ALAIN DECAUX EST MORT, ET POUR LONGTEMPS
29.03.2016
Alain Decaux est mort. Au petit jeu du « Qui va rester ? Qui sera oublié ? », je parierais volontiers qu’il ne restera rien d’Alain Decaux dans un siècle, et même dans un demi-siècle, et peut-être même dans un quart-de-siècle. Dailleurs, autant il a marqué les 45 ans et plus, autant j’ai l’impression qu’il était déjà totalement inconnu des jeunes générations [1].
Né en 1925, Alain Decaux était un vulgarisateur de l’Histoire, mais il n’était rien d’autre. Avec beaucoup de talent, ce grand admirateur d’Alexandre Dumas a fait aimer l’histoire à deux ou trois générations de Français, par la radio, par la télévision et par ses livres. Ce n’est pas un mince mérite. Il a sans doute éveillé beaucoup plus de vocations d’historiens que Fernand Braudel ou Jacques Le Goff ! Mettons aussi au crédit de cet homme très affable et appelant la sympathie que, dans les années 70, il a fait partie de ceux qui commençaient à s’alarmer de l’effondrement de l’enseignement de l’histoire [2], et qu’il a fait de son mieux, pendant trois ans, en tant que ministre de la francophonie.
En lisant ce titre en tête d’un article du Point : « Les Français perdent leur prof d’histoire », j’ai cependant pensé à la fameuse une de Libération le 18 octobre 1983 : « La France perd son prof ». De Raymond Aron à Alain Decaux, quelle chute… Mais nous pouvons encore tomber plus bas ! Le nouveau prof d’histoire préféré des Français, n’est-ce pas Lorant Deutsch ?
Professeur d’histoire dans les médias, Decaux n’était pas un historien, et cela doit être répété avec force. Il n’a jamais rien ajouté à nos connaissances, et il n’a jamais renouvelé l’interprétation de quoi que ce soit. Bainville non plus n’ajoute rien à nos connaissances, mais Bainville est une intelligence lumineuse : on le lit toujours avec profit, car il nous permet de mieux comprendre ce que nous savions déjà. Or quand on n’est pas ignare, il n’y a rien à tirer d’un livre d’Alain Decaux, ni connaissance ni réflexion. On a souvent comparé Decaux avec G. Lenotre (1855-1935), le maître de la « petite histoire », mais la comparaison est tout-à-fait inadéquate. G. Lenotre était avant tout un spécialiste de la Révolution française, à laquelle sont consacrés la plupart de ses livres, alors que Decaux abordait toutes les époques avec la même superficialité, de Spartacus à J.F. Kennedy. Surtout, G. Lenotre était un authentique historien, c’est-à-dire quelqu’un qui enrichit notre savoir. Inlassable débusqueur d’archives, il s’attachait à redonner vie à des anonymes et des oubliés. Une histoire très « petite », des petits personnages et des petits faits, mais inconnus avant lui, et qui, à défaut de faire comprendre la genèse du présent, permettent au moins d’éclairer de façon inédite le quotidien du passé, et même de donner de la substance au vécu de nos ancêtres. G. Lenotre était dailleurs complètement englouti il y a vingt ans, mais il semble remonter à la surface : on trouve à nouveau ses livres en collections de poche. Grasset propose trois titres dans « Les cahiers rouges », Perrin un en « Tempus », et « Texto » de Tallandier a ressorti en cinq volumes la série Vieilles maisons, vieux papiers.
Decaux, lui, ne faisait que raconter une nouvelle fois ce que dix autres avaient déjà raconté avant lui, avec une prédilection pour les figures romanesques et les énigmes lancinantes. Ce n’était que du récit d’histoire. Du bon récit pour le grand-public, mais rien de plus. Compilation et narrativisation, sans aucun apport propre. C’est pourquoi ses livres n’ont aucune chance de survivre : ils ont remplacé les ouvrages en vogue sur les mêmes sujets (Lætitia Bonaparte, la Castiglione, le Prince impérial, Anastasia, Blanqui, les Françaises, Victor Hugo, saint Paul, etc), et ils seront remplacés par d’autres ouvrages sur les mêmes sujets – si ce n’est pas déjà fait –, puisqu’ils n’ont pas marqué l’historiographie par une originalité quelconque. Mais Decaux n’aura finalement pas fait beaucoup de livres consacrés à un sujet précis : sa bibliographie compte autant de recueils de petits récits indépendants (tirés plus ou moins directement de ses émissions radiophoniques et télévisées), comme Dossiers secrets de l’Histoire, Histoires extraordinaires, Alain Decaux raconte, Destins fabuleux ou C’était le XXe siècle (et j’en passe). Ce genre, où il était concurrencé notamment par Guy Breton et ses Histoires d’amour de l’histoire de France ou par Pierre Miquel [3], est éminemment périssable, car le succès de ce type de livres tient surtout à la notoriété médiatique de son auteur : c'est une production essentiellement commerciale, dont les artisans font tous à peu près la même chose. Quand l'un d'entre eux a disparu des écrans, le public l'oublie vite et va vers ses successeurs. Les recueils d'historiettes de Decaux continueront à se vendre encore un peu pendant dix ou vingt ans, mais ensuite, ce sera probablement le trou noir, – ou alors, c'est qu'il n'aura pas été remplacé, et ce sera une preuve affreuse de la désaffection des Français pour leur histoire. (Quant aux ouvrages à destination des enfants, c’est un marché très concurrentiel où la durée de vie est encore plus brève.)
