DEMAIN, TOUS CADRES-SUPS OU INGÉNIEURS ? (04.03.2018)
L’Obs publie l’interviou d’une sociologue qui entonne une nouvelle fois l’air (archi) connu des filles pas assez encouragées dans leurs études, victimes des stéréotypes de genre, et gnagnagna.
Ne nous attardons pas, pour une fois, sur la monstruosité habituelle : « la déconstruction des normes de genre devrait déjà se faire bien en amont, depuis l'enfance », qui renouvelle un projet bien connu d’anéantir l’homme et la femme pour les remplacer par un androgyne uniformisé. Sachons museler notre indignation, vu le nombre de sujets sur lesquels elle pourrait bondir et s’épuiser.
Ce que je vois dans cette interviou, principalement, c’est l’énième réitération d’un discours qui rebat inlassablement mes oreilles depuis vingt ou trente ans : il faut inciter les élèves à être plus ambitieux, il faut les pousser – surtout les filles et les immigrés, mais les autres aussi – vers les filières d’excellence, trop souvent ils ignorent même l’existence de celles-ci, ils « s’autocensurent », il y a un énorme gâchis de talents dont pâtit le pays tout entier, etc etc. Les ministres, les inspecteurs, les sociologues, les publicistes de gauche, tous reprennent inlassablement la même antienne : nous n’exploitons pas d’énormes réservoirs de talents, parce que nous les laissons dépérir en bord de route, au lieu de faire en sorte qu’ils se dirigent là où ils pourraient donner leur pleine mesure. Poussons-les, poussons les filles en fac de sciences, les immigrés à Sciences-Po, les pauvres en prépa et tous les autres en master 2. Mettons en place des procédures de discrimination positive, etc.
C’est oublier le principe d’Edgar Degas : Il faut décourager les vocations. On ne se pose qu’en s’opposant, on a donc besoin d’être en butte à l’adversité pour pouvoir s’affirmer puissamment. On se révèle dans l’épreuve, et ceux à qui tout est facilité ne produisent rien de bon. – Mais admettons que ce principe ne s’applique qu’aux grands talents dans les domaines d’expression du génie humain, et non pas à la masse ordinaire des gens dans les carrières ordinaires de tous les métiers utiles à la société, dotés d’un prestige relatif. Nous avons besoin d’une grande quantité d’ingénieurs, de chercheurs, de médecins, de cadres, et nous pourrions tous les avoir si nous n’empêchions pas d’y parvenir un grand nombre de ceux qui pourraient y exceller. Ah bon.
Je veux bien qu’il y ait un certain nombre d’élèves qui, par méconnaissance du système, par modestie excessive, par inhibitions diverses, s’arrêtent en chemin alors qu’ils pourraient effectuer des études brillantes.
Mais enfin, ce qu’on voit surtout dans les classes de lycée, ce qu’on voit de manière massive et même écrasante, c’est exactement l’inverse. Pour un élève qui se sous-estime, il y en a dix ou quinze qui se surestiment ! Et leurs parents avec eux. N’importe quel prof, dans sa carrière, entend trois-cents fois des parents lui dire : « C’est vrai que cette année il ne fiche pas grand-chose, mais je sais qu’il est intelligent, qu’il a des capacités, qu’il peut faire beaucoup mieux. » L’inverse, quasi jamais. Il y a quelques semaines, m’a-t-on dit, une enseignante rapportait en salle des profs que des parents d’un élève de 2nde lui avaient sorti cette énormité à peine croyable : « Oui, on sait qu’il n’est pas très fute-fute. Le lycée général n’est pas fait pour lui. Il sera beaucoup mieux en lycée pro. » Tous les profs présents ont écarquillé les yeux : aucun d’entre eux n’avait jamais entendu ça en vingt ans de carrière.
