NAPOLÉON ET LES INCENDIAIRES DU VAR : UN FAUX DOCUMENT, HÉLAS
27.07.2017
Les incendies de forêt qui font en ce moment tant de dégâts dans le Var ont entraîné ces derniers jours une recrudescence de la diffusion « virale » d’un document qui réapparaît périodiquement sur la Toile : une lettre de Napoléon au préfet du Var qui, avec l’autorité qu’on lui connaît, ordonne l’exécution immédiate des pyromanes. En voici le texte :
« Monsieur le Préfet, J’apprends que divers incendies ont éclaté dans les forêts du département dont je vous ai confié l’administration. Je vous ordonne de faire fusiller sur le lieu de leur forfait les individus convaincus de les avoir allumés. Au surplus, s’ils se renouvelaient, je veillerai à vous donner un remplaçant. Fait à Schoenbrunn le 21 août 1809 »
C’est une belle lettre, qui fait aimer la dictature. On se prend à rêver d’un monde où les criminels pris en flagrant délit seraient promptement châtiés, et l’on se désole, par contraste, de l’incroyable lenteur de notre système judiciaire, paralysé par une législation pléthorique, par des avocats retors et cupides, par des dispositifs de recours à tous les étages, tout ce funeste luxe démocratique qui, ajouté à des moyens insuffisants, fait qu’il s’écoule souvent plusieurs années entre le moment où le brigand commet son forfait, et le moment où il doit subir un châtiment trop bénin… Et on goûte particulièrement la dernière phrase, si suggestive, en notre époque où les incompétents s’accrochent à leur poste comme les moules au rocher : quel beau régime que celui où un chef d’État éclairé, vraiment soucieux des intérêts de son peuple, pouvait terroriser son administration en virant lestement tous les responsables qui n’exécutaient pas diligemment leurs missions !
Beau rêve, mais est-ce autre chose qu’un rêve ? Au fait, ce document est-il authentique ? N’en irait-il pas de lui comme de ces percutantes maximes, justifiant la dictature, qu’on prête à Napoléon depuis bientôt deux siècles, et qui sont en réalité inventées par Balzac ? [1] Avant d'en tirer la moindre réflexion sur la « gouvernance » de Napoléon, le premier réflexe devrait être de s'assurer qu'on ait bien affaire à une lettre véritable, dûment reconnue comme telle, dictée par l'Empereur au lieu et à la date indiqués. (Car il est bien évident que Napoléon, qui a envoyé quelque trente-cinq-milles lettres en une vingtaine d'années, a dicté la quasi-totalité d'entre elles, se contentant de signer ce que transcrivaient ses secrétaires. On peut donc tout-de-suite écarter la fausse objection selon laquelle cette lettre n'est pas de lui car il n'écrivait pas ainsi.)
Ouvrons la Correspondance générale de Napoléon, dont la publication est en cours depuis 2004, un des monuments les plus admirables de l’édition contemporaine. Le tome couvrant la période allant de février 1809 à février 1810 a paru en 2013 ; c’est le tome IX, intitulé Wagram. Le 21 août 1809, Napoléon se trouve en effet au château de Schönbrunn, où il a séjourné (avec quelques interruptions) de la mi-mai à la mi-octobre. Ce jour-là, il a fait expédier sept lettres, qui portent les n°21862 à 21868 (pages 1049 à 1055) : deux au maréchal Berthier, major général de l’armée, une au ministre des Relations extérieures (Champagny), une au ministre de la Guerre (Clarke), une au ministre de la Marine et des colonies (Decrès), une au ministre de la Justice (Régnier), ainsi qu’un court billet à Joséphine, écrit de sa main et non pas dicté. Aucune trace de notre document dans ces pages ! Ajoutons que le préfet du Var, entre 1806 et 1811, fut Pierre Melchior d’Azémar (1740-1821) : or ce nom [2] est totalement absent de l’index des noms qui figure à la fin du volume : c’est donc que Napoléon ne lui a jamais écrit de lettre pendant cette période, et qu’il ne cite jamais son nom dans aucune autre lettre. Il est vain de croire qu’il y aurait une erreur de date et que la lettre se trouverait ailleurs dans le volume.