Heureusement le successeur d’Alain Decaux existe déjà, et à mesure que son succès va s’affirmer, il va reléguer ce dernier dans l’oubli : c’est Franck Ferrand [4]. Même prodigieux talent de conteur, même sens pédagogique, même aisance dans l’audiovisuel, même goût pour les énigmes, même fascination pour la France des rois, même esprit de tolérance œcuménique… Une fois n’est pas coutume, je donne la palme au jeune contre l’ancien : il y a plus d’impertinence chez Ferrand, qui n’hésite pas à s’aventurer dans les domaines sulfureux de L’Histoire interdite (Tallandier, 2008) pour y soutenir des thèses hétérodoxes [5] l’exposant aux rudes remontrances des historiens officiels, ou à s’attaquer à la réputation très surfaite de François Ier, roi de chimères (Flammarion, 2014). Cette audace met en relief, par contraste, le conformisme à toute épreuve d’Alain Decaux, qui aura toujours été terriblement institutionnel et désespérément consensuel. Il n’aura jamais dérangé, ni inquiété, ni choqué personne : pas étonnant qu’il ait été à ce point couvert d’honneurs.
Car Decaux, ce simple passeur, ce conteur qui n’a rien inventé ni rien renouvelé, a été surchargé de titres et de décorations, comme seule pouvait lui en attribuer une époque où un Président de la République passe un ouiquenne au parc Disneyland, et où son successeur lit L’Histoire de France pour les nuls en bronzant sur la plage [6]. Passe encore que Decaux ait été élu en 1979 à l’Académie française, qui a accueilli bien d’autres zéros. Mais, ainsi que je l’avais découvert il y a quelques mois avec effarement, il était non seulement commandeur des Arts-et-Lettres, mais aussi grand-croix de l’ordre National du Mérite et grand-croix de la Légion d’honneur, soit à chaque fois les plus hauts grades ou dignités dans ces trois décorations (sur trois, cinq et cinq possibles). Il faut savoir que le nombre de titulaires vivants de la grand-croix de la Légion d’honneur est limité à 75 (pour l’O.N.M. : 142 titulaires de la grand-croix en 2010), et qu’elle est décernée au compte-gouttes : quatre ou cinq personnes par an pendant longtemps, une petite dizaine depuis quelques années. Je veux bien que M. Decaux fût sympathique et estimable, mais enfin, son œuvre et son action étaient-elles à ce point admirables qu’il fût digne d’être élevé au pinacle de la reconnaissance nationale ? Je crois bien qu’il était le seul auteur vivant à cumuler ces trois dignités maximales ! [7] Même Jean d’Ormesson n’abat pas ce brelan, n’étant que commandeur dans l’O.N.M. Prenons la mesure de ce constat ahurissant : par le biais de ses décorations officielles [8], l’État a fait de M. Alain Decaux l’auteur le plus honoré en France, on pourrait même dire le premier des Français tenant une plume [9]. Les bras vous en tombent, non ? Heureusement que personne ne prend très au sérieux ces breloques qu’on épingle sur les poitrines, sinon il y aurait de quoi se fâcher tout rouge. Se fâcher serait du reste un moyen de ne pas déprimer, car on en vient à se dire que cette époque de décomposition généralisée n’a plus aucun sens de la hiérarchie : les talents d’un ordre inférieur sont couverts d’honneurs qui devraient être réservés aux talents d’un ordre supérieur. Est-ce que demain il suffira d’avoir fait quelques émissions de télévision pour être décoré de la grand-croix, d’avoir signé un livre pour être élu à l’Académie ? Et ensuite, on donnera le bâton de Maréchal de France aux généraux en fin de carrière, on transférera au Panthéon ceux que les sondages semestriels ont placé parmi les dix Français les plus populaires, on émettra des timbres à l’effigie des vedettes de la télé-réalité, on donnera aux rues et aux places les noms des pétomanes ?
Certes, il faut de tout, des chercheurs qui apportent du nouveau et des vulgarisateurs qui diffusent la connaissance auprès du grand-public. Loin de moi l’idée de réprouver ce que faisait Decaux. Ce qui me gêne, c’est la confusion des ordres. Son élection à l’Académie, ses décorations extravagantes ont mis dans l’esprit des gens que c’était un écrivain et un historien, comme si Michel Chevalet était un scientifique ou François Lenglet un économiste. Dans la civilisation des médias, le médiateur « fait écran » devant le créateur, au point de l’effacer complètement et de pouvoir se faire passer pour lui aux yeux du public…
Dans l’« œuvre » livresque d’Alain Decaux, qui a commencé par un livre défendant la survie de Louis XVII sous le nom de Naundorff (thèse totalement invalidée depuis longtemps), qui a terminé par des bondieuseries accablantes, et où l’on trouve une vigoureuse défense des époux Rosenberg (dont la culpabilité pour espionnage est maintenant bien établie par l’ouverture des archives), – je ne vois aucun titre ayant une chance de survie durable, à part peut-être Le Tapis rouge (Perrin, 1992), mais justement parce que c’est un livre atypique dans sa production : le témoignage d’un candide qui se retrouve ministre pendant trois ans. Ce récit ne sera sans doute jamais réédité en librairie mais, une fois devenu disponible par voie électronique, il pourra trouver de temps en temps des lecteurs dans les siècles à venir, curieux de découvrir une expérience gouvernementale à travers les yeux d’un non-politique. Je note dailleurs que peu de ses titres sont actuellement disponibles dans les collections de poche, et seulement parmi les derniers parus. Celà n'empêche évidemment pas qu'ils puissent être réimprimés dans l'avenir. Mais celà montre que les lecteurs avaient commencé à se détourner de lui.