Un mouvement de très grande ampleur traverse la société : la massification de l’enseignement. Le collège pour tous est un acquis depuis un bon moment ; le lycée pour tous est en voie d’achèvement ; et le supérieur pour tous commence à poindre. Ce mouvement résulte à la fois d’une formidable pression des familles et de la complaisance des politiques. Tétanisés par la peur du chômage, tous les parents veulent que leur enfant ait le diplôme le plus élevé possible. Et bien évidemment, chacun raisonne à sa petite échelle, c’est humain, et ne veut pas voir que cela contribue à dénaturer profondément le système et abaisser la valeur des diplômes. Un politique vraiment lucide et courageux ne devrait pas s'inquiéter des très très rares qui n'ont pas le bac alors qu'ils le méritent, mais bien plutôt des centaines de milliers qui l'ont alors qu'ils ne le méritent pas ! Il faut être naïf comme un gauchiste ou menteur comme un ministre pour croire qu’un diplôme délivré à 80% d’une classe d’âge a la même valeur qu’un diplôme obtenu par seulement 10%. Tout-le-monde a bien compris maintenant que le bac, à lui seul, n’ouvre plus grand-chose. Du coup, il faut aller toujours plus haut pour décrocher un diplôme qui vous mette vraiment au-dessus du lot… un lot qui vous aura rattrapé une ou deux générations plus tard. Jusqu’où ira cette folle fuite en avant ? Bien malin qui peut le prédire.
La mentalité qui pose problème dans les lycées, ce n’est pas, comme voudraient nous le faire croire les obsédés de la démocratisation à tous les étages : « C’est trop élevé pour moi, je n’appartiendrai jamais à cette élite » (car ceux qui pensent ainsi se trompent rarement) – c’est bien plutôt : « Je veux aller dans tel secteur professionnel, donc laissez-moi accéder à la filière qui permet d'y entrer. » Les élèves n'arrivent pas à raisonner en termes de moyens et de capacités, ils ne raisonnent qu'en termes de désir. Leur désir, ils le connaissent, alors que l'évaluation de leurs capacités, qui sait si elle est vraiment objective… Et comment pourraient-ils entendre : « Tu n'y arriveras pas », alors que depuis leurs premiers pas, on a toujours cédé à tous leurs désirs !! En fin d’année scolaire, les professeurs de troisième et de lycée n’ont que très rarement à mouiller le maillot pour persuader des élèves inconscients de leurs capacités de se montrer plus ambitieux. Tout au contraire, ils s’échinent à faire entendre à des sourds qu’ils vont dans le mur. L'auto-dévaluation est un problème tout-à-fait marginal, l'auto-surestimation hallucinatoire est une tendance lourde (en particulier pour les garçons). Beaucoup d’élèves ont les yeux fixés sur un rêve, et ne veulent pas en démordre. Pour améliorer l'orientation et éviter l'énorme gâchis de ceux qui perdent des années dans une impasse, la grande mesure à prendre n'est pas de stimuler les modestes, c'est de remettre les yeux des glandeurs et des nullos en face des trous. On a beau leur expliquer qu’on ne peut pas être journaliste ou enseignant quand on ne sait pas écrire correctement le français, qu’on ne peut pas devenir vétérinaire ou médecin quand on n’a pas la moyenne en S.V.T., qu’on se plantera en fac de droit quand on tourne laborieusement à 10 de moyenne, rien n’y fait. C’est toujours et inlassablement le même discours, le discours opposé à la vision victimaire brandie par Mme Couto et son obsession de la discrimination à cause des stéréotypes de genre : « Faites-moi confiance, j’y arriverai, c’est vrai que je n’ai pas fait le maximum cette année, mais je vais bosser à fond pendant les vacances d’été pour rattraper mon retard, laissez-moi passer en S ou en ES, de toute façon je ne veux rien faire d’autre, dans les autres filières je n’aurais aucune motivation, donc c’est la seule solution. Vous allez voir, j’y arriverai. » C’est fou comme les fumistes réels sont des bosseurs virtuels ! Et bien souvent on sent qu’ils ajoutent in petto (et parfois les parents l’explicitent à leur place) : « Si vous m’avez mis de mauvaises notes c’est parce que vous ne m’aimiez pas, mais avec d’autres professeurs ça marchera mieux. » Or les gens extérieurs au système éducatif doivent avoir conscience que ce chantage à la motivation réussit presque à chaque fois. Pourquoi ? Parce qu’il y a des « commissions d’appel » qui donnent presque toujours raison aux élèves, parce que les professeurs sont humains et n’aiment pas meurtrir l’égo des adolescents, parce qu’ils se lassent de jouer les Cassandre et en viennent à se dire que la dure loi des réalités sera plus persuasive qu’eux, parce qu’il vaut mieux laisser se planter un incapable qu’on aura dûment averti que briser l’essor d’un capable en qui on n’a pas cru, parce que le redoublement coûte cher et n’est efficace que si l’élève le désire, parce que beaucoup de parents ont une telle aversion pour les filières techniques et professionnelles qu’ils préfèreraient s’immoler dans le bureau du proviseur que de laisser leur rejeton y déchoir, et parce qu’il faut bien remplir les classes.