Cette absence est à elle seule une preuve péremptoire que le document en question n’est pas authentique. En effet, il serait tout-à-fait extraordinaire qu’il ait échappé aux minutieuses recherches de l’équipe savante qui, afin de reprendre, compléter et améliorer un travail déjà effectué sous le Second Empire, a passé au peigne fin tous les fonds d’archives publics et privés de France, d’Europe et du monde, ainsi que les catalogues de ventes et d’expositions. En outre, il ne s’agit pas d’une lettre privée qui aurait pu passer de main en main pendant deux siècles avant qu’on perde sa trace, mais d’une lettre officielle à un agent de l’État : si elle avait existé, elle se trouverait dans les archives départementales du Var ou dans les Archives Nationales, de telle sorte qu’elle n’aurait pu échapper aux chercheurs de la Fondation Napoléon. Ce document est dailleurs connu depuis les années 70 [3], et on peut donc être sûr que les napoléonologues n’ignorent pas son existence : c’est en toute conscience, et non par bévue, qu’ils l’ont écarté.
À ceux dont la certitude n’est pas encore faite, il faut recommander d’aller interroger Pierre Branda. Il s’agit d’un historien très sérieux, quoique non universitaire : il a publié des ouvrages qui font autorité, fondés sur des recherches de première main [4]. Il figure dailleurs dans la liste des personnes remerciées par le tome IX de la Correspondance générale (p. 1826), et a dirigé le tome XIII qui vient de paraître. P. Branda s'est penché sur la question : dans son ouvrage intitulé Les Secrets de Napoléon (Vuibert, 2014), il consacre un paragraphe à ce document, qu’il qualifie sans ambages de mystification, et même de « faux grossier ». Avant de nous apprendre qu’il est apparu en 1969 dans un recueil d’œuvres littéraires de Napoléon qui en a malencontreusement reproduit le fac-similé, l'historien produit trois arguments décisifs pour ruiner sa crédibilité. Dabord, la graphie de cette lettre ne correspond pas à celle de l’un des secrétaires de l’Empereur, ces graphies étant bien identifiées par les éditeurs de la correspondance. Ensuite, Napoléon ne s’adressait jamais directement à un préfet, mais, respectant la voie hiérarchique, au ministre de l’Intérieur. Enfin, le Premier Empire n’était pas une tyrannie soumise à l’arbitraire discrétionnaire de son despote omnipotent, eh non !, mais un état de droit. Tout crime devait être reconnu comme tel, dans les formes, par une cour d’assises, avant de donner lieu à une peine conforme à la législation. Celui qui a promulgué le code civil en 1804 et un nouveau code pénal en 1810 avait à cœur d’organiser la vie sociale, c’est-à-dire d’en soumettre le fonctionnement à la raison, et non pas aux caprices et aux passions. Et justement, ironie de l’histoire (ou clin d’œil du faussaire ?), la dernière lettre du 21 août 1809, celle au ministre de la Justice Régnier (n°21868, p. 1054-1055), se fait l’écho de plaintes émises par des possédants d’un canton de Seine-et-Marne, victimes d’expropriation et non indemnisés. L’Empereur entend faire cesser ces exactions commises par ses services : « Nous ne pouvons pas nous faire à l'idée que nos tribunaux aient besoin de nos ordres spéciaux pour faire exécuter les lois et respecter les principes fondamentaux de l'institution sociale. » Il prend le parti des propriétaires contre les fonctionnaires : « L’expropriation est un acte judiciaire : comment arrive-t-il qu’elle se fait par le canal administratif ? La violation d’une propriété particulière, même par l’autorité publique, sans l’expropriation, est un délit. » Le pseudo-tyran se montre ici un défenseur des droits, un médiateur au service des citoyens contre l’État : « Je désire que vous me fassiez connaître quel est le changement à faire dans notre législation pour abolir toute expropriation administrative, et enfin pour donner à tous les Français recours à une autorité locale contre les abus de l’administration ». Napoléon porte-parole du citoyen de base contre les exactions de la puissance publique, on ne l'attendait pas, celle-là ! Et dans la même journée, Napoléon aurait ordonné à un préfet de faire fusiller sans jugement des incendiaires, au risque de toutes les méprises, tous les débordements, toutes les injustices qu’on imagine aussitôt ?! Ce n’est pas vraisemblable.