Il y a quelques années, je l’avais entendu à la radio parler de sa publication du moment, La Révolution de la Croix. Néron et les chrétiens (Perrin, 2007). Sur ce sujet des premiers siècles du christianisme, où j’ai quelques lumières, j’avais été atterré par la cascade d’erreurs et d’inepties qu’il avait débitées en une heure, allant jusqu’à dire qu’on avait les « manuscrits » des historiens latins. Effaré, j'en avais tiré la conclusion qu'il s'était à peine documenté sur ce dont il parlait, et qu'il connaissait moins bien le sujet qu'un bon étudiant de licence suivant une U.V. là-dessus (comme je le fis moi-même à Paris-IV avec Luce Pietri et Nicole Belayche). Ce livre est en quelque sorte la suite d’une biographie de Paul de Tarse (L’Avorton de Dieu. Une vie de Saint Paul, Perrin / Desclée de Brouwer, 2003), encore plus scandaleuse : une simple mise en roman des sources, un ras-des-pâquerettes biographique sans problématisation, sans mise en perspective du contexte, sans aucun recul critique. L’idée que les documents antiques (qu’ils soient chrétiens ou païens, dailleurs) ne doivent être lus qu’avec une extrême défiance effleure à peine Decaux. Pour lui, l’essentiel du travail du biographe semble de se rendre sur les lieux où son personnage est passé [10]. La belle affaire ! si c’est pour gober ensuite tout ce qu’il dit… Quand l’absence totale de tout esprit historique se conjugue avec la crédulité du croyant, on obtient une non-biographie affligeante, qui ne fait que paraphraser la légende dorée du Nouveau Testament et des actes apocryphes. On en aura une idée par cette conférence prononcée en plein Notre-Dame où, pendant trois quarts-d’heure, Decaux fait le catéchisme, enfilant sans faiblir tous les poncifs et toutes les naïvetés appelés par le sujet et attendus par ses auditeurs. J’ai eu la curiosité de chercher quelques critiques du livre sur l’internet, et je n’ai quasiment rien trouvé. L’internet est encore très loin d’exercer le rôle d’évaluation qu’il pourrait avoir sur les livres, comme il le fait sur les restaurants. C’est ça un média démocratique : le cul et la bouffe dabord ! On n’y trouve sur L’Avorton de Dieu que des platitudes béates, consignées par des ignorants qui ont voulu du roman et qui sont contents d’avoir eu du roman, ainsi : « Très grande qualité à tous points de vue : écriture, documentation, caractère très vivant du récit. Se lit comme un roman en conservant une grande valeur sur le plan spirituel. Excellente introduction à une croisière-pèlerinage sur les pas de St Paul » ; ou encore, ce jugement d’un lecteur qui manifestement ne connaît rien ni à l’Antiquité ni à l’historiographie : « Livre instructif sur la vie de Paul et aussi sur son époque. Bonne analyse du personnage et de son caractère. C'est un livre d'historien qui s'est donné la peine d'approfondir ses recherches, pour coller au plus près de la réalité. » Je n’ai repéré qu’un seul avis critique qui ait nettement perçu l’insignifiance du livre de Decaux, et l’absence de savoir et de pensée qu'il trahit, mais sur un site pour le moins hétérodoxe : celui de Maurice Mergui, un disciple de Bernard Dubourg, tenant d’une lecture « midrachique » du Nouveau testament, selon laquelle les écrits chrétiens primitifs ne seraient qu’une invention juive, tous les épisodes pouvant se décoder comme des jeux de mots en hébreu, de telle sorte que Paul, comme Jésus, n’aurait aucune réalité historique. Une thèse ultra-minoritaire, mais pas plus invraisemblable que la version officielle de l’Église catholique, aveuglément suivie par le raconteur d’histoires qui vient de disparaître.