Et celà pose deux problèmes formidables, quoique inverses :
Le premier, c’est l’affaiblissement général du niveau. Comme j’aime à le dire, la maternelle s’est créchisée, le primaire s’est maternellisé, le collège s’est primarisé, le lycée s’est collégisé, l’université s’est lycéisée… et les professions qualifiées sont de moins en moins qualifiées. Car le plus terrible, ce n’est pas qu’une énorme masse de demi-débiles et de traîne-savates arrivent à passer au lycée puis à obtenir le bac. Le plus terrible, c’est qu’ensuite, une certaine proportion d’entre eux parviennent bel et bien à obtenir ensuite des diplômes du supérieur… et le métier dont ils rêvaient ! Est-ce la preuve, ainsi qu’ils s’en gobergent, que leurs idiots de professeurs se sont gourés, aveugles sur leurs capacités, méchamment butés dans leur refus de croire en eux ? Eh non, hélas : c’est juste la preuve qu’au pays des tocards, les demi-tocards tiennent le haut du pavé. Même les prépas scientifiques constatent l’effondrement du niveau en sciences. Les professeurs d’université savent que les facultés sont remplies d’étudiants totalement incultes, dénués de curiosité et incapables d’écrire trois lignes sans faire trois fautes. Voir par exemple ce récent témoignage, après bien d’autres. Certes, une moitié d’entre eux comprennent enfin qu'ils se trouvent en face d’un sommet inescaladable, et abandonnent au bout de quelques mois. Mais il ne faut pas croire que ceux qui s’accrochent ont le niveau requis ! Si les professeurs mettaient des notes réalistes, ce sont à peine 5% des étudiants qui obtiendraient les diplômes. Or l’administration veille et les en empêche, car les facultés ont besoin des étudiants : si les effectifs diminuent, la dotation budgétaire diminuera en proportion. Et si les effectifs chutent, alors bien des postes seront supprimés, et les professeurs devront chercher à se faire embaucher ailleurs. Le système est organisé de telle manière qu’il a besoin de cette massification qui le détruit !
Ensuite, à l’étape suivante, eh bien on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a. Les jurés des concours se désolent de devoir admettre des candidats qui normalement n’auraient pas dû passer. Et les employeurs se désespèrent de devoir recruter des gens dont les diplômes ne sont que de la poudre-aux-yeux, trop heureux quand leur motivation laisse espérer qu’ils pourront combler par la pratique les lacunes de leur formation. Des professeurs du secondaire qui avertissent un élève qu’on ne peut devenir journaliste ou enseignant si on n’écrit pas correctement le français, prouvent soit qu’ils sont eux-mêmes aveugles, soit qu'ils mentent : car il suffit de regarder autour de soi pour constater qu’il y a de plus en plus de journalistes et d’enseignants qui n’écrivent pas correctement le français. Et je ne parle même pas de leur inculture abyssale. Le processus est lent, mais les profs finissent par s’adapter aux élèves…
Le second problème est encore plus effrayant, car après tout, on peut imaginer qu’un pays s’accommode d’une médiocrité généralisée. Même si 80% d’une classe d’âge parvenaient à bac+5, même si beaucoup de professions se laissaient envahir par des incompétents, il y aura toujours un embouteillage devant les postes à responsabilités, et les gros salaires seront toujours très minoritaires.
