et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses ; mais quant au dehors, il doit suivre entièrement les façons et formes reçues. La société publique n'a que faire de nos pensées ; mais le demeurant, comme nos actions, notre travail, nos fortunes et notre vie, il la faut prêter et abandonner à son service et aux opinions communes. [...] Car c'est la règle des règles, et générale loi des lois, que chacun observe celles du lieu où il est. (Montaigne, Essais, I, 22/23 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 122-123 ; Pochothèque p. 181 ; Villey p. 118).
. Notre âme s'élargit d'autant plus qu'elle se remplit. (Montaigne, Essais, I, 24/25 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 139 ; Pochothèque p. 205 ; Villey p. 134).
. Il ne faut pas attacher le savoir à l'âme, il l'y faut incorporer : il ne l'en faut pas arroser, il l'en faut teindre ; et s'il ne la change, et améliore son état imparfait, certainement il vaut beaucoup mieux le laisser là. C’est un dangereux glaive, et qui empêche et offense son maître s’il est en main faible et qui n’en sache l’usage. (Montaigne, Essais, I, 24/25 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 145 ; Pochothèque p. 215 ; Villey p. 140).
. C'est un grand ornement que la science [=le savoir], et un outil de merveilleux service, notamment aux personnes élevées en [haut] degré de fortune [...]. À la vérité elle n'a point son vrai usage en mains viles et basses. Elle est bien plus fière de prêter ses moyens à conduire une guerre, à commander un peuple, à pratiquer l'amitié d'un prince, ou d'une nation étrangère, qu'à dresser un argument dialectique, ou à plaider un appel, ou ordonner une masse de pilules. (Montaigne, Essais, I, 25/26 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 154 ; Pochothèque p. 2229 ; Villey p. 150).
. Je marche plus ferme et plus sûr à mont qu’à val. (Montaigne, Essais, I, 25/26 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 155-156 ; Pochothèque p. 231 ; Villey p. 150).
. Savoir par cœur n'est pas savoir : c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu'on sait droitement, on en dispose, sans regarder au patron [=modèle], sans tourner les yeux vers son livre. Fâcheuse suffisance, qu'une suffisance pure livresque ! (Montaigne, Essais, I, 25/26 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 157 ; Pochothèque p. 234 ; Villey p. 152).
. Le silence et la modestie sont qualités très commodes à la conversation. (Montaigne, Essais, I, 25/26 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 159 ; Pochothèque p. 237 ; Villey p. 154).
. Comme il n'affiert [=ne convient] qu'aux grands poètes d'user des licences de l'art : aussi n'est-il supportable qu'aux grandes âmes et illustres de se privilégier au-dessus de la coutume. (Montaigne, Essais, I, 25/26 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 160 ; Pochothèque p. 237 ; Villey p. 154).
. L’estimation et le prix d’un homme consiste au cœur et en la volonté : c’est là où gît son vrai honneur. La vaillance, c’est la fermeté non pas des jambes et des bras, mais du courage et de l’âme : elle ne consiste pas en la valeur de notre cheval, ni de nos armes, mais en la nôtre. Celui qui tombe obstiné en son courage, « s’il est tombé, il combat à genoux ». Qui, pour quelque danger de la mort voisine, ne relâche aucun point de son assurance, qui regarde encore, en rendant l’âme, son ennemi d’une vue ferme et dédaigneuse, il est battu, non pas de nous, mais de la fortune, il est tué, non pas vaincu : les plus vaillants sont parfois les plus infortunés. (Montaigne, Essais, I, 30/31 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 218 ; Pochothèque p. 328 ; Villey p. 211).
. Je n'ai point cette erreur commune de juger d'un autre selon [ce] que je suis. J'en crois aisément des choses diverses à moi. (Montaigne, Essais, I, 36/37 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 234 ; Pochothèque p. 354 ; Villey p. 229).
. Je désire singulièrement qu'on nous juge chacun à part soi, et qu'on ne me tire [=juge] en conséquence [selon les] communs exemples. (Montaigne, Essais, I, 36/37 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 234 ; Pochothèque p. 354-355 ; Villey p. 229).
. Nos jugements sont encore malades et suivent la dépravation de nos mœurs. Je vois la plupart des esprits de mon temps faire les ingénieux à obscurcir la gloire des belles et généreuses actions anciennes, leur donnant quelque interprétation vile et leur controuvant [=inventant] des occasions et des causes vaines. Grande subtilité ! Qu’on me donne l’action la plus excellente et pure, je m’en vais y fournir vraisemblablement cinquante vicieuses intentions. (Montaigne, Essais, I, 36/37 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 235 ; Pochothèque p. 356 ; Villey p. 230).