On pourrait ajouter un quatrième argument : c'est que la formule d'entête « Napoléon, par la grâce de Dieu et la volonté nationale, empereur des Français » est typique du Second Empire, mais n'était pas utilisée sous le Premier. Le faussaire a dû découper un morceau de lettre ou de décret de Napoléon III pour fabriquer son document. Le coup de grâce est asséné par une autre lettre de Napoléon à Régnier, la n°16901, dictée à Milan le 17 décembre 1807 (Correspondance générale, tome VII, 2010, p. 1362). Voici ce court billet, bien authentique celui-là, puisqu’on en a la minute aux Archives nationales (AF IV 874) : « Écrivez à mon procureur général près la cour criminelle de Rouen que je suis surpris d'apprendre que les incendies se propagent d'une manière alarmante dans le département de la Seine-Inférieure ; qu'il prenne toutes les mesures pour découvrir les auteurs de ces crimes et pour les poursuivre. » Donc, voilà : il est arrivé au moins une fois que Napoléon ait été informé d’une augmentation anormale d’incendies en un lieu donné. Sa réaction n’a pas été d’ordonner directement à un préfet de déclencher des fusillades expéditives, elle a été de stimuler indirectement le zèle d’un procureur, afin qu’il mette en œuvre le processus judiciaire régulier. Un mythe s’effondre….
Il serait intéressant d’enquêter sur cette lettre apocryphe, si c’était possible : le manuscrit existe-t-il quelque part, ou a-t-il été détruit depuis qu’il a été photographié ? À défaut d’en identifier l’auteur, serait-il possible d’en découvrir la date de fabrication, et d’en cerner les motivations ? S’agirait-il d’un faux purement vénal, forgé pour soutirer une grosse somme à un acheteur trop crédule, ou bien d’une imposture idéologique, conçue dans le but de droitiser l’image de Napoléon ? Les deux buts ont dailleurs pu se combiner : le faussaire, ayant bien saisi la mentalité de sa victime, aurait pu lui fournir exactement ce que celui-ci désirait avoir, de la même façon que Vrain-Lucas, dans les documents extravagants qu’il a fabriqués et vendus à Michel Chasles, avait soin de flatter le patriotisme de sa dupe en insérant des éloges de la Gaule sous les plumes de Socrate, d’Aristote et de Cléopâtre.
Pour ma part, je me dis que placer la dictée de cette lettre à Schönbrunn fait probablement partie de la manipulation : imaginer que Napoléon, au cœur d’un séjour victorieux dans une capitale ennemie, entre la bataille de Wagram et le traité de Vienne, ait pu condescendre à s’occuper personnellement des incendies du Var, voilà qui a une certaine allure, bien plus que n’en aurait eu le même texte signé aux Tuileries en 1802 ou en 1811. Et celà rappelle le fameux décret sur l’organisation de la Comédie-Française, qui porte la mention « au quartier général de Moscou, le 15 octobre 1812 ». Or – comme le rappelle Pierre Branda dans les pages qui précèdent celle à laquelle nous renvoyons –, un faisceau d’anomalies a convaincu les historiens que ce décret, publié au Bulletin des lois le 26 janvier 1813, a été signé à Paris quelques jours avant, et frauduleusement antidaté pour réaliser ce qu’on appellerait maintenant « un coup de com' » : faire croire rétrospectivement que même au milieu du territoire ennemi, l’Empereur continuait à administrer son empire jusque dans les plus petits détails et les domaines les moins militaires. Mais celà n’a été découvert qu’en 1975, et le faussaire, avant 1969, ne pouvait le deviner. Et justement, s’il l’avait su, il se serait sans doute gardé d’imiter ce fallacieux supplément de prestige, craignant que le trucage de Napoléon ne nous mette sur la voie de sa propre imposture…
Il reste à réfléchir sur la diffusion massive de cette lettre apocryphe depuis quelques années et plus encore ces derniers jours. La première chose qu’on peut se dire, c’est que nos contemporains sont décidément bien crédules. Des milliers de personnes diffusent un document bidon, l'approuvent, l'admirent, le commentent, le citent en exemple… sans jamais se demander s'ils ne seraient pas victimes d'un mirage et bernés par un imposteur, sans jamais s'interroger sur l'authenticité du document. Ils foncent tête baissée, comme si, depuis vingt ans que l'internet est entré dans nos vies, ils n'avaient pas déjà été deux-cents fois confrontés à un « fake ». On aurait pu penser que l’internet, qui met une prodigieuse masse d’informations à la portée de tout-le-monde, permettant à quiconque d’effectuer des recherches documentaires très poussées sans sortir de chez lui, allait engendrer une culture de la vérification : il suffit de quelques clics pour se renseigner sur n’importe quel fait et se faire une bonne idée de sa crédibilité. Hélas, on est loin d’observer l’essor d’une telle mentalité à ce jour, et c’est la jobardise plutôt que l’esprit critique qui semble renforcée par l’internet. Pour un zététicien qui ne reçoit pas un document sans aussitôt le soumettre à une petite enquête, n’a-t-on pas cinq, dix, trente gogos qui le diffusent mécaniquement à tous leurs contacts, qui manifestent leur vulnérabilité émotionnelle en faisant savoir aussitôt l’admiration ou l’indignation qu’il leur inspire, qui épanchent leur incontinence verbale en le commentant sans délai à tort et à travers ? « Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause », disait Fontenelle après Montaigne [5]. On a envie de dire aux usagers des « réseaux sociaux », qui relaient aveuglément n’importe quoi : vérifiez les informations avant de les publier, demandez-vous si elles sont véridiques avant d’émettre une opinion dessus. Exploitez les ressources utiles de la Toile, avant de la polluer par des saletés. Écoutez ceux qui savent et qui pensent, avant de faire du bruit avec votre sottise.