Il y a quelques semaines, une amie, professeur principale d’une terminale E.S. (économique et sociale) m’a montré un document fort intéressant. Le dispositif d’aide à l’orientation a été récemment renforcé, et dans ce cadre, les élèves doivent remplir après le premier trimestre une feuille indiquant précisément ce qu’ils comptent faire après le bac, et comment ils se voient au milieu de leur vie professionnelle. Mon amie – pourtant parfaitement alignée sur la doxa droidlomiste, et qui continuera à voter à gauche jusqu’à la fin de sa vie – a découvert les réponses avec un mélange indéfinissable de stupéfaction, d’agacement, d’hilarité et de compassion, si bien qu’elle les a montrées autour d’elle pour faire partager sa réaction. Dans cette classe globalement médiocre, une grosse moitié des élèves se fixent des objectifs tout-à-fait irréalistes, prouvant par là qu’ils sont complètement sourds à ses avertissements et ceux de ses collègues. Mais c’est surtout la seconde question, nouvelle et très personnelle, qui l’a effarée. Environ les trois quarts des élèves se voient cadres supérieurs ou chefs d’entreprise, jouissant d'un travail intéressant, exerçant des responsabilités, et surtout nantis d’un salaire très confortable. Exprimé de façon variée, cet élément revient presque obsessionnellement dans la liasse des feuilles formatées remplies par ces élèves de terminale. En majorité, ils n’ont encore qu’une idée très floue du métier qu’ils auront, voire de leurs études post-bac, mais ça, ils en sont sûrs : ils veulent gagner beaucoup d’argent. Et comme ils sont à l’âge où l’on croit en ses rêves, ils pensent qu’ils réussiront à gagner beaucoup d’argent.
Et c’est là qu’on s’inquiète franchement pour eux, car même si, pour les raisons susdites, ils parviennent, à l’usure, à décrocher des diplômes qu’ils ne méritent pas, il est évident que la plupart n’auront jamais ce poste intéressant et stimulant auquel ils aspirent, ce pouvoir d’achat qui les fait fantasmer, – et devront se contenter de revenus modestes et d'un boulot plus ou moins fastidieux. Une société ne peut pas être composée que de patrons, de cadres et d’ingénieurs : même avec une robotisation massive, il y aura toujours besoin d’employés de maison, d’agents d’entretien, d’artisans, de vendeurs, d’aide-soignants, de secrétaires, d’assistants, de petits techniciens, etc. Une société n’est pas une « armée mexicaine » où les colonels sont deux fois plus nombreux que les caporaux. Même dans les sociétés communistes la nomenklatura des privilégiés n’était qu’une infime proportion…
Nous vivons dans un monde qui ne cesse d’exciter nos désirs matériels, qui nous pousse à la consommation permanente, qui nous harcèle en nous susurrant plusieurs fois par jour que nos moyens pécuniaires sont insuffisants pour satisfaire ces désirs sans cesse renouvelés. Or cette société est très récente, et rien ne dit qu’elle soit durablement viable, car elle crée de façon structurelle le manque, la frustration, la rage de ne pas avoir ce qu’on voulait. Tous ces jeunes qui rêvent de devenir des cadres-sups gavés de thune, comment accepteront-ils de se retrouver modestes employés à peine au-dessus du smic ? Une société est-elle pérenne, où la grande majorité des gens salive devant des fruits qu’elle ne peut atteindre, – sans qu’une croyance religieuse justifie son échec, la console et lui promette une revanche là-haut ?