Comment expliquer que la presse accueillît un livre de Decaux avec un tel concert d’éloges, qu’aucun historien sérieux ne se dévouât jamais pour le ramener à son néant historiographique, ne serait-ce qu’en listant toutes ses erreurs ? Je vois plusieurs motifs à cette étrange passivité : – a) La nullité culturelle des médias, qui ont depuis longtemps renoncé à leur fonction critique, se contentant bien souvent, en guise de recensions de livres, de paraphraser les dossiers de presse fournis par les éditeurs. – b) Le positionnement très « mainstream » d’Alain Decaux, chrétien de gauche affirmé mais sans ostentation, ce qui devait lui valoir la sympathie apriori de tous les médias bien-pensants. Les milieux cathos applaudissaient ses bondieuseries, et les droidlomistes appréciaient l’humaniste bon teint : pourquoi dire du mal d’un homme si sympathique et qui pense si bien ? – c) N’oublions pas sa position institutionnelle : élu à l’Académie française en 1979, ministre entre 1988 et 1991, il bénéficiait par là d’une sorte d’immunité. Il ne faut jamais se brouiller avec quelqu’un qui pourrait voter contre vous le jour où l’envie vous prendrait de postuler au Quai Conti… – d) Le dédain des historiens, qui évidemment savaient que ses livres n’avaient aucune valeur, et qui préféraient n’en rien dire plutôt que de perdre leur temps à les lire et les critiquer [11]. Ils devaient se dire qu’une attaque serait inutile, car elle ne lui ferait pas perdre beaucoup de lecteurs, et que de toute façon les amateurs de véritable histoire n’en apprendraient rien, sachant déjà à quoi s’en tenir. D'où un silence méprisant et facteur de méprise, parce qu'il entretenait le public dans sa confusion. – e) La mentalité démocratique de notre époque : le public a toujours raison, donc critiquer ceux qu’il aime, c’est lui manquer de respect, en plus de passer pour un jaloux, un aigri, un grincheux, un raté, etc. Ceux qui aujourd’hui s’aventurent à se moquer de Marc Levy ou Guillaume Musso, au nom d’une certaine idée de la littérature, se prennent toujours une volée de bois vert en retour, au nom du sacro-saint respect dû aux écrivains et à leurs lecteurs, comme l’a noté Pierre Jourde dans un excellent article. J’ai moi-même observé il y a deux ans, en consultant des réactions sur la chute du conseiller Aquilino Morelle, que beaucoup de gens étaient allergiques à tout discours critique. Donc évitons de les braquer en agressant un homme qui fait vendre des livres et qui intéresse les gens à l’histoire…
Et voilà comment, au lieu d’être considéré comme un simple vulgarisateur d’histoire, fonction utile et même nécessaire, Alain Decaux a pu passer indûment pour un historien. Ce qui a altéré l’esprit public de façon certes mineure, mais non nulle.
Dans son genre, je préfère nettement son compère André Castelot (1911-2004), autre grand pilier de la « Librairie Académique Perrin », naguère spécialisée dans ce genre de productions faciles (avant qu’Anthony Rowley la reprenne en main pour lui donner une orientation plus sérieuse). Quant on regarde sa bibliographie, on constate que Castelot a peu pratiqué les recueils d’historiettes, préférant les biographies. En outre, il n’a pas eu la prétention de parler de tout, limitant son territoire à la France et sa période aux trois siècles et demi compris entre la Renaissance et le Second Empire (avec une prédilection pour la Révolution et l’Empire). Enfin il aimait bien, lui, découvrir des archives privées. Ses biographies sont romancées, anecdotiques, très superficielles, dépourvues de sens critique, mais elles ont pu, à l’occasion, apporter quelques éléments nouveaux. C’était un historien médiocre (il avait la sagesse de se définir plutôt comme écrivain d’histoire), alors que Decaux n’était pas un historien du tout [12].
Je préfère aussi et surtout Pierre Miquel (1930-2007). Certes, à partir de la fin des années 80, celui-ci s’est mis à publier sur tout et n’importe quoi [13], accumulant des ouvrages bâclés et criblés d’erreurs [14]. Mais il n’oubliait pas qu’il avait été dabord un véritable historien, agrégé, docteur, élève de Pierre Renouvin, spécialiste de la Troisième république et de la Grande guerre, sujet sur lequel il est revenu sans cesse et a commis des ouvrages convenables voire bons. Miquel n’était pas seulement, dans ses historiettes radiophoniques et livresques, quelqu’un qui avait, comme Decaux et Ferrand, le don de la narration, le sens du vécu individuel, le goût de la chair humaine dont parle Marc Bloch. Il était surtout un héritier de Michelet, un vieux clemenciste, un vrai patriote qui avait une certaine idée de la France. Un homme de gauche, certes, mais de cette gauche républicaine et nationale qui n’a rien à voir avec les libéraux-libertaires cosmopolites qui ont pris le pouvoir en mai 68. Chez Miquel, j'entends vibrer cette voix de la France venue du fond des âges, je sens la pesanteur des siècles derrière l'évènement qu'il raconte ; en Decaux, je crois voir un vieil oncle qui divertit la famille avec ses anecdotes, et je n'entends, derrière, que le crépitement de la cheminée.
On rend hommage à Alain Decaux, par exemple Éric Zemmour dans sa chronique [15], pour avoir été l’un des relayeurs de ce « roman national » qui faisait les Français. Je n’en suis pas si sûr. Je n’ai jamais perçu chez Decaux une conscience aigüe de l’identité de la France, un amour particulier de son peuple et de son histoire. Était-ce parce que son papillonnage de touche-à-tout universel lui faisait parler avec le même brio de Mayerling que du Masque de fer, de Raspoutine que de Marie-Antoinette, de Martin Bormann que de Stavisky ? Ou bien que, par pudeur, il s’effaçait totalement derrière son sujet ? J’ai l’impression (peut-être injuste) que, chez Decaux, le « roman national » n’était pas une perspective consciente et délibérée (ce qui me paraît le cas chez Miquel, et même, à un certain degré, chez Castelot), mais plutôt un effet a posteriori, comme s'il coulait de source et s’imposait de lui-même au raconteur d’histoire, sans qu’il ait besoin de le faire surgir ni le canaliser. Il n'y aurait donc pas à l'en louer. Et ce serait une nouvelle manière de dire que Decaux n’avait aucune idée personnelle et que, simple reflet de son temps et de sa formation, il racontait inconsciemment l’histoire comme on la racontait déjà avant lui.