J’ajoute que, dans les quelques discussions qui sont passées sous mes yeux, j’ai pu constater avec amusement que les ignares sont toujours aussi arrogants : à des internautes avertissant que ce document est un faux (en commentaire sous tel ou tel article), il s’en est trouvé d’autres pour répondre avec mépris, dans le style : « Qu’est-ce que vous en savez ? », « Vous êtes donc plus expert que tout le monde, monsieur je-sais-tout ? », « Oui oui, encore un complot de la CIA », et même : « Cette lettre est publiée depuis un siècle dans les livres d’histoire, donc je ne vois pas pourquoi il faudrait maintenant la rejeter ». Ô les certitudes inébranlables de ceux qui ne savent rien !… Et comme on croit facilement à l’existence de ce qu’on désire !… Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est que, parmi ceux qui, au contraire, plaidaient pour le faux (la plupart sans avoir pris la peine de faire une recherche sérieuse, se fiant juste à leur intuition), un argument récurrent était celui de la langue : cette lettre serait une création récente parce qu’écrite dans un français actuel, elle ne coïnciderait pas avec « l’ancien français » de l’époque de Napoléon. Passons sur l’énorme impropriété du terme « ancien français », qui pour les linguistes désigne la langue intermédiaire entre le gallo-roman et le moyen français, parlée du VIIIe au XIVe siècles. Mettons que ces gens voulussent dire « le français d’avant ». Mais quelle idée se font-ils du français de 1800 ?!! Ces gens doivent s’imaginer que le français de l’époque de Napoléon ressemble à peu près à celui de Rabelais et Montaigne. En vérité, il suffit de lire les premières œuvres de Chateaubriand (par exemple Atala et René), ou Mme de Staël (Delphine, Corinne), ou Benjamin Constant (son journal, Adolphe), et plus encore la correspondance de Napoléon, qui ne cherche pas les effets littéraires ni les mots rares, pour constater que la langue française a très peu bougé depuis le début du XIXe siècle, – heureusement ! La syntaxe est exactement la même, et le vocabulaire des contemporains de Napoléon est toujours le nôtre : très rares sont les mots qui ont complètement disparu ou complètement changé de sens. Et si on va voir une édition imprimée à l’époque (c’est très facile grâce à Gallica, Googlebooks ou archive.org), on constate que l’orthographie elle-même est presque identique : il n’y a guère que les finales des imparfaits (« j’avois », « il étoit », « ils aimoient ») et le pluriel des mots en -t (« les momens », « les enfans ») qui arrêtent le regard (c’est en 1835 que la graphie actuelle a été officialisée par l’Académie) : l’effet d’étrangeté est beaucoup moins fort que celui produit par l’écriture courante des demi-illettrés d’aujourdhui, qui font une faute tous les trois mots ! Donc, non, pas d’anachronisme langagier flagrant dans ce document [6], contrairement à ce que s’imaginent ceux qui croient qu’on parlait en « ancien français » vers 1800. Et je veux bien que tout-le-monde n’ait pas une connaissance précise de l’histoire de la langue française, mais cette erreur dit quelque chose de l’idée spontanée que se font du passé les Français de notre temps : la profondeur de l’Histoire est écrasée dans un « autrefois » global et confus, tout ce qui est antérieur au vingtième siècle prend l’apparence d’un Moyen-Âge fabuleux qu’un abîme sépare de notre modernité.
