VERLAINE, RIMBAUD ET LE NÈGRE
22.08.2012
Il y a quelques jours, je signalai aux lecteurs de ce blogue une découverte effarante : la censure politiquement correcte d’un texte classique de Verlaine dans un manuel scolaire (certes vieux d’un peu plus de dix ans). Dans « Art poétique », là où Verlaine a écrit : « Ô qui dira les torts de la Rime ? / Quel enfant sourd ou quel nègre fou / Nous a forgé ce bijou d’un sou / Qui sonne creux et faux sous la lime ? » [1], le manuel de français des éditions Foucher (2001) pour les premières technologiques lui fait dire page 184 : « Quel enfant sourd ou quel enfant fou ».
Au risque de donner à cette substitution de mot plus d’importance qu’elle n’en a, j’aimerais ajouter un petit complément.
Je me suis brusquement souvenu que le livre central de Rimbaud, cette espèce d’autobiographie poétique qu’est Une saison en enfer, a failli s’appeler Livre nègre.
On lit en effet dans la lettre que Rimbaud a écrite à Ernest Delahaye, en mai 1873 : « Je travaille pourtant assez régulièrement, je fais de petites histoires en prose, titre général : Livre païen, ou Livre nègre. » [2] Tous les critiques s’accordent à reconnaître dans cette phrase la mention d’une ébauche qui, quelques mois plus tard, deviendra Une saison en enfer. Or dans le texte final, Rimbaud raconte comment il a accompli le programme qu’il esquissait un an plus tôt dans la fameuse « lettre du Voyant » [3]. Le premier chapitre de la Saison, « Mauvais sang », est en quelque sorte l’autoportrait d’un maudit, avant le basculement dans la « Nuit de l’enfer » et les « Délires ». Au début de la troisième section de ce premier chapitre, on trouve une allusion au premier titre envisagé : « Le sang païen revient ». Et dans la cinquième section, on tombe sur cette tentative de « voyance » et de « dérèglement » qui justifie le deuxième titre envisagé : « Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; général, tu es nègre ; empereur, vieille démangeaison, tu es nègre : tu as bu d’une liqueur non taxée, de la fabrique de Satan. – Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont tellement respectables qu’ils demandent à être bouillis. – Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d’otages ces misérables. J’entre au vrai royaume des enfants de Cham. / Connais-je encore ma nature ? me connais-je ? – Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l’heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant. / Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse ! » [4]
Si on comprend bien, les hommes se divisent en deux catégories : d’une part, ceux qui assument leur part de sauvagerie, les nègres authentiques (nègres d’âme sinon de peau), qui ont su se débarrasser de la maladie de la civilisation, pour retrouver leur nature bestiale primitive et la pure joie de crier et danser ; – d’autre part, les nègres honteux, les nègres blancs, aliénés et aliénants, créatures méprisables, faussement civilisées, ayant renié leur négritude, atteintes du cancer du langage et de l’ordre social. On retrouvera sous la plume de Rimbaud la même opposition près de vingt ans plus tard, alors que, bien éloigné de la poésie, il s’était établi commerçant en Éthiopie, au milieu des vrais nègres de peau : « Les gens du Harar ne sont ni plus bêtes, ni plus canailles que les nègres blancs des pays dits civilisés ; ce n’est pas du même ordre, voilà tout. »[5]
Verlaine ne pouvait ignorer cette aspiration de Rimbaud à se faire nègre, ni sa façon de taxer les civilisés européens de « nègres blancs », tant grande était leur intimité. Au moment où Rimbaud écrit sa lettre à Delahaye en mai 1873, il fait un court séjour dans les Ardennes, mais il connaît le poète de La Bonne chanson depuis septembre 1871 et ne l’a guère quitté depuis. Dès la fin du mois, il retrouve Verlaine ; tous deux vont à nouveau séjourner à Londres jusqu’en juillet. Au cas où on aurait un doute, il suffit de se reporter au poème « À Arthur Rimbaud. Sur un croquis de lui par sa sœur », dans le recueil Dédicaces. Le premier quatrain dit en effet : « Toi mort, mort, mort ! Mais mort du moins tel que tu veux, / En nègre blanc, en sauvage splendidement / Civilisé, civilisant négligemment… / Ah, mort ! Vivant plutôt en moi de mille feux » [6].