Cependant, me dira-t-on pour finir, il ne faut pas voir en Decaux un écrivain mais plutôt un homme de médias. Hier encore on pouvait croire que ses émissions radiophoniques et télévisuelles avaient été englouties. Or, avec l’avènement de l’internet, tout se conserve ! Donc, pendant des décennies, voire pendant des siècles, des générations entières pourront encore regarder avec passion Alain Decaux raconte. — Mouais. Je demande à voir. Certes, on peut avoir – on doit avoir – la nostalgie de cette télé de grand-papa où un homme seul, face à une caméra en plan fixe, parvenait à capter l’attention du téléspectateur pendant près d’une heure (avec tout-de-même quelques photos intercalées de temps en temps). Mais le documentaire historique a complètement changé : l’œil du public est désormais habitué à des séquences brèves et variées, des changements de plan incessants, des scènes dramatiques filmées (dits « docu-fictions »), des reconstitutions par images de synthèse, des intervious, des visites sur place, de la musique… La Caméra explore le temps, que Decaux a faite entre 1957 et 1966 avec André Castelot et Stellio Lorenzi, avait une forme plus moderne : une présentation de quelques minutes, suivie d’une « dramatique » d’une à deux heures, avec des bons acteurs de l’époque, qui s’apparente aux docu-fictions actuels. Hélas, ces téléfilms en noir-et-blanc à petit buget ont mal vieilli. La reconstitution historique s’accommode mal de moyens rudimentaires…
Les narrations d’Alain Decaux face à la caméra sont encore plus surannées, j’en ai peur. Si, âgé de quarante ans et inconnu, il surgissait maintenant dans le « paysage audiovisuel français » pour y proposer ce qu’il faisait entre 1969 et 1987, on doute qu’il fasse un bon chiffre d’audience. Le grand succès qu’a eu son émission en son temps (du moins le grand succès auquel peut prétendre ce type d’émission) était peut-être dû tout simplement au fait qu’elle était la seule, en France, sur ce « segment » comme on dit en jargon managérial. On peut même se demander si la parodie qu’en faisait l’humoriste Guy Montagné n’a pas largement contribué à la popularité d’Alain Decaux. Tout celà augure très mal de sa survie sur l’internet dans cinquante ans. Dailleurs, on pourrait presque dire que l’internet a déjà rendu son verdict. En effet, très rares sont les numéros d’Alain Decaux raconte présents sur Youtube (je n’en vois même que deux en intégralité : ceux consacrés à Richard Sorge et à Katyn, et aucun sur Dailymotion). Et cette rareté devient terriblement significative quand on la met en contraste avec le succès d’Henri Guillemin. Celui-ci, dans les années 60 et 70, a réalisé pour la Télévision Suisse Romande exactement la même chose qu’Alain Decaux : une riche série de causeries historiques qui ne sont rien d’autre que des conférences filmées, avec encore moins d’images intercalées. Or ces causeries ont été intégralement mises en ligne il y a quelques années, et obtiennent une audience si remarquable qu’elle a attiré l’attention d’un journaliste de Rue89. Comment se fait-il qu’Henri Guillemin triomphe là où Alain Decaux disparaît ? Ce n’est pas une question de forme : le talent oratoire du second est aussi grand que celui du premier, et il a le léger avantage d'une voix plus agréable. L’explication est simple : Guillemin a des idées. Il est partial, partisan, engagé. Ce n’est pas un pur vulgarisateur qui raconte ce qui s’est passé, c’est un idéologue qui défend une thèse. Une thèse souvent très contestable, dont les bases documentaires sont fragiles, une thèse qui peut indigner ou consterner, mais qui ne laisse pas indifférent. Guillemin ne se contente pas de capter votre attention, il vous secoue, il vous fait réfléchir, il vous incite à en savoir plus. Decaux vous a passionné pendant une heure, mais quand il a fini, vous allez vous coucher sans qu’il ait rien changé en vous. Ce n’était qu’un raconteur d’histoires, un causeur divertissant, un robinet d’eau tiède. Il ne vous tenait éveillé que pour mieux vous endormir. Lui-même a glissé dans le sommeil de la mort, et il n’est pas près d’en sortir.
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[1] Sauf peut-être dans la bourgeoisie catholique ? J’imagine volontiers que des mamies bigotes, à défaut de pouvoir traîner leurs petits-enfants à la messe aussi souvent qu’elles l'auraient voulu, collaient entre leurs mains Alain Decaux raconte Jésus aux enfants (Perrin, 2006), Alain Decaux raconte la Bible aux enfants (Perrin, 1998) et Alain Decaux raconte l’histoire de France aux enfants (Perrin, 1987). Mais quel souvenir les mômes en ont-ils gardé ? À cet âge, on ne fait pas du tout attention à l’auteur d’un livre. On peut, longtemps après, se sentir marqué par certaines pages, et n’avoir aucune idée de celui qui les a faites, ni même du livre où elles étaient.
[2] Son article paru dans le Figaro-Magazine du 20 octobre 1979, « On n’apprend plus l’histoire à vos enfants ! », eut un grand retentissement. Mais la situation n’a fait que s’aggraver depuis…
[3] Je pense aux deux diptyques parus chez Fayard : Des histoires de France, des Gaulois à de Gaulle 1 (1980) suivies des Nouvelles Histoires de France, des Gaulois à de Gaulle 2 (1981) ; et Les Faiseurs d’histoire 1, de Crésus à Jeanne d’Arc (1982) suivis de Les Faiseurs d’histoire 2, d’Isabelle la Catholique à Catherine la Grande (1982). Ces quatre volumes sont la reprise de chroniques prononcées au micro de France Inter. Je les ai lus entre dix et quinze ans, et je dois dire qu’il ne m’en reste à peu près rien, sans doute parce que c’est le destin de ce genre de livres, dont les petits récits sont à la fois quintessenciés par la mémoire et recouverts ensuite par des récits plus développés. Néanmoins, je les recommanderais volontiers à des enfants ou adolescents qui ne sont pas rebutés par des livres sans images, et je regrette qu’ils n’aient jamais été réédités en poche.