Une tout autre réflexion vient aussi à l’esprit. Cette lettre apocryphe, comme je le disais en ouverture, a été massivement diffusée ces derniers jours, bien au-delà de la « fachosphère », et le plus souvent accompagnée d’un commentaire positif. N’y a-t-il pas là le symptôme d’un certain désir de dictature ? De plus en plus de gens constatent l’impuissance de l’État face aux violences qui troublent la sécurité publique : ils ne s’y résignent pas, et aspirent à une reprise en main énergique de la situation par l’autorité officielle. L’idée que des terroristes ou des incendiaires, pris en flagrant délit, puissent être exécutés séance tenante, sans jugement, cette idée heurte encore sans doute une majorité de nos concitoyens attachés au respect scrupuleux de l’état de droit, mais une minorité croissante y applaudit. On peut se demander si nous ne verrons pas un jour le linchage d’un terroriste par une foule ivre de colère. Et si le premier président qui gagnera le cœur des Français ne sera pas celui qui saura agir par une victoire décisive contre l’ennemi, après avoir limogé avec éclat tous ceux qui se seront montrés trop timorés ou trop incompétents pour le suivre. Car « il faut à la nation un chef, un chef illustré par la gloire, et non pas des théories de gouvernement, des phrases, des discours d'idéologues auxquels les Français n’entendent rien. » Avertissement aux politiciens actuels, paralysés par le droidlomisme, incapables de comprendre que c’est dans le sang qu’on retrempe une nation, et qu’il n’y a rien de tel qu’une bonne exécution capitale publique pour ressouder une communauté. S’ils ne rétablissent pas l’ordre, ils risquent de finir emportés par le désordre qu’ils auront entretenu : « L’anarchie ramène toujours au gouvernement absolu ». Ces deux citations sont de Napoléon, et elles sont authentiques, celles-là. [7]
Appendice : En menant ma petite recherche, j’ai découvert une autre version manuscrite du même document, beaucoup moins répandue (on notera une variante : « les lieux » à la place de « le lieu »). J’imagine qu’il s’agit d’une création récente. Autant la première a dû être fabriquée pour escroquer un collectionneur de manuscrits napoléoniens, autant la seconde n’est sans doute qu’une version alternative pour remplacer la première – dont la graphie presque enfantine inspire à elle seule des soupçons –, conçue dans le seul but d’être diffusée sur la Toile. Si tel est le cas, la manipulation idéologique serait patente… à moins que ce ne soit un canular, pour le pur plaisir de berner les naïfs ?
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[1] Balzac est le « nègre » d’un petit recueil paru en 1838 sous le titre Maximes et pensées de Napoléon recueillies par J.-L. Gaudy jeune. Un nègre qui a dupé son généreux commanditaire en même temps que leurs lecteurs, car son travail n'a pas consisté, ou pas seulement, à « recueillir » ici ou là des maximes de Napoléon, mais bien à les créer lui-même ! Double imposture donc, que ce dangereux et passionnant petit livre : il ne contient (presque) pas de pensées de Napoléon et elles n'ont pas été recueillies par ce très obscur J.-L. Gaudy jeune. Mais ces pensées sont remarquables, et il s'agit d'une œuvre de Balzac, ce qui lui donne un prix supérieur à ce qu'il prétend être ! Il contient 525 sentences, dépourvues de la moindre indication de source, et dont on peut dire qu'elles ont fait beaucoup de dégâts, car, bien que Frédéric Masson ait signalé et analysé l'imposture en 1909, on n'en a pas tenu compte, de telle sorte qu'elles ont envahi indûment les publications consacrées à Napoléon et déformé l’idée qu’on se fait de lui. J’ai ainsi constaté qu’elles pullulaient dans la préface d’André Maurois au Mémorial de Sainte-Hélène (Gallimard Pléiade, 1956), dans Le Secret de Napoléon de R. Brice (Payot, 1936) ou dans Napoléon et le management d’Alexis Suchet (Tallandier, 2004), sans parler bien sûr de la biographie d'André Castelot (Perrin, 1967-68), où elles ont abondamment alimenté les épigraphes de chaque chapitre ! Ce recueil composite est particulièrement vicieux, car on ne peut même pas le rejeter en bloc : quelques-unes des maximes qu’il contient sont authentiques (c’est-à-dire tirées de textes sûrs ou attestées par des témoins dignes de foi comme Las Cases), quelques autres sont tirées de phrases authentiques de Napoléon plus ou moins transformées, mais, dans la très grande majorité, ne pouvant être repérées nulle part avant 1838, elles doivent être considérées comme de pures créations de Balzac. C’est notamment le cas de ces fameuses pierres lancées dans le jardin de la démocratie : « Il est rare qu'une grande assemblée raisonne, elle est trop promptement passionnée. » (n°11) ; « Le peuple est susceptible de jugement quand il n'écoute pas les déclamateurs ; les avocats ne sauveront jamais rien et perdront toujours tout. » (n°16) ; « La frontière du gouvernement démocratique est l'anarchie, celle du gouvernement monarchique est le despotisme ; l'anarchie est impuissante, le despotisme peut accomplir de grandes choses. » (n°79) ; « Les agresseurs ont tort là-haut, ils ont raison ici-bas. » (n°83) ; « Il faut sauver les peuples malgré eux. » (n°87) ; « On n'a rien fondé que par le sabre. » (n°90) ; « Celui qui sauve sa patrie ne viole aucune loi. » (n°97) ; « Le pouvoir absolu réprime les ambitions et les choisit, la démocratie les déchaîne toutes sans examen. » (n°182) ; « Dans le système du pouvoir absolu il suffit d'une volonté pour détruire un abus, dans le système des assemblées il en faut cinq-cents. » (n°186). J’ai en chantier une petite étude sur ce recueil.
[2] Dans l’indispensable Dictionnaire Napoléon (Fayard, 1999), Jean Tulard lui donne le prénom usuel de Jean-Baptiste dans la courte notice qu’il lui consacre (tome I, p. 152), et André Boyer, dans l’article « Var », l’appelle le vicomte d’Héron d’Azémar (tome II, p. 918). En 1817, il obtint de modifier son nom en Adhémar, ce qu’il demandait depuis 1784. Mais l’ordonnance royale fut contestée par un membre de la famille Adhémar, et c’est seulement en 1844 que la cour de cassation entérina de façon définitive le changement de nom pour ses descendants.
[3] Ainsi est-il parvenu à la connaissance de Francis Palmero (1917-1985), qui fut maire de Menton de 1953 à 1977, conseiller général des Alpes-Maritimes de 1958 à 1985 (et président de ce département entre 61 et 64, ainsi qu’entre 67 et 73), député de 1958 à 1968 et sénateur de 1971 à 1985. Le sénateur Palmero déposa le 30 août 1979 une question écrite (n°31238) au ministre de la Justice à propos des incendiaires des forêts du Midi, « suggérant, sans atteindre la sévérité de Napoléon Ier qui donnait l'ordre au préfet du Var "de les fusiller sur place", de faire en sorte que les condamnations demeurent exemplaires, d'autant plus que la vie des sauveteurs est en cause. » (Journal officiel, 7 septembre 1979, p. 2765). Cette question reçut une réponse le même jour (Journal officiel, 6 octobre 1979, p. 3035). Lors de la séance du 30 octobre, après une séquence d’hommage à Robert Boulin qui venait de disparaître, une autre séquence fut entièrement consacrée aux incendies de forêts en région méditerranéenne. Francis Palmero revint à la charge par une question orale au ministre de l’Intérieur, Christian Bonnet (Journal officiel, 31 octobre 1979, p. 3614) : « Vous connaissez, monsieur le ministre, ce message de Napoléon Ier au préfet du Var lui ordonnant de faire fusiller sur les lieux de leur forfait les individus convaincus d'avoir allumé des feux de forêt, sous peine d'être immédiatement remplacé en cas de nouvel incendie. Nous ne vous en demanderons pas tant. — C.B. : Hélas ! — F. P. : Si j'évoque ce message impérial, ce n'est certes pas pour pousser à la répression capitale, ce qui serait plutôt ridicule à l'heure où l'on veut supprimer la peine de mort [F. Palmero était justement un adversaire de la peine de mort, et il avait prononcé un discours abolitionniste deux semaines plus tôt, lors d’un débat au Sénat sur ce sujet, le 16 octobre : voir Journal officiel, 17 octobre 1979, p. 3262-3265], mais uniquement pour constater que les forêts du Midi s'enflamment depuis au moins l'époque napoléonienne. Donc, s'il est une catastrophe prévisible à long terme », etc.