. Ce n’est pas assez de s’être écarté du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place, il se faut écarter des conditions populaires qui sont en nous : il se faut séquestrer et ravoir de soi [=s’isoler et se ressaisir]. (Montaigne, Essais, I, 38/39 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 243 ; Pochothèque p. 370 ; Villey p. 239).
. La plus grande chose du monde, c'est de savoir être à soi. (Montaigne, Essais, I, 38/39 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 246 ; Pochothèque p. 375 ; Villey p. 242).
. Je n'aime, pour moi, que des livres ou plaisants et faciles, qui me chatouillent ; ou ceux qui me consolent, et conseillent à régler ma vie et ma mort. (Montaigne, Essais, I, 38/39 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 251 ; Pochothèque p. 381 ; Villey p. 246).
. La plus contraire humeur à la retraite, c'est l'ambition. La gloire et le repos sont choses qui ne peuvent loger en même gîte. (Montaigne, Essais, I, 38/39 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 251 ; Pochothèque p. 381 ; Villey p. 246-247).
. Plus je m'étais chargé de monnaie, plus aussi je m'étais chargé de crainte. [...] Tout compté, il y a plus de peine à garder l'argent qu'à l'acquérir. (Montaigne, Essais, I, 40/14 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 274 ; Pochothèque p. 415 ; Villey p. 64).
. Pour juger des choses grandes et hautes, il faut une âme de même, autrement nous leur attribuons le vice qui est le nôtre. (Montaigne, Essais, I, 40/14 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 277 ; Pochothèque p. 418 ; Villey p. 67).
. La volupté même et le bonheur ne s'aperçoivent point sans vigueur et sans esprit. (Montaigne, Essais, I, 42 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 284 ; Pochothèque p. 430 ; Villey p. 262).
. Les biens de la fortune, tous tels qu’ils sont, encore faut-il avoir le sentiment propre à les savourer : c’est le jouir, non le posséder, qui rend heureux. (Montaigne, Essais, I, 42 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 284 ; Pochothèque p. 430 ; Villey p. 262).
. La raison nous ordonne bien d'aller toujours même chemin, mais non toutefois même train. (Montaigne, Essais, I, 44 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 292 ; Pochothèque p. 442 ; Villey p. 271).
. C’est l’effet d’un esprit précipiteux et insatiable de ne savoir mettre fin à sa convoitise ; c’est abuser des faveurs de Dieu de leur vouloir faire perdre la mesure qu’il leur a prescrite ; et de se rejeter au danger après la victoire, c’est la remettre encore un coup à la merci de la fortune : l'une des plus grandes sagesses en l'art militaire, c'est de ne pousser son ennemi au désespoir. (Montaigne, Essais, I, 47 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 302 ; Pochothèque p. 458-459 ; Villey p. 282).
. Ne prenons plus excuse des externes qualités des choses : c’est à nous, à nous en rendre compte. Notre bien et notre mal ne tient qu'à nous. Offrons-y nos offrandes et nos vœux, non pas à la fortune : elle ne peut rien sur nos mœurs. Au rebours, elles l’entraînent à leur suite, et la moulent à leur forme. (Montaigne, Essais, I, 50 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 322 ; Pochothèque p. 491 ; Villey p. 302-303).
. La vertu ne veut être suivie que pour elle-même ; et si on emprunte parfois son masque pour autre occasion, elle nous l'arrache aussitôt du visage. C'est une vive et forte teinture, quand l'âme en est une fois abreuvée, et qui ne s'en va [sans] qu'elle n'emporte la pièce. Voilà pourquoi pour juger d’un homme, il faut suivre longuement et curieusement [=attentivement] sa trace. (Montaigne, Essais, II,1 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 356 ; Pochothèque p. 541-542 ; Villey p. 336).
. Le pire état de l'homme, c'est où il perd la connaissance et gouvernement de soi. (Montaigne, Essais, II, 2 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 359 ; Pochothèque p. 546 ; Villey p. 340).