Depuis le néolithique, la plupart des humains ont vécu dans une société radicalement différente de celle qui se met en place depuis quelques générations : les filles cherchaient à épouser un garçon convenable dans leur entourage, et les garçons prenaient naturellement la suite de leur père, ou s'en remettaient au hasard des rencontres. Souvent les temps étaient durs, il fallait lutter pour sa subsistance, et l’on n’était pas certain de pouvoir atteindre le mois prochain. Mais la société paraissait immobile, et le vertige de la liberté était épargné à presque tout-le-monde. En outre, les quatre cinquièmes de la population étaient constitués de paysans analphabètes à qui on martelait que l’ordre des choses était tel parce que Dieu l’a voulu ainsi, de telle sorte qu’ils ne pouvaient même pas imaginer une société organisée différemment dans laquelle ils auraient une tout autre place. Aujourdhui c’est l’inverse : on est sûr qu’on ne mourra pas de faim, mais tout est instable autour de nous ; nous ne pouvons pas nous réfugier dans une routine tranquillisante, nous devons sans cesse faire des choix stratégiques, d’où l’angoisse permanente de se tromper, et le regret quasi inévitable de s’être trompé. Aujourdhui tous les enfants et les adolescents sont confrontés à ces questions terribles, atroces, qui avant ne se posaient presque jamais : Quel métier vais-je faire plus tard ? Quel métier ai-je envie de faire ? Quel métier ai-je les capacités de faire ? Quels efforts suis-je prêt à consentir pour y arriver ? Comment surmonterai-je mon dépit si je n’y arrive pas ? Vers quel second choix pourrai-je me rabattre sans en crever de désespoir ? Si j’y arrive, combien de temps me plairai-je dans ce métier ? Est-ce que l’évolution de la société ne risque pas de transformer ce métier et de me le rendre insupportable au bout de dix ou quinze ans ? Est-ce que moi-même je ne risque pas de changer et de ne plus le supporter ? S’il ne me plaît pas ou plus, aurai-je acquis des bases suffisantes pour me reconvertir dans un autre ? Est-ce que je préfère un métier fastidieux mais où je gagnerai beaucoup, ou un métier agréable où je gagnerai peu ? Est-ce que je suis sûr que je garderai toujours la même préférence ? De quoi est-ce que j’ai vraiment envie ? Qui suis-je ? (Et je ne parle même pas de l'horreur des choix sentimentaux, ni des ravages du presque impossible mariage d’amour qui a remplacé le sage mariage de raison.) – Il faut être complètement ignorant de la psychologie humaine pour croire que ces questions sont purement agréables, et ne pas comprendre que la liberté est un fardeau insoutenable auquel la majorité des humains, somme toute, préfèrerait échapper. Est-on vraiment sûr que l’homme soit fait pour être confronté à des choix pareils, pour vivre dans un monde qui lui offre, ne fût-ce que partiellement, la possibilité de choisir lui-même librement l’activité qui remplira la majeure partie de sa vie active ?
La société s’est radicalement transformée en quelques générations, ce qui est peu à l’échelle historique, mais beaucoup pour une vie humaine. Parce que le changement s’est fait graduellement à nos yeux, nous percevons mal à quel point il a été radical et à quel point notre mode de vie n’a plus rien à voir avec celui qu’ont connu nos ancêtres depuis le néolithique jusqu’au XXe siècle. Parce que notre société a l’air de tenir, qu'elle ne subit que de légers accrocs, qu'elle n'est pas remise en cause par un mouvement de fond, nous imaginons spontanément qu’elle est viable et qu'elle pourra encore continuer ainsi pendant des siècles et des siècles. Mais rien n’est moins sûr, car cette société est encore très récente, elle débute à peine. Les mentalités sont encore tributaires du monde ancien, elles ne se sont pas encore totalement adaptées à ce monde absolument inédit de la société de consommation qui s’est mis en place dans les années 1960, voire dans les années 1980. C’est seulement au bout de plusieurs générations de stabilité qu’on pourra être certain que l’humanité a mis en place un modèle aussi solide et durable que celui apparu au néolithique. Et d’ici là, elle aura sans doute à nouveau profondément muté… L’humanité est-elle vraiment faite pour être ainsi emportée à toute allure dans une course sans fin, catapultée par un présent incontrôlable vers un futur inconcevable ?