[4] Napoléon, l’esclavage et les colonies (avec Thierry Lentz, Fayard, 2006), Le Prix de la gloire. Napoléon et l’argent (Fayard, 2007), Napoléon et ses hommes. La Maison de l'Empereur 1804-1815 (Fayard, 2011), La guerre secrète de Napoléon : Île d’Elbe 1814-1815 (Perrin, 2014), Joséphine. Le paradoxe du cygne (Perrin, 2016).
[5] Fontenelle, Histoire des oracles, I, 4 (Lib. Marcel Didier, 1971, p. 30). Montaigne, Essais, III, 11 : « Je vois ordinairement que les hommes, aux faits qu'on leur propose, s'amusent plus volontiers à en chercher la raison qu'à en chercher la vérité : ils laissent les choses, et s'amusent à traiter les causes. Plaisants causeurs. […] Ils commencent ordinairement ainsi : comment est-ce que cela se fait-il ? Mais se fait-il ? faudrait-il dire. Notre discours est capable d'étoffer cent autres mondes, et d’en trouver les principes et la contexture. Il ne lui faut ni matière ni base. Laissez-le courir : il bâtit aussi bien sur le vide que sur le plein, et de l’inanité que de matière. » (nouvelle Pléiade, 2007, p. 1072).
[6] Je me suis posé la question pour « au surplus ». Mais non, cette locution adverbiale est attestée depuis 1330. Dans Le Cid de 1637, Corneille fait dire à don Diègue : « Au surplus, pour ne te point flatter, / Je te donne à combattre un homme à redouter » (acte I, scène 6, vers 277 ; Pléiade Œuvres complètes, 1980, p. 719). On peut aussi se demander si le texte n’aurait pas dû porter « se renouveloient ». Mais les finales en -ai et en -oi se faisaient concurrence depuis la fin du XVIIIe siècle. En 1835, l’Académie n’a pas commis un coup de force en imposant les finales en -ai, elle a entériné un usage qui était devenu majoritaire. Voyez ce tome du Bulletin des lois de l’empire français, qui va de septembre 1805 à avril 1806, imprimé en juin 1806 (tome IV de la 4èmesérie, n°59 à 95) : on y relève douze occurrences de « était » et quatorze de « avait », aucune de « étoit » ni de « avoit ».
[7] La seconde vient d’un petit discours prononcé devant la Chambre des représentants et la Chambre des pairs réunies, le 7 juin 1815. Ce discours est reproduit à l’identique par de multiples sources d’époque, par exemple celle-ci. La première citation, à vrai dire, est moins sûre. Elle est extraite d’un long monologue que Bonaparte aurait improvisé à Montebello, début juin 1797, devant André-François Miot (futur comte de Melito) et François de Melzi d’Eril, et que retranscrit le premier dans ses mémoires (Mémoires du comte Miot de Melito, 2ème édition revue et augmentée, Michel Lévy frères et Librairie nouvelle, 1873, tome premier, chapitre VI, p. 154). Cette allocution très anti-républicaine de deux pages – dailleurs tout-à-fait remarquable – ne peut prétendre, telle qu’on la lit, à une stricte littéralité, mais son accent de vérité n’est pas contesté. Quoique globalement défavorables à Napoléon, les mémoires de Miot de Melito sont tenus parmi les meilleurs de l’époque, et certains considèrent leur auteur comme l’un des meilleurs transcripteurs du verbe napoléonien, avec Rœderer, Thibaudeau, Caulaincourt, Bertrand. Signalons par ailleurs que notre citation est souvent donnée, même par des historiens sérieux, sous la forme : « … un chef illustre par la gloire ». Or c’est bien illustré qu’a écrit Miot, ou tout du moins qu’a publié à titre posthume son gendre, le général de Fleischmann (et tout aussi bien dans la première édition de son texte, parue en 1858 : tome I p. 164). La nuance est certes infime, mais tout-de-même. Il faut toujours vérifier une citation dans le texte ! Voyez cet article passionnant sur les ravages de l’habitude paresseuse de recopier (forcément mal) des citations de seconde main, en faisant croire qu’on les a tirées directement de la source : habitude très répandue dans la littérature scientifique et médicale, qui amène à dire, sans hyperbole ni métaphore, qu’il y a des notes de bas de page qui sont littéralement mortelles.
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