. Ce n'est pas la recette [=le remède] à une seule maladie : la mort est la recette à tous maux. C'est un port très assuré, qui n'est jamais à craindre, et souvent à rechercher. Tout revient à un, que l'homme se donne sa fin, ou qu'il la souffre [=subisse] ; qu'il coure au-devant de son jour, ou qu'il l'attende : d'où qu'il vienne, c'est toujours le sien. En quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout, c'est le bout de la fusée. La plus volontaire mort, c'est la plus belle. La vie dépend de la volonté d'autrui ; la mort, de la nôtre. En aucune chose nous ne devons tant nous accommoder à nos humeurs, qu'en celle-là. La réputation ne touche pas une telle entreprise, c'est folie d'en avoir respect. Le vivre, c'est servir, si la liberté de mourir en est à dire [=y fait défaut] [14]. (Montaigne, Essais, II, 3 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 369 ; Pochothèque p. 561 ; Villey p. 351).
. Je tiens qu'il faut être prudent à estimer de soi [=se juger], et pareillement consciencieux à en témoigner : soit bas, soit haut, indifféremment. Si je me semblais bon et sage ou près de là [15], je l'entonnerais à pleine tête [=je le chanterais à pleine voix]. De dire moins de soi qu'il n'y en a, c'est sottise, non modestie : se payer de moins qu'on ne vaut, c'est lâcheté et pusillanimité, selon Aristote. Nulle vertu ne s’aide de la fausseté : et la vérité n’est jamais matière d’erreur. De dire de soi plus qu’il n’y en a, ce n’est pas toujours présomption, c’est encore souvent sottise. (Montaigne, Essais, II, 6 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 398 ; Pochothèque p. 604 ; Villey p. 379).
. Quelque langue que parlent mes livres, je leur parle en la mienne. (Montaigne, Essais, II, 10 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 440 ; Pochothèque p. 662 ; Villey p. 418).
. Le mal est à l’homme bien à son tour. Ni la douleur ne lui est toujours à fuir, ni la volupté toujours à suivre. [16] (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 520 ; Pochothèque p. 769 ; Villey p. 493).
. On a raison de donner à l’esprit humain les barrières les plus contraintes qu’on peut. En l’étude, comme au reste, il lui faut compter et régler ses marches, il lui faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrotte de religions, de lois, de coutumes, de science, de préceptes, de peines, et récompenses mortelles et immortelles : encore voit-on que par sa volubilité et dissolution [=instabilité et débauche], il échappe à toutes ces liaisons [=entraves]. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 591-592 ; Pochothèque p. 868 ; Villey p. 559).
. Mais les belles âmes, ce sont les âmes universelles, ouvertes et prêtes à tout, si non instruites, au moins instruisables. (Montaigne, Essais, II, 17 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 691 ; Pochothèque p. 1007 ; Villey p. 652).
. Je hais cet accidentel repentir que l'âge apporte. (Montaigne, Essais, III, 2 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 856 ; Pochothèque p. 1273 ; Villey p. 815).
. Les plus belles âmes sont celles qui ont [le] plus de variété et de souplesse. (Montaigne, Essais, III, 3 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 859 ; Pochothèque p. 1277 ; Villey p. 818).
. J’aime mieux forger mon âme que la meubler. (Montaigne, Essais, III, 3 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 860 ; Pochothèque p. 1279 ; Villey p. 819).
. Misérable à mon gré, qui n’a chez soi où être à soi, où se faire particulièrement la cour, où se cacher. (Montaigne, Essais, III, 3 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 870 ; Pochothèque p. 1295 ; Villey p. 828).
. Je veux être maître de moi, à tout sens. La sagesse a ses excès et n’a pas moins besoin de modération que la folie. (Montaigne, Essais, III, 5 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 882 ; Pochothèque p. 1314 ; Villey p. 841).
. Je ne m’excuse pas envers moi ; et si je le faisais, ce serait plutôt de mes excuses que je m’excuserais que d’autre mienne faute. (Montaigne, Essais, III, 5 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 932 ; Pochothèque p. 1393 ; Villey p. 888).
. Je cherche à la vérité plus la fréquentation de ceux qui me gourment, que de ceux qui me craignent. C'est un plaisir fade et nuisible, d'avoir affaire à gens qui nous admirent et fassent place. Antisthène commanda à ses enfants de ne savoir jamais gré ni grâce à homme qui les louât. (Montaigne, Essais, III, 8 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 969 ; Pochothèque p. 1447-1448 ; Villey p. 925).
. Il faut avoir un peu de folie, qui ne veut avoir plus de sottise. (Montaigne, Essais, III, 9 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1041 ; Pochothèque p. 1550 ; Villey p. 995).