Beaucoup d’époques cauchemardesques ont prouvé que la résistance de l’homme à la souffrance physique était immense, et sa capacité à survivre dans des conditions matérielles affreuses, presque illimitée. Mais qu’en est-il de sa résistance à la frustration morale ? Qu’en est-il de sa capacité à vivre harcelé par des désirs impossibles ? Peut-il durablement être convaincu qu’il a tous les droits, et ressentir toutes les insatisfactions ? Combien de générations supporteront encore d’être envoûtées par des rêves de situation fastueuse et d’échouer ensuite dans une vie de merde ?
22:32 Écrit par Le déclinologue | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : marie-paule couto, discrimination positive, orientation, lycée, collège, université, baisse du niveau, niveau scolaire, edgar degas, bac, argent, vertige de la liberté, inégalité, révolution industrielle, société de consommation, frustration, ambition, autocensure, commission d'appel, collège unique, massification de l'enseignement, nomenklatura, armée mexicaine, mariage d'amour | | | Facebook | | Imprimer | | Digg |
Commentaires
J'ajouterais un autre effet au changement radical de société tel que décrit dans cet article : le développement de la violence, de l'irrespect et de la défiance sur un mode ordinaire. Comme toutes les hiérarchies sont abolies dans l'esprit de chacun, et comme l'égalitarisme règne partout, n'importe quel idiot croit être à la mesure des génies reconnus. Les blanc-becs contredisent les professeurs chevronnés en première année de fac, les notables sont discrédités par les ouvriers, les jeunes bousculent les vieux, les cancres insultent les premiers. Ceux qui n'ont pas réussi ont d'autant moins de vergogne que la réussite des autres leurs apparaît comme une injustice, même quand elle n'est que le résultat d'un effort redoublé. Si d'autres ont réussi là où j'ai échoué, c'est qu'ils ont eu plus de chance, se disent-ils. Certes on ne mesure pas la qualité d'un homme à la seule aune de sa situation, mais l'iniquité de celle-ci ne peut pas non plus être présumée. Or aujourd'hui, affirmer que tel énarque serait un con, au seul motif qu'il a réussi un concours hautement sélectif, ou prétendre que tel président des États-Unis serait un débile mental, cela tombe presque sous le sens pour le pékin moyen. C'est soutenir le contraire qui paraîtrait suspect.
Écrit par : L | 05.03.2018
Merci pour ce complément, que j'approuve totalement, car les ravages de l'égalitarisme moral est un thème qui m'est cher depuis longtemps, et sur lequel je me réserve de produire mes réflexions dans un autre article. Mais celui-ci se concentre uniquement sur l'attitude des jeunes à l'égard de leur propre avenir et les conséquences de cette attitude : un développement sur la mentalité égalitaire eût été hors-sujet, car à ce compte-là on aurait glissé vers une analyse globale de la mentalité contemporaine, et le texte aurait dû être vingt fois plus long.
Écrit par : Le déclinogue | 05.03.2018
Très beau texte auquel je souscris totalement. Pour être passé par la fac avant d'aller en école d'ingénieur, j'ai vu que 99% des élèves étaient des glandeurs invétérés. J'ai vu les profs me conseiller de me barrer en école, me dire que si un nombre suffisant d'élèves ne validait pas l'année, ils étaient alors catalogués comme mauvais profs et voyaient diminuer leur dotation pour la formation en question.
Petite remarque. Je pense que le succès immédiat de la téléréalité tient dans cette caractéristique de l'esprit de nos contemporains. Chacun est persuadé qu'il peut demain, sur un bon coup de dés, et parce que chacun peut briller n'est-ce pas, devenir une star adulée de tous et, bien évidemment, riche.