Or si « Art poétique » a été publié dans le recueil Jadis et naguère en 1884, ce poème porte la date d’avril 1874 sur le manuscrit de Cellulairement (recueil fantôme, dont les pièces ont été dispersées dans d’autres recueils). Et d’après E. Zimmermann (auteur de Magies de Verlaine, José Corti, 1967), il aurait même été écrit dans les premiers mois de 1873, donc pendant que Verlaine et Rimbaud vivaient à Londres.
Qu’ « Art poétique » ait été écrit à Londres début 1873 ou à la prison de Mons un peu plus d’un an après, il date de l’époque où Verlaine était très fortement marqué par Rimbaud. Par conséquent, on peut se demander s’il ne serait pas à lire en résonance avec l’œuvre de celui-ci. Il serait certes aventureux de supposer que le destinataire anonyme auquel s’adresse le locuteur, tout au long de ce poème à la deuxième personne, serait non pas un apprenti poète quelconque, mais spécifiquement l’ami Arthur [7]. Cependant, cette façon de stigmatiser la rime dans un poème impeccablement rimé est pour le moins déconcertante. Et quand on songe qu’à la même époque justement, Rimbaud cesse d’écrire en vers pour adopter la prose poétique, celle d’Une saison en enfer et d’Illuminations, on se demande si une piste ne s’ouvrirait pas. Verlaine pourrait encourager Rimbaud à poursuivre la voie qu’il commence à défricher, non sans, en ce qui le concerne, s’en tenir ironiquement à la sienne. Le quatrain cité au début de cet article pourrait être une allusion à des conversations qu’ils auraient eues ensemble : en écho direct avec l’extrait de « Mauvais sang » donné plus haut, Verlaine pourrait dire que la rime est l’invention d’un faux nègre, d’un « nègre blanc », une invention de « maniaques », « où la folie rôde », une invention qu’un vrai nègre doit rejeter, afin de retrouver la spontanéité primale et musicale du cri et de la danse. Il n’est pas nécessaire qu’au moment de l’écriture d’ « Art poétique », Verlaine eût lu « Mauvais sang » [8] : il suffit de supposer que notre citation de « Mauvais sang » repose sur des idées dont ils auraient discuté ensemble. Et comme par hasard, la fin du poème semble faire allusion aux envies d’exil que « l’homme aux semelles de vent »[9] va bientôt assumer, et qui pointe dans notre extrait : « Le plus malin est de quitter ce continent » dit « Mauvais sang » ; « Que ton vers soit la chose envolée / Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée / Vers d'autres cieux à d'autres amours. / Que ton vers soit la bonne aventure / Éparse au vent crispé du matin... » répond « Art poétique », qui serait donc à lire comme une sorte d’approbation distante de la poétique rimbaldienne [10], une façon d’encourager Rimbaud à prendre la voie qui lui est propre mais sans renier les exigences poétiques qu’il a en commun avec Verlaine.
Il est possible que cette lecture intertextuelle d’ « Art poétique » soit fantaisiste et que ce poème n’ait rigoureusement rien à voir avec Rimbaud. Mais on peut au moins se poser la question. Et cette question découle tout entière de la présence dans le poème de Verlaine du mot « nègre », dont j’ai montré pour commencer que Rimbaud faisait un usage particulier [11]. Que cette question se pose, que le rapprochement semble avoir du sens, suffit à prouver qu’il était criminel de censurer ce mot. En littérature, tous les mots comptent, et il en suffit parfois d’un seul pour livrer le sens d’un texte ou pour ouvrir de nouvelles perspectives. Si on supprime le seul mot « nègre » de l’ « Art poétique » de Verlaine, c’est peut-être tout un pan de la relation Verlaine-Rimbaud qui s’évanouit.
Et si on le supprime dans « Art poétique », le supprimera-t-on aussi dans « Mauvais sang » ? Mais alors, que deviendra le premier chapitre d’Une saison en enfer ? Faudra-t-il traquer et éliminer toutes les occurrences péjoratives de « nègre », de « juif » et de « pédéraste » dans notre littérature ? Et faire d’Othello un blanc, ou alors le laisser Maure mais ne plus lui faire étouffer Desdémone ? Et Shylock ? Et tous les personnages féminins qui acceptent l’aliénation patriarcale et la tyrannie du genre ? Hachette a déjà retraduit les histoires du Cleube des Cinq d’Enyd Blytton pour les rendre plus accessibles (!) et plus politiquement correctes ; aux États-Unis, les minorités oppressives poussent à la réécriture des classiques, à commencer par Mark Twain ; en Italie, on demande que La Divine comédie soit retirée des programmes scolaires et affublée d’un encart droidlomiste, comme Mon combat. Où s’arrêtera la fureur totalitaire des antiracistes ?