. Des choses qui sont en quelque partie grandes et admirables, j’en admire les parties même communes. Je verrais volontiers [les anciens Romains] deviser, promener, et souper. Ce serait ingratitude de mépriser les reliques [=restes] et images de tant d’honnêtes hommes et si valeureux, que j’ai vu vivre et mourir, et qui nous donnent tant de bonnes instructions par leur exemple, si nous les savions suivre. (Montaigne, Essais, III, 9 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1043 ; Pochothèque p. 1553 ; Villey p. 997).
. Mon opinion est qu’il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même. (Montaigne, Essais, III, 10 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1048 ; Pochothèque p. 1560 ; Villey p. 1003).
. Il me plaît de voir combien il y a de lâcheté et de pusillanimité en l’ambition, par combien d’objection et de servitude il lui faut arriver à son but. (Montaigne, Essais, III, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1088 ; Pochothèque p. 1617 ; Villey p. 1042).
. La vraie liberté c’est pouvoir toute chose sur soi. (Montaigne, Essais, III, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1092 ; Pochothèque p. 1624 ; Villey p. 1046).
. Il fait besoin d’oreilles bien fortes pour s’ouïr franchement juger ; et, parce qu’il en est peu qui le puissent souffrir sans morsure, ceux qui se hasardent de l’entreprendre envers nous nous montrent un singulier effet d’amitié ; car c’est aimer sainement d’entreprendre à blesser et offenser pour profiter [=rendre service]. (Montaigne, Essais, III, 13 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1124 ; Pochothèque p. 1677 ; Villey p. 1077).
. À cette heure, que j’aperçois [ma vie] si brève en temps, je la veux étendre en poids : je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie ; et par la vigueur de l’usage, compenser la hâtiveté de son écoulement. À mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine. (Montaigne, Essais, III, 13 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1162 ; Pochothèque p. 1733 ; Villey p. 1111-1112).
. Me trouvé-je en quelque assiette tranquille, y a-t-il quelque volupté qui me chatouille ? Je ne la laisse pas friponner aux sens [=voler par les sens], j’y associe mon âme : non pas pour s’y engager, mais pour s’y agréer ; non pas pour s’y perdre, mais pour s’y trouver. (Montaigne, Essais, III, 13 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1162 ; Pochothèque p. 1734 ; Villey p. 1112).
. Nous devons la sujétion et obéissance également à tous rois, car elle regarde leur office ; mais l'estimation, non plus que l'affection, nous ne la devons qu'à leur vertu. Donnons à l'ordre politique de les souffrir patiemment indignes, de celer leurs vices, d'aider de notre recommandation leurs actions indifférentes, pendant que leur autorité a besoin de notre appui. Mais notre commerce fini, ce n'est pas raison de refuser à la justice, et à notre liberté, l'expression de nos vrais ressentiments. (Montaigne, Essais, I, 3 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 39 ; Pochothèque p. 66 ; Villey p. 16).
. À peu que je n'entre en haine irréconciliable contre toute domination populaire, quoiqu'elle me semble la plus naturelle et équitable, quand il me souvient de cette inhumaine injustice du peuple athénien : de faire mourir sans rémission, et sans seulement ouïr en leurs défenses, ces braves capitaines, venant de gagner contre les Lacédémoniens la bataille navale près les îles Arginuses. (Montaigne, Essais, I, 3 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 43-44 ; Pochothèque p. 72 ; Villey p. 20).
. Car il n'est pas dit que, en temps et lieu, il ne soit permis de nous prévaloir de la sottise de nos ennemis, comme nous faisons de leur lâcheté. (Montaigne, Essais, I, 6 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 51 ; Pochothèque p. 82 ; Villey p. 28).
. Nous nous soustrayons si volontiers du commandement sous quelque prétexte, et usurpons sur la maîtrise : chacun aspire si naturellement à la liberté et autorité, qu'au supérieur nulle utilité ne doit être si chère, venant de ceux qui le servent, comme lui doit être chère leur simple et naïve obéissance. On corrompt l'office du commander, quand on y obéit par discrétion [=par discernement, en s'accordant le droit de juger], non par sujétion. (Montaigne, Essais, I, 16/17 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 76 ; Pochothèque p. 115 ; Villey p. 74).
. Je suis dégoûté de la nouveauté, quelque visage qu’elle porte ; et ai raison, car j’en ai vu des effets très dommageables. (Montaigne, Essais, I, 22/23 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 123 ; Pochothèque p. 182 ; Villey p. 119).