[4] Decaux avait en quelque sorte intronisé Éric Le Nabour comme son héritier. Mais celui-ci est très loin d’atteindre la renommée de son modèle.
[5] Je suis assez partisan moi aussi de situer Alésia à La Chaux-des-Crotenay plutôt qu’à Alise-Sainte-Reine. En revanche, je suis en désaccord total avec l’idée que Corneille ait pu écrire les pièces de Molière, et plus que sceptique sur les autres thèses (Jeanne d’Arc manipulée par Yolande d’Aragon ; Cipriani dans le tombeau des Invalides à la place de Napoléon ; un « troisième homme » dans l’affaire Dreyfus).
[6] Il est vrai que c’était en août 2006, donc six ans avant d’être élu. Mais un énarque de 52 ans, qui nourrit l’ambition à peine secrète de succéder un jour à Philippe-Auguste, Louis XIV et Napoléon, devrait avoir depuis longtemps dépassé le stade de la « nullité » en matière de connaissances sur l’histoire de la France.
[7] C’était aussi le cas de Jean Favier (mort en août 2014). Mais Favier a été directeur des Archives nationales et Président de la Bibliothèque Nationale de France : le genre de postes institutionnels qui vous expose mécaniquement à recevoir des décorations. Le cas encore de Jacqueline de Romilly (morte en 2010), qui fut la première femme élue professeur au Collège de France.
[8] La liste n’était pas close : Alain Decaux a aussi eu droit à une cérémonie officielle dans la cour d’honneur des Invalides, avec un discours du Président de la République ! Et dans dix ans, le Panthéon ? Je ne me souviens pas que Duby, Braudel ou Febvre aient été honorés par une telle cérémonie… Devant cet État qui dégrade l’esprit public en brouillant à ce point les valeurs, faut-il rire ou pleurer ? (Ajout du 4 avril)
[9] Celà me remet en mémoire une anecdote que je trouvais très amusante mais à laquelle soudain, par contraste, je trouve une teinte tragique. Il paraît que dans les années 60, lors d'un conseil des ministres, on examinait la prochaine promotion de la Légion d'honneur. De Gaulle prend la parole : « Je vois que Mauriac n'est que grand-officier. Il faut l'élever à la grand-croix. C'est tout-de-même notre plus grand écrivain vivant ! » Un silence se fait et tous les regards se tournent vers Malraux. Le Général se rend compte qu'il a commis une indélicatesse, et il se rattrape : « … parmi d'autres ! ». (Selon certaines versions, Malraux aurait répondu : « Moi, de toute façon, je n'accepte de décoration qu'à titre militaire. ») Ah, heureuse époque que celle qui pouvait désigner, pour ses deux plus grands écrivains vivants, Mauriac et Malraux, et ce du vivant de Montherlant, Sartre, Aragon, Yourcenar, Giono, Anouilh, Morand, Genet, Beckett, Char, Gracq, Cohen, Saint-John Perse !… Qui soutiendra sérieusement que nos Modiano, Le Clézio, Sollers, Quignard soient du même niveau ? Et quelle pitié de ne plus avoir un président lettré, qui ait à cœur que les plus hauts talents aient les plus hautes décorations ! Très respectueux de l'Académie, de Gaulle se serait sans doute montré aimable avec l'auteur de C'était le XXe siècle, lui donnant du « Cher Maître » dans des lettres pleines de gentillesses et de compliments, mais on n'imagine pas qu'il ait accepté qu'Alain Decaux devînt l'homme de lettres le plus hautement décoré en France.