Écrit par : Gwendal Com | 05.03.2018
Merci pour votre témoignage de confirmation. J'approuve aussi votre petite remarque.
Écrit par : Le déclinogue | 05.03.2018
Je ne peux qu’abonder dans le sens de cet article. On récompense des incapables, et ce n’est pas le mépris qui m’inspire le mot, mais plutôt une profonde commisération pour ce que produit le système. Au point que la poignée d’élèves qui arrivent encore au lycée avec un niveau décent sont d’emblée mis au parfum : inutile d’en faire plus que nécessaire – et le nécessaire en la matière est proche du néant – étant donnée la masse de décérébrés (qui le sont par de multiples facteurs, à commencer par le temps qu’ils consacrent aux écrans débilitants) et de fainéants à qui l’on accorde un billet d’entrée pour le supérieur, lequel pâtit nécessairement de l’abaissement général du niveau et de l’inflation démesurée des lauréats du bac. Les « demi-tocards », comme vous les appelez, peaufinent leur apprentissage de la paresse et finissent de désapprendre le reste, conscients d’être un peu au-dessus du lot quand ils parviennent – sans effort aucun – à aligner trois phrases correctes d’affilée dans un sujet d’invention dont la prétention littéraire est à peu près inversement proportionnelle aux compétences rédactionnelles de ceux qui le choisissent – et à retenir, sans avoir besoin de jamais relire leurs cours, les maigres connaissances que les profs tentent encore de transmettre, pris dans l’effroyable injonction paradoxale de programmes ambitieux à transmettre, au moyen de volumes horaires réduits à la portion congrue, à des élèves arrivant en seconde avec un niveau ahurissant… et que le système contraint, à leur corps défendant le plus souvent, à laisser passer en première « en l’état », c’est-à-dire avec les mêmes difficultés et lacunes qu’à leur arrivée : sûrs de leur fait, ils ne voient en effet pas l’intérêt de se soumettre au travail qu’impose tout progrès et tout apprentissage, et s’ils l’entrevoient, ils n’en sont de toutes façons plus capables depuis qu’ils ont quitté l’école primaire. Quant à mettre « les mains dans le cambouis », au sens propre, la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, nourrie par leurs parents le plus souvent comme vous l’avez parfaitement décrit, il n’en est pas plus question que de subir la moindre frustration... J’aimerais vraiment exagérer, mais le dernier conseil de classe auquel j’ai encore « assisté », en pure perte, me prouve hélas que ce n’est pas le cas… Quant aux très rares élèves méritants, modestes, désireux d’apprendre et montrant une appétence pour le savoir, ils pâtissent déjà de la médiocrité ambiante et ne vont plus tarder à être immolés sur l’autel de la réforme, grâce à la grande « braderie » qu’on ne manquera pas de nous organiser avec la refonte imminente des programmes. « Tout doit disparaître !» : j’entends déjà les flonflons de la fête célébrant l’avènement de l’idiocratie.
La question ultime est : à qui profite le crime ? Car on ne me fera pas croire que l’objectif – pourtant affiché et brandi par les initiateurs de la chose – est de rendre le savoir accessible à tous pour construire une société plus juste et plus égalitaire… puisque c’est exactement l’inverse qui se produit : sous couvert d’égalité des chances, on sacrifie les chances de tous. Et les classes dirigeantes, du Gotha au monde de la finance et de la politique, constituant cette société choisie si bien décrite par les Pinçon-Charlot, restent à l’abri de la dégénérescence programmée par des décisions politiques qui œuvrent, en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes, à la conservation des élites par l’abrutissement des masses. Si le peuple redevient analphabète, ce qui est en passe d’advenir, alors l’Ancien Régime n’est plus très loin, encore un petit pas en arrière, pourvu qu’on laisse aux gueux quelques miettes, panis et circensium, pour les maintenir dans leur léthargie hébétée. Car qui occupe les bancs des quelques lycées parisiens, privés ou publics, épargnés par la déchéance généralisée ? Les plus doués d’entre eux finiront à l’ENA où ils tisseront le réseau des dirigeants politiques utiles à la conservation du patrimoine familial – CQFD – et les cancres – car il faut bien qu’ils aient les leurs – se contenteront d’une petite école de commerce aux frais de scolarité indécents pour faire fructifier l’héritage… Pendant ce temps, le niveau de lecture du commun des mortels baisse, le chômage augmente – on ne peut tout de même pas recruter ceux dont le seul apprentissage a été celui de la glande la plus absolue – tout cela faisant le lit des extrémismes en tous genres et fortifiant d’un rempart imprenable le « ghetto du Gotha ».