. Ceux qui donnent le branle à un État sont volontiers les premiers absorbés en sa ruine. Le fruit du trouble ne demeure guère à celui qui l’a ému [=déclenché], il bat et brouille l’eau pour d’autres pêcheurs. (Montaigne, Essais, I, 22/23 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 123 ; Pochothèque p. 183 ; Villey p. 119).
. Le meilleur prétexte de nouveauté est très dangereux. Adeo nihil motum ex antiquo probabile est [17]. [Aus]si me semble-t-il, à le dire franchement, qu’il y a grand amour de soi et présomption, d’estimer ses opinions jusque-là, que pour les établir, il faille renverser une paix publique, et introduire tant de maux inévitables, et une si horrible corruption des mœurs que les guerres civiles apportent, et les mutations d’état, en chose de tel poids, et les introduire en son pays propre. Est-ce pas mal ménagé, d’avancer tant de vices certains et connus, pour combattre des erreurs contestées et débattables ? (Montaigne, Essais, I, 22/23 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 125 ; Pochothèque p. 184 ; Villey p. 120).
. Qui se mêle de choisir et de changer, usurpe l’autorité de juger : et se doit faire fort, de voir la faute de ce qu’il chasse, et le bien de ce qu’il introduit. […] [Il] me sembl[e] très inique de vouloir soumettre les constitutions et observances [=usages] publiques et immobiles, à l’instabilité d’une privée fantaisie [=imagination] : la raison privée n’a qu’une juridiction privée. (Montaigne, Essais, I, 22/23 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 125 ; Pochothèque p. 186 ; Villey p. 121).
. Je crois aussi que la liberté à chacun de dissiper une parole si religieuse et importante, à tant de sortes d’idiomes, a beaucoup plus de danger que d’utilité. (Montaigne, Essais, I, 56 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 339 ; Pochothèque p. 519 ; Villey p. 321).
. Le vulgaire n’ayant pas la faculté de juger les choses par elles-mêmes, se laissant emporter à la fortune [=au hasard] et aux apparences, après qu’on lui a mis en main la hardiesse de mépriser et contrôler les opinions qu’il avait eues en extrême révérence, comme sont celles où il va de son salut, et qu’on a mis aucuns [=certains] articles de sa religion en doute et à la balance, il jette tantôt après aisément en pareille incertitude toutes les autres pièces de sa créance, qui n’avaient pas chez lui plus d’autorité ni de fondement que celles qu’on lui a ébranlées, et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions qu’il avait reçues par l’autorité des lois, ou révérence de l’ancien usage, […] entreprenant dès lors en avant [=dorénavant] de ne recevoir rien à quoi il n’ait interposé son décret [=prononcé son jugement], et prêté particulier consentement. [18] (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 459 ; Pochothèque p. 692 ; Villey p. 439).
. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la connaissance de son devoir : il le lui faut prescrire, non pas le laisser choisir à son discours. [...] L'obéir est le propre office d'une âme raisonnable. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 513-514 ; Pochothèque p. 760 ; Villey p. 488).
. Il est peu d’âmes si réglées, si fortes et bien nées, à qui on se puisse fier de leur propre conduite, et qui puissent, avec modération et sans témérité, voguer en la liberté de leurs jugements, au-delà des opinions communes. Il est plus expédient de les mettre en tutelle. C’est un outrageux glaive à son possesseur même que l’esprit, à qui ne sait s’en armer ordonnément et discrètement [=avec discernement]. Et n’y a point de bête à qui il faille plus justement donner des orbières [=œillères], pour tenir sa vue sujette et contrainte devant ses pas, et la garder d’extravaguer ni çà ni là, hors les ornières que l’usage et les lois lui tracent. Par quoi il vous siéra mieux de vous resserrer dans le train accoutumé, quel qu’il soit, que de jeter votre vol à cette licence effrénée. (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 592 ; Pochothèque p. 869 ; Villey p. 559).
. Paul-Émile, allant en sa glorieuse expédition de Macédoine, avertit surtout le peuple à Rome de contenir leur langue de ses actions, pendant son absence. Que la licence des jugements est un grand détourbier [=obstacle, source de désordres] aux grandes affaires ! (Montaigne, Essais, II, 16 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 662-663 ; Pochothèque p. 964 ; Villey p. 625).