[10] Dans cette interviou accordée à Famille chrétienne, Decaux se vante, pour sa biographie de Victor Hugo, d’avoir passé une nuit à Hauteville House ! Évidemment, c’est plus facile et plus amusant que de trouver du nouveau, d’éplucher des archives inédites, ou même de réinterpréter les œuvres. Jean-Marc Hovasse, dont la biographie de Hugo, en trois tomes de plus de mille pages chacun (le premier paru en 2001, le deuxième en 2008, le troisième… pas encore), écrase celle de Decaux à tous points-de-vue, pas seulement le poids, exécute ainsi le reporteur du passé dans une interviou au Magazine littéraire : « La biographie d'Alain Decaux, c'est autre chose. Son principe consiste essentiellement à reformuler à la première personne : là où Maurois a écrit "la maison de Victor Hugo se trouvait rue Hauteville", Decaux écrit à peu près : "Je suis allé jusqu'à la maison de Victor Hugo. J'ai grimpé la rue Hauteville." C'est de la real-biographie , une sorte de reportage : "moi qui vous parle, j'ai vu celà de mes yeux". Et sans la moindre enquête ! Avec, en tout et pour tout, un quart du livre pour les trente-cinq dernières années de Victor Hugo. Pourquoi ? Parce que pour la période de 1851 à 1885, on ne peut plus répéter, il faut chercher, travailler… Je comprends très bien qu'il ait eu du mal à finir pour être prêt en 1985 [=le centenaire de la mort], mais, franchement, depuis quinze ans il aurait pu remédier à ce déséquilibre, aussi injustifiable que parfaitement compréhensible : aucun livre ne présente encore de synthèse utilisable pour cette période-là. »
[11] Une recherche sur le site Persée, qui archive les collections d’un grand nombre de revues universitaires françaises, et contient donc des milliers de recensions d’ouvrages, fait chou blanc. Il semble ainsi qu’aucun livre d’Alain Decaux n’ait jamais été recensé dans l’une des revues dont les collections y sont consultables. La même recherche sur Cairn.info, qui complète Persée (avec des collections plus récentes), révèle un tout petit compte-rendu, un seul en tout et pour tout. Dans Études (la revue des jésuites) de juillet-août 2003 (tome 399), page 140, on trouve ces quelques lignes dues à Pierre Gibert (je les recopie in extenso) : « Dans la tradition d’une intelligente et agréable vulgarisation (un peu, si l’on veut, à la manière de Daniel-Rops), Alain Decaux, offre "une vie de saint Paul" pour laquelle il tient le plus simplement et le plus raisonnablement compte des données des Actes des Apôtres et des Épîtres de celui qui s’est lui-même désigné comme "l’avorton". Il est, je pense, inutile de souhaiter un plein succès à cette œuvre, puisqu’il est déjà garanti par le nom de l’auteur comme par l’ample publicité qui lui a été faite. » Un laconisme assez éloquent pour qui sait lire… d’autant que le reste de la recension, avec quatre fois plus de lignes, est consacré à Paul le converti. Apôtre ou apostat ? d’Alan F. Segal (Bayard, 2003), un livre « d’un tout autre registre », un livre sérieux, lui, un vrai livre d’histoire.
[12] Pourquoi André Castelot n’a-t-il pas eu la même reconnaissance institutionnelle, alors ? Celle d’Alain Decaux procède-t-elle uniquement de ses causeries télévisées ? Je crois bien plutôt que c’est parce que Castelot avait une tache indélébile sur son passé : sous l’Occupation, il travailla dans deux journaux collaborationnistes, L’Écho de Nancy (où, par exemple, le 11 septembre 1941, il rend compte de l’exposition « La France et le Juif », expliquant que « l’exposition antijuive de Paris se contente de mettre lumineusement sous les yeux du visiteur quelques faits, quelques chiffres, quelques noms, qui prouvent l’hallucinant enjuivement de notre pays depuis 1936 »), et surtout La Gerbe d’Alphonse de Châteaubriant, dont sa mère était la maîtresse et dont il fut le secrétaire particulier dès 1934. Arrêté à la Libération, incarcéré plusieurs mois à Fresnes, Castelot fut acquitté, mais interdit de publication pendant deux ans par le Comité National des Écrivains. Il est dommage que (sauf erreur), il n’ait pas livré son témoignage sur cette période et sur cet intéressant personnage qu’était Châteaubriant, romancier régionaliste (Goncourt 1911) puis propagandiste catholico-nazi. — Il est amusant de constater que pendant plus de trente ans, le bon droidlomiste Alain Decaux a animé chaque samedi soir sur France Inter La Tribune de l’histoire entre André Castelot, ancien collabo, et Jean-François Chiappe, catho-monarchiste notoire (neveu du préfet Jean Chiappe, gendre du général Denikine, collaborateur de Rivarol, auteur d’ouvrages sur la Vendée, membre dirigeant du Front National, etc). Il était aussi l’ami de Jean Ferré, le fondateur de Radio-Courtoisie. Cette capacité d’Alain Decaux à se lier d’amitié avec des hommes aux idées éloignées des siennes doit être mise à son crédit : elle prouve une louable ouverture d’esprit (mais peut-être aussi une certaine inconsistance intellectuelle ?).
[13] C’est étrange, cette intempérance éditoriale des vieux. Leur réputation est déjà faite, quel besoin ont-ils de rajouter des lignes à leur bibliographie en publiant n’importe quoi ? Besoins financiers, train-de-vie dispendieux, dettes à éponger ? Ou obscur sentiment que chaque nouvelle parution en librairie fait reculer la mort ? Dans un article sur Jean-Denis Bredin, j’avais pointé le cas d’Henri Troyat, qui sortait chaque année une biographie inutile. Un cas plus spectaculaire encore est celui de Max Gallo, dont la plume a toujours été incontinente, mais qui depuis la fin des années 90 inonde les librairies de récits historiques dont on ne saurait même pas dire s’il s’agit plutôt de romans historiques (abominables) ou plutôt de biographies romancées (exécrables). En tout cas, ses erreurs par pelletées, son insupportable style oral (verbes au présent, phrases ultra-courtes, scènes haletantes, détails triviaux, clichés à chaque ligne), sa façon de vouloir prendre le populo à la gorge, tout celà le rend illisible pour un esprit distingué. Faut-il mépriser les lecteurs, faut-il se mépriser soi-même, pour pisser ainsi de la copie tout juste bonne à être recyclée en carton ! Cet agrégé et docteur en histoire avait pourtant montré qu’il pouvait écrire des ouvrages, certes de compilation, mais sérieusement documentés (L’Italie de Mussolini, Perrin, 1964) et des biographies un peu trop narratives et hagiographiques, mais presque honorables, faisant de lui un Castelot de gauche (Robespierre, Garibaldi, Jaurès, Vallès). Quelle mouche l’a piqué en 1997, et quel besoin a-t-il, depuis, de faire subir à Napoléon, de Gaulle, Hugo, César, Louis XIV, Voltaire, Jésus et Richelieu un tel supplice ? Pitié pour eux, pitié pour les lecteurs, pitié pour les arbres !… Jean-Marc Hovasse, dans l’interviou citée à la note n°10, s’en désole comme moi : « Le livre de Gallo par exemple n'a rien à voir avec une biographie : c'est un produit marketing, un produit "bio". Les phrases ne font pas plus de huit mots. Ce n'est plus le "je" de Decaux. Avec Gallo, c'est le "on" et le démonstratif : "On est surpris par ce qu'on ressent, ce trouble, cette émotion". Il paraît que c'est le signe d'une sympathie, d'une identification totale… Après tout, chacun est libre de faire ce qui lui plaît, mais pourquoi traîner Victor Hugo dans cette galère ? Aucun de ses ennemis les plus virulents, ni Sainte-Beuve, ni Planche, ni Veuillot, ni même Biré, n'auraient eu la cruauté de lui souhaiter un pareil traitement. », et donne deux exemples de légendes complaisamment reprises par Gallo, pour le pur plaisir d’un effet vulgaire.
