TARTUFFE : UNE TRIPLE IMPOSTURE
29.03.2014
Le Figaro, dont la réputation de quotidien conservateur est décidément bien injuste, s’émerveille, par la plume d’Armelle Héliot, d’une nouvelle mise en scène de Tartuffe que Luc Bondy propose à l’Odéon, alors qu’une seule photo suffit à montrer qu’elle n’a rien de traditionnel (sauf à considérer que monter les classiques comme s’ils étaient des contemporains est devenu si habituel depuis un demi-siècle que c’est là maintenant la « tradition » dominante, de telle sorte que ce serait le retour au respect des auteurs qu’il faudrait taxer d’hérésie révolutionnaire).
Sur le Théâtre du blog, un article critique de Philippe du Vignal, assez détaillé, remet à sa place le billet extasié de Mme Héliot : là où celle-ci prétend qu’on « ne joue que le texte, strictement le texte », auquel le metteur en scène « se tient scrupuleusement », celui-là remarque qu’il y a plusieurs coupes, notamment à l’acte V. Là où celle-ci entend que « tout sonne juste » parce que vers et rimes sont « suivis avec rigueur », celui-là trouve que les « alexandrins n’ont pas toujours, et de loin, les six pieds requis[1] », que la diction des acteurs « est si médiocre qu’il faut toujours tendre l’oreille » et que l’acteur principal « ne dit pas non plus très bien son texte ». Là où celle-ci admire la « scénographie forte et harmonieuse de Richard Peduzzi [qui] installe immédiatement une atmosphère et correspond parfaitement à l'esprit de Tartuffe », celui-là voit un décor peu efficace, un mobilier dépareillé, « un mélange de réalisme et de symbolisme que l’on n’arrive pas à bien appréhender ».
Ces divergences d’appréciation sont peut-être à mettre au compte de la subjectivité de tout spectateur. Passons. Ce qui en revanche est objectivement constatable, c’est que Luc Bondy a choisi une mise en scène résolument moderniste, qui transpose la pièce dans un décor actuel, n’hésitant même pas à montrer un téléphone sur la scène.
J’avoue qu’il y a là pour moi une énigme profonde, que son extrême récurrence ne parvient pas à me rendre familière ni compréhensible. Vouloir « revisiter », transposer, adapter, actualiser les classiques est une démarche naturelle, légitime, saine, louable. Mais alors il faut le faire franchement et modifier le texte ! Les metteurs en scène de théâtre contemporain sont à la fois d’une insupportable prétention : ils se prennent pour des créateurs, ils ambitionnent d'inventer des choses nouvelles ; – et d’une lamentable lâcheté : ils n’osent pas transformer la matière sur laquelle ils travaillent. La plupart du temps, leur audace vis-à-vis du texte ne va pas plus loin que quelques coupes, assorties au grand maximum d’une ou deux phrases de raccord quand la suppression est trop sensible. Et pourtant ils ont à faire à des textes depuis longtemps dans le domaine public, donc qui appartiennent à tous : pas de scrupules à avoir ! Pourquoi n’osent-ils pas aller au bout de leur démarche en adaptant les pièces du répertoire ? Il est inepte de mettre un personnage louis-quatorzien, qui s’exprime en alexandrins moliéresques, dans un costume des années 2000, un téléphone dans la main. Qu’attendent les spectateurs, hébétés par un demi-siècle de terrorisme intellectuel, pour refuser massivement cette offense au bon sens le plus élémentaire ? Comment peut-on payer pour subir une pareille sottise, comment peut-on ne pas hurler que le roi est nu et quitter tapageusement la salle ? Racine n’a pas eu l’idée saugrenue de faire jouer à sa façon l’Andromaque, l’Iphigénie ou l’Hippolyte d’Euripide : il a entièrement réécrit ces histoires pour en faire des pièces nouvelles, des tragédies raciniennes dont les personnages s’expriment selon les codes poétiques de la France du Grand siècle. Quand Anouilh a voulu montrer l’actualité du mythe d’Antigone, il n’a pas affublé les personnages de Sophocle, si indissociables de leur contexte culturel et religieux, de complets-vestons : il a fait son propre texte, dans lequel les frères d’Antigone fument des cigarettes et sortent en boîte de nuit, seul moyen d’établir une homogénéité naturelle entre les paroles et les manières. Aujourd’hui Éric-Emmanuel Schmitt ne prête pas au Don Juan de Molière la découverte du véritable amour par le biais d'une attirance homosexuelle qu’il n’a jamais eue : il écrit La Nuit de Valognes. Mais nos metteurs en scène n’ont pas ce courage ni ce talent : il leur faut donc saccager le texte des autres en les enfermant dans des cadres qu’ils refusent de la première à la dernière ligne. À défaut de créer des œuvres originales, au moins pourraient-ils