. En toute police [=État], il y a des offices nécessaires, non seulement abjects, mais encore vicieux : les vices y trouvent leur rang, et s'emploient à la couture de notre liaison, comme les venins à la conservation de notre santé. [Mais] ils deviennent excusables, d'autant qu'ils nous font besoin, et que la nécessité commune efface leur vraie qualité : il faut laisser jouer cette partie aux citoyens plus vigoureux et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ces autres anciens sacrifièrent leur vie pour le salut de leur pays. Nous autres plus faibles prenons des rôles et plus aisés et moins hasardeux. Le bien public requiert qu'on trahisse, et qu'on mente, et qu'on massacre[19]. (Montaigne, Essais, III, 1 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 830 ; Pochothèque p. 1233 ; Villey p. 791).
. De se tenir chancelant et métis [= hésitant entre deux partis, ambigü], de tenir son affection immobile et sans inclination aux troubles de son pays, et en une division publique, je ne le trouve ni beau ni honnête. [...] Cela peut être permis envers les affaires des voisins. [...] Ce serait une espèce de trahison, de le faire aux propres et domestiques affaires, auxquelles nécessairement il faut prendre parti. (Montaigne, Essais, III, 1 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 832 ; Pochothèque p. 1236-1237 ; Villey p. 793).
. Le plus âpre et difficile métier du monde, à mon gré, c'est faire dignement le roi. J’excuse plus de leurs fautes qu’on ne fait communément, en considération de l’horrible poids de leur charge. (Montaigne, Essais, III, 7 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 962 ; Pochothèque p. 1436 ; Villey p. 917).
. C’est un usage de notre justice, d’en condamner [certains] pour l’avertissement des autres. […] On ne corrige pas celui qu’on pend, on corrige les autres par lui. (Montaigne, Essais, III, 8 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 965 ; Pochothèque p. 1442 ; Villey p. 921).
. Non par opinion, mais en vérité, l’excellente et meilleure police [=régime politique] est à chacune nation celle sous laquelle elle s’est maintenue. Sa forme et commodité essentielle dépend de l’usage. Nous nous déplaisons volontiers de la condition présente, mais je tiens pourtant que d’aller désirant le commandement de peu en un état populaire, ou en la monarchie une autre espèce de gouvernement, c’est vice et folie. (Montaigne, Essais, III, 9 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1001-1002 ; Pochothèque p. 1495 ; Villey p. 957).
. Rien ne presse [=tourmente] un État que l’innovation : le changement donne seul forme à l’injustice et à la tyrannie. […] Entreprendre à refondre une si grande masse, et à changer les fondements d’un si grand bâtiment, c’est à faire à ceux qui pour décrasser effacent ; qui veulent amender les défauts particuliers par une confusion universelle et guérir les maladies par la mort […] Le monde est inapte à se guérir : il est si impatient de ce qui le presse, qu’il ne vise qu’à s’en défaire, sans regarder à quel prix. […] Le bien ne succède pas nécessairement au mal : un autre mal lui peut succéder, et pire. […] Toutes grandes mutations ébranlent l'État et le désordonnent. (Montaigne, Essais, III, 9 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 1002-1003 ; Pochothèque p. 1495-1496 ; Villey p. 958).
Autres pages de citations en rapport avec celle-ci sur ce blogue : Auteurs grecs [en préparation] ; Auteurs latins [en préparation] ; Philosophes [en préparation] ; Penseurs politiques classiques [en préparation] ; Auteurs religieux divers [en préparation] ; Penseurs religieux du Grand Siècle : Bossuet, Pascal, Fénelon et les autres [en préparation] ; Dramaturges classiques : Corneille, Molière, Racine et les autres ; Écrivains divers du XVIIe siècle [en préparation] ; Cardinal de Richelieu et Cardinal de Retz [en préparation] ; La Rochefoucauld ; La Bruyère ; Écrivains divers du XVIIIe siècle [en préparation] ; Vauvenargues [en préparation] ; Montesquieu [en préparation] ; Voltaire [en préparation] ; Diderot [en préparation] ; Jean-Jacques Rousseau [en préparation] ; Chamfort ; Joseph Joubert [en préparation] ; Paul Léautaud, – et la page générale : citations choisies et dûment vérifiées.
Lire aussi la Note bibliographique sur les éditions des Essais.
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[1] Cette sélection que je publie aujourdhui ne se croit pas complète : elle est appelée à être enrichie au fil de mes relectures. J’ai réparti les citations en huit sections thématiques dont on pourra bien sûr contester la pertinence et les frontières : j’en assume l’arbitraire.