[14] À titre d’exemple, on lira ici la démolition en bonne et due forme d’un ouvrage où Miquel a voulu jouer au géographe : http://www.persee.fr/doc/spgeo_0046-2497_1988_num_17_1_2736
[15] Profitant de n’importe quel évènement pour répéter ses thèses, Zemmour invente l’affrontement entre un Decaux réactionnaire et une « Sorbonne » anti-nationale, anti-littéraire et déconstructiviste. C’est très exagéré, voire fantasmatique. Dabord la métonymie est inadéquate : il aurait plutôt fallu parler de l’E.H.E.S.S., car la Sorbonne a toujours été un nid de conservateurs, comme Alphonse Dupront, Roland Mousnier, Pierre Chaunu ou Jean Tulard. Ensuite, les grands artisans du renouvellement de l’histoire par les sciences humaines, les Braudel, Mandrou, Duby, Goubert, Le Goff, Furet, Le Roy Ladurie, n’étaient nullement des anti-Français ou des ennemis du bon style. Tous petits-fils de Michelet et fils des patriotes Marc Bloch et Lucien Febvre, lecteurs de Stendhal et Voltaire, ils étaient attachés à la France et s’efforçaient d’écrire le mieux possible ; certains même votaient à droite ! Si on cherche des militants déclarés de l’anti-France, acharnés à détruire le roman national, on ne trouve guère que l’hystérique Suzanne Citron, auteur du Mythe national (Les Éditions ouvrières, 1987). Mais que pèse cette naine face au géant Braudel, auteur de L’Identité de la France ? Enfin, ce n’est pas de leur fait si les programmes scolaires ont été pervertis. Les coupables sont à chercher parmi les inspecteurs de l’Éducation nationale, pas parmi les pontes de l’E.H.E.S.S. C’est le ministère, ce n’est pas l’université qui, mettant la charrue avant les bœufs, a voulu transplanter directement les innovations de l’université dans le primaire et le secondaire. Braudel, Duby et les autres ont toujours, au contraire, affirmé qu’il fallait commencer par poser des bases chronologiques, et que les enfants, on les intéresse et on les fait rêver par des récits, des évènements, des grands hommes.
2 commentaires
Merci. Il me semble que l'on ne peut qu'adhérer complètement à ce que vous dites. Une seule réserve, mais vraiment à la marge : lorsque vous parlez de littérature, j'ai vaguement le sentiment que vous tombez dans le vice que vous dénoncez à propos de Decaux : Modiano, Sollers… ce n'est certainement pas ce que les lettres françaises offrent de meilleur, mais simplement de plus "médiatique" dans la sphère de la "bonne-littérature"; Michon, Begounioux, Jaccottet (je sais… il est suisse), JP Michel me semblent d'une autre envergure, même si, c'est inhérent à l'époque, leur œuvre peut paraître fragmentaire (après tout, les romantiques allemands…). Mais bon, c'est peu de chose.
Merci pour votre lecture approbatrice.
Votre petit reproche sur la fin de la note n°9 vient de ce que j'ai été trop allusif. Quand je mentionne « nos Modiano, Le Clézio, Sollers, Quignard », il ne s'agit pas de la liste de ceux que JE considère comme les plus grands écrivains français vivants, mais de ceux qui sont couramment désignés comme tels. La meilleure preuve en est cet article :
http://dernieregerbe.hautetfort.com/archive/2014/10/10/patrick-modiano-nobel-francais-de-litterature-5467840.html, où je me montre assez réservé sur Modiano (et carrément condescendant à l'égard de Le Clézio).
Je sais très bien que P. Michon et P. Bergougnioux ont une cote énorme chez les lettrés amateurs d'auteurs semi-confidentiels, mais je suis loin de partager cet enthousiasme. Moi j'en pincerais plutôt pour Guy Dupré ou Alain Nadaud (mort l'année dernière). Et pourquoi pas Dominique Fernandez, Hubert Monteilhet et Jean d'Ormesson, mais oui ! Ce dernier ne fait que se répéter depuis 20 ans, mais /La Gloire de l'Empire/, c'est quelque chose. Le nom de J.P. Michel ne me dit rien du tout.
Un détail : je considère la Romandie comme une province de la France, donc à mes yeux les écrivains Suisses-Romands appartiennent de plein droit à la littérature française. En outre, Jaccottet est installé depuis plus de 60 ans à Grignan...
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