amender le texte classique, en en modernisant le vocabulaire et la syntaxe, en en supprimant toutes les allusions liées à un contexte caduc, en y rajoutant des répliques adaptées à leur dessein. Mais non, ils sont incapables de cette initiative : ils prétendent « respecter » le texte alors qu’ils le trahissent en lui faisant dire tout autre chose que ce qu’il veut dire, et ce faisant ils ne respectent ni l’histoire, ni les personnages, ni les spectateurs. Il est vrai que ceux-ci, souvent, en redemandent. Quoi de plus comique que ces jobards qui se pâment d’admiration devant un spectacle aberrant, où la parole des personnages jure d’un bout à l’autre avec leurs habits, leurs gestes, leur environnement, quand ce ne sont pas certaines de leurs répliques qui contredisent directement leurs actions ? À quoi peut rimer, sinon à une monstrueuse dissonance, de faire jouer l’Horace de Corneille dans la guerre d’Algérie, ou un Macbeth vaudou par des nègres d’Haïti, ou Richard II dans des costumes de samouraïs japonais, ou le Dom Juan de Molière dans les années 1960, à chaque fois sans changer un nom propre ni une tournure de phrase ancrée dans une autre histoire ? Si on veut nous donner à voir et entendre l’histoire d’Horace dans la guerre d’Algérie, ou le personnage de Don Juan dans les années 60, après tout pourquoi pas, mais alors transposons véritablement, réécrivons le texte, éliminons tout ce qui ne colle plus ! – Comment ne pas se tordre de rire devant un officier de l’O.A.S. qui débite des tirades d’alexandrins commençant par : « Loin de trembler pour Albe il vous faut plaindre Rome, / Voyant ceux qu’elle oublie et les trois qu’elle nomme », ou devant une réincarnation de Jim Morrison qui s’excuse ainsi, entre deux bières et un rail de cocaïne, encore vêtu d’un blouson de cuir qu’il abandonnera bientôt pour jouer torse nu de la guitare électrique ? : « J’ai fait réflexion que, pour vous épouser, je vous ai dérobée à la clôture d’un convent, que vous avez rompu des vœux qui vous engageaient autre part, et que le Ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir m’a pris, et j’ai craint le courroux céleste ». Et je préfère ne pas insister sur l’inévitable mode droidlomiste consistant à faire jouer par des acteurs arabes ou nègres les personnages trop blancs de Schiller, de Tchekhov, de Strindberg ou de Brecht[2].
Le Tartuffe de Luc Bondy ne va pas aussi loin, mais il participe aussi de cette manie aberrante de violer outrageusement le texte en lui imposant un contexte avec lequel il est totalement incompatible. Le metteur en scène ne s’est pas embarrassé d’écouter Molière ni de le faire entendre, quelque hallucination qu’il ait réussi à faire naître dans l’esprit vulnérable d’Armelle Héliot. Par exemple, madame Pernelle (Françoise Fabian) est paralysée et poussée dans un fauteuil roulant : c’était déjà le cas de Denise Gence dans une mise en scène de Jean-Paul Roussillon à la Comédie-Française en 1980. Or le texte de Molière interdit de faire de Mme Pernelle une impotente, puisque dès le deuxième vers de la pièce, Elmire s’exclame : « Vous marchez d'un tel pas qu'on a peine à vous suivre ! ». Concernant le personnage central, Luc Bondy a confié le rôle à Micha Lescot, acteur encore jeune et svelte qui en fait une sorte de psychopathe. Il s’inscrit par là, mutatis mutandis, dans une vision de la pièce courante depuis cinquante ans, voire dominante : celle qui fait de Tartuffe un personnage jeune et séduisant. Elle a semble-t-il été créée par Roger Planchon, puis reprise par Antoine Vitez, Jean-Paul Roussillon, Jacques Lassalle et tant d’autres. Or elle ne tient pas une seconde face au texte. Dorine, porte-parole évident de l’auteur, le décrit en effet ainsi : « Gros et gras, le teint frais et la bouche vermeille » (I, 4, vers 234) avant de lui lancer, avec son fameux franc-parler : « Et je vous verrais nu du haut jusques en bas, / Que toute votre peau ne me tenterait pas » (III, 2, vers 867-868). La jeune Marianne, que son père Orgon veut marier de force à Tartuffe, ne cache pas à Dorine, en II, 3, le dégoût que celui-ci lui inspire, envisageant plutôt le suicide qu’une pareille union (vers 614 et 675-678). Ou, sinon, le suicide, du moins le refuge dans un couvent, ainsi qu’elle le dit à son père en IV, 3 (vers 1298-1300) : attitude exactement contraire à celle d’Elvire dans Dom Juan, puisque celle-ci, religieuse, s’est arrachée à un couvent pour suivre l’épouseur du genre humain.
Au cas où l’on hésiterait encore à admettre le caractère répugnant de Tartuffe, il faut lire l’étude du truculent René Pommier, cet inlassable