[2] Selon Pierre Villey, « Il y a deux hommes en Montaigne : un esprit critique redoutable qui sape impitoyablement toutes les institutions, et un conservateur têtu qui les redresse aussitôt » (à la fin de sa préface « La vie et l’œuvre de Montaigne », p. xxxii de son édition des Essais). Je me reconnais dans cette dualité…
[3] « nature » : leçon de l’exemplaire de Bordeaux. L’édition de 1595 porte « naturel » (variante e). L’antithèse nature/art me semble plus nette.
[4] Cette observation a un son pascalien, parce que Pascal doit énormément à Montaigne, en particulier dans la deuxième liasse, « Vanité », des Pensées (fragments 11 à 48 de l’édition Le Guern). Pour reprendre les arguments des pyrrhoniens (et tenter de les dépasser), Pascal puise à pleines mains dans Montaigne, surtout l’ « Apologie de Raymond Sebond » (ainsi que dans son disciple Pierre Charron). Mais ses réécritures sont souvent plus nerveuses et plus éclatantes.
[5] J’adopte ici la leçon de l’exemplaire de Bordeaux. L’édition de 1595 porte : « On couche volontiers les dits d’autrui à la faveur des opinions qu’on a préjugées en soi : à un athéiste tous écrits tirent à l’athéisme. » Cette réflexion n’existe pas dans les éditions anthumes, qui disaient à la place : « Celui qui est dailleurs imbu d’une créance reçoit bien plus aisément les discours qui lui servent, que ne fait celui qui est abreuvé d’une opinion contraire. » (variante c, colligée p. 1568-1569).
[6] Phrase des éditions anthumes, maintenue sur l’exemplaire de Bordeaux mais supprimée dans l’édition de 1595 : variante s, colligée p. 1582.
[7] Bon exemple où le plagiat de Pascal établit sa supériorité : « Peu de chose nous console parce que peu de chose nous afflige » (Pensées Le Guern n°40, Pléiade tome II, 2000, p. 551). Montaigne s’en tient à la psychologie de la sensation, Pascal plonge directement dans l’instabilité essentielle de la condition humaine.
[8] C'est bien le mot « femme » qui figure dans l’édition de 1588, ainsi que dans l'exemplaire de Bordeaux annoté par Montaigne, base de toutes les éditions du XXe siècle (par exemple coll. L’Intégrale, Seuil, 1967, p. 393). Cependant l'édition posthume de 1595, à laquelle on est revenu aujourd’hui, porte ici « mère de famille » à la place de « femme », ce qui évidemment infléchit le sens du passage (variante a). Or cette édition a été préparée par la « fille d'alliance » et amie intime de l'auteur, Marie de Gournay, qui était une militante féministe. On peut donc se demander si cette correction tardive ne serait pas soit une intervention pure et simple de Marie de Gournay, soit une petite gentillesse adressée par Montaigne à celle-ci. Castration révisionniste ou auto-castration complaisante ?
[9] C’est là sans doute l’origine du mot fameux qui, tel qu’il a été reformulé par Mme Cornuel (1605-1694) : « Il n’y a point de héros pour ses valets de chambre », a frappé Hegel et Goethe.
[10] La formule de Pascal, beaucoup plus frappante, a fait oublier qu’il ne s’agit que d’une réécriture de Montaigne : « Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » (Pensées n°56, Pléiade tome II, 2000, p. 560). « Le génie égorge ceux qu’il pille », comme dit Rivarol.
[11] C’est ce que dira aussi Fontenelle en 1686 dans le célèbre apologue de la dent d’or, qui traîne dans beaucoup d’anthologies scolaires : « Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. […] Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n’avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d’autres qui s’accommodent très bien avec le faux. » (Histoire des oracles, I, 4 ; Lib. Marcel Didier, 1971, p. 30 et 33).
[12] Et aussi : « Les lois prennent leur autorité de la possession et de l’usage ; il est dangereux de les ramener à leur naissance », etc. (II, 12 ; Pl. 619, Poc. 903, V. 583). Pascal : « Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela et que proprement [c’est] la définition de la justice. » (Pensées, n°62, Pléiade tome II, 2000, p. 563). Comme d’habitude, Pascal est plus tranchant. Montaigne, qui a traversé l’horrible chaos des guerres de religion comme Pascal celui de la Fronde, partage cette idée que la conservation de l’ordre social justifie qu’on trompe le peuple (voir les citations politiques recueillies plus bas), mais son cynisme est un peu moins brutal. Il approuve aussi Platon qui « dit tout détroussément [=crûment] en sa République que, pour le profit des hommes, il est souvent besoin de les piper. » (II, 12 ; Pléiade p. 540 ; Pochothèque p. 797 ; Villey p. 512).