Pour être de gauche aujourd’hui, il faut être réactionnaire.
Écrit par : Hypatie | 11.06.2018
Merci d'avoir pris la peine de rédiger ce long commentaire approbatif.
Je "plussoie" tout à fait votre premier paragraphe.
Je suis plus réservé sur le second, qui me paraît relever d'une logique "complotiste". L'idée que l'effondrement du système éducatif serait sciemment entretenu, voire intentionnellement prémédité, par l'oligarchie à qui il profite en dernière analyse, cette idée est assez répandue depuis une vingtaine d'années, - et cependant je n'y ai jamais cru. Je crois pour ma part que la classe politique est sincèrement désireuse d'atteindre les objectifs qu'elle affiche publiquement. C'est juste par incompétence, conformisme, lâcheté, veulerie, démagogie, qu'elle entretient un système qui aboutit au résultat opposé. On néglige trop la bêtise comme moteur de l'Histoire...
Écrit par : Le déclinogue | 24.06.2018
Navré de briser votre entre-soi décliniste, mais j'objecte fondamentalement à l'argumentaire selon lequel les inégalités sociales peuvent être combattues par la seule éducation nationale, non par manque d'envie, mais par manque de capacité à remettre en question le reste des sphères de la société intéressées à leur perpétuation.
Quand à l'idée profondément élitiste (dans le sens péjoratif) de la nécessaire inégalité devant le statut social, le prestige, les responsabilités et autres capitaux afférents, peut-être ne serait-elle pas une prophétie autoréalisatrice si le marché du travail, pour commencer, obéïssait plus strictement lui-même aux lois de l'offre et de la demande.
Par exemple, deux millions de personnes veulent étudier le droit, et peu importe leur niveau de qualification ou leur rôle dans l'appareil judiciaire, instantanément, les professionnels installés sont rémunérés au prorata de leur propre nécessité sociale : un revenu-plancher, similaire au SMIC.
A l'inverse, un prof en Seine Saint-Denis s'occupant de jeunes rescolarisés, connus pour être violents et/ou en grande difficulté sociale, devrait être recruté avec autant de soin qu'un astronaute actuel, avec le prestige et la rémunération afférente.
Nous verrions, dans un tel cas, la différence entre opportunistes prêts à toutes les contorsions pour s'élever socialement, désormais réellement utiles pour leur principale qualité, leur détermination, tandis que les métiers-passion, ou vocations, seraient possibles à tous indépendamment de toute concurrence, si l'on espère que le marché de l'emploi se régulera pour en compenser le surnombre, par l'incitation à des activités plus "utiles".
Tout ceci pour illustrer l'angle mort de votre raisonnement : l'interventionnisme politique, et ses effets régulateurs, dussé-t-ils contraindre les libertés individuelles et leur corollaire, le libéralisme économique qui sévit aujourd'hui.
Or, cette idéologie, contrairement à une régulation productiviste et inégalitaire telle que l'URSS, n'a jamais été mise en pratique. A moins que les élites qui n'auraient pas intérêt à l'effondrement des inégalités, ce ne soient nous, citoyens de classe moyenne supérieure éduqués et politisés ?
Écrit par : C-H | 24.06.2020