Les auteurs du manuel Foucher (Gabriel Conesa, Vincent Absous, Carole Jouffre, Daniel Lequette, Stéphanie Perrein-Lemaire) ne sont pas seulement de vilains imposteurs du vivre-ensemble, à l’instar de ces journalistes désinformateurs qui transforment les Souleyman meurtriers en « Vladimir » [12], dans le but que le Français de base ne se fasse pas une mauvaise opinion des immigrés musulmans. Ce sont des pyromanes de la littérature. On croit juste calciner un mot avec un laser, et on déclenche un autodafé.
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[1] Pléiade (Y.-G. Le Dantec/J. Borel), 1992, p. 326-327 ; ou Bouquins (Yves-Alain Favre), 1992, p. 151.
[2] Pléiade (Alfred Adam), 1972, p. 267 ou Pochothèque (Pierre Brunel), 1999, p. 382.
[3] « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous les grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême Savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! » : Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871 ; Pléiade (Alfred Adam), 1972, p. 251 ou Pochothèque (Pierre Brunel), 1999, p. 243.
[4] Pléiade (Alfred Adam), 1972, p. 97-98 ou Pochothèque (Pierre Brunel), 1999, p. 417
[5] Lettre à sa mère et à sa sœur, Harar, 25 février 1890 ; Pléiade (Alfred Adam), 1972, p. 612 ou Pochothèque (Pierre Brunel), 1999, p. 715.
[6] Dédicaces, LXIII ; Pléiade (Y.-G. Le Dantec/J. Borel), 1992, p. 601 ; ou Bouquins (Yves-Alain Favre), 1992, p. 329. Ce sonnet a été écrit le 30 janvier 1893.
[7] Le poème est dédicacé à Charles Morice dans Jadis et naguère, mais cette dédicace est forcément tardive. Elle ne figure pas sur une préoriginale publiée dans Paris-Moderne le 10 novembre 1882. Morice (né en 1860) et Verlaine entrèrent en relation fin 1882 ou début 1883, à la suite d'un article de Morice sur « L’Art poétique », publié le 8 décembre 1882 dans La Nouvelle rive gauche.
[8] Ce qui serait impossible si on place comme E. Zimmermann l’écriture d’ « Art poétique » début 1873, mais possible si on s’en tient à la date du manuscrit de Cellulairement, et si on considère que « Mauvais sang » fait partie des morceaux les plus anciens de la Saison, de telle sorte que Rimbaud a pu le faire lire à Verlaine entre le 24 mai et le 3 juillet 1873, voire l’écrire en sa présence.
[9] Cette expression célèbre se trouve dans deux lettres d'Ernest Delahaye à Verlaine, datées de juillet 1878 et du 31 décembre 1881. Comme elle est entre guillemets, on peut supposer que Delahaye cite une expression due à son correspondant.
[10] Approbation distante et mitigée : les quatrième et cinquième quatrains ne seraient-ils pas une critique plus directe de Rimbaud ? « Car nous voulons la Nuance encor, / Pas la Couleur, rien que la nuance ! » : serait-ce une critique allusive du sonnet des « Voyelles », renforcée ensuite par le rejet de « la Pointe assassine, / l'Esprit cruel et le Rire impur », des traits incontestables chez Rimbaud, dont Verlaine dit qu'ils « font pleurer les yeux de l'Azur » (un mot que Rimbaud a évité dans le dernier tercet des « Voyelles ») ?
[11] Pour approfondir la question, on peut lire l’article de Michel Courtois, « Le mythe du nègre chez Rimbaud », paru dans Littérature, octobre 1973, vol. III, n°11, p. 85-101. Mais comme il n’y a pas grand-chose à dire sur cette figure qui apparaît très peu dans la mince œuvre de Rimbaud, l’article est dans sa plus grande partie consacré au symbolisme de la couleur noire et à l’imaginaire chromatique du poète… Signalons aussi l’existence d’un livre intitulé Rimbaud nègre de Dieu, par Jean-Louis Cornille (Presses Universitaires de Lille, 1989). Mais d’après la présentation de l’éditeur, cette étude semble surtout consacrée au rapport de Rimbaud à la langue et à ses deux sœurs.
[12] Lire cet article un peu contrit (seulement un peu) du Monde et ce coup-de-gueule de Robert Ménard.
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