[13] Il est curieux qu’il ait oublié les femmes. Simple inadvertance ? À moins qu’il considérât que leurs croyances superstitieuses ne méritassent même pas d’être considérées comme de la religion…
[14] Toute la page n'est presque qu'un centon de citations des Lettres à Lucilius de Sénèque, dont on trouvera le détail dans les notes de la Pléiade, p. 1510. Cependant la fameuse formule « la plus volontaire mort, c'est la plus belle » appartient à Montaigne, même s'il ne fait qu'exprimer de façon concise et frappante une idée implicite chez Sénèque : « Persuade-toi de la fausseté de ce mot que répètent les ignorants fieffés : "la belle mort, c'est la mort naturelle". La mort peut-elle être autre chose que naturelle ? » (lettre n°69, 6 ; Bouquins, 1993, p. 779).
[15] « ou près de là » : je suis ici le texte de l’exemplaire de Bordeaux (variante b). L’édition de 1595 met à la place « tout à fait », qui me semble moins fort : il est plaisamment paradoxal de se vanter à tue-tête non pas d’une vertu excellente, mais simplement d’une presque-vertu.
[16] Et aussi : « Dieu pourrait nous octroyer les richesses, les honneurs, la vie et la santé même, quelquefois à notre dommage : car tout ce qui nous est plaisant ne nous est pas toujours salutaire. » (II, 12 ; Pl. 612 ; Poc. 894 ; V. 577).
[17] Tant on ne saurait approuver aucun changement à l’usage ancien. (Tite-Live, Histoire romaine, XXXIV, LIV, 8).
[18] Vous avez bien lu : Montaigne s’inscrit parmi les ennemis de la liberté de pensée et d’examen pour tous. Laisser le peuple réfléchir par lui-même aux fondements de la religion qu’on lui a inculquée, c’est dissoudre la société. La phrase qui précède ma citation lève tout doute : « … prévoyant bien par discours de raison que ce commencement de maladie [=« les nouveautés de Luther »] déclinerait [=dégénérerait] en un exécrable athéisme. Car le vulgaire… ». Mieux encore : dans les éditions anthumes, le mot « vulgaire » était suivi d’une parenthèse : « et tout le monde est quasi de ce genre » (variante b, colligée p. 1565). Montaigne a choisi de rayer cette concession qui abolissait toute distinction entre le vulgaire et l’élite, afin de ne pas remettre en cause les innombrables pages où il vante la réflexion personnelle au détriment de la mémorisation et du conformisme : une vertu qui doit rester le privilège des esprits distingués, et dont il faut bien éviter qu’elle soit adoptée par le vulgaire ! On est loin d’un précurseur de la démocratie et des Lumières… Des pages entières des Essais (en particulier dans le chapitre « Du pédantisme » et dans l’ « Apologie de Raimond Sebond », mais on pourrait dire passim) instruisent le procès du savoir et font donc, par opposition, l’apologie de l’ignorance : le Rousseau du Discours sur les sciences et les arts leur doit beaucoup. Voyez ainsi ce passage stupéfiant qui vante le troupeau facile à mener : « Nous en valons bien mieux de nous laisser manier sans inquisition [=examen] à l’ordre du monde. Une âme garantie de préjugé a un merveilleux avancement vers la tranquillité. Gens qui jugent et contrôlent leurs juges ne s’y soumettent jamais dûment. Combien, et aux lois de la religion et aux lois politiques, se trouvent plus dociles et aisés à mener, les esprits simples et incurieux, que ces esprits surveillants et pédagogues des causes divines et humaines ! » (II, 12 ; Pléiade p. 533-534, Pochothèque p. 788, Villey p. 506). Un peu plus loin, il affirme, pour les en louer, que les philosophes anciens ont fait semblant de ne pas critiquer les croyances religieuses de leur temps et de conforter des faussetés « pour le besoin de la société publique » : [il] « a été raisonnable pour cette considération, que les communes opinions, ils n’aient voulu les éplucher au vif, aux fins de n’engendrer du trouble en l’obéissance des lois et coutumes de leur pays. » (Pl. 540, Poc. 797, V. 512). De quoi désespérer tous les artisans de l’éducation citoyenne et de la réflexion critique…
[19] « Et qu’on massacre » est une addition postérieure à 1588 (variante b), peut-être inspirée par l’assassinat du duc de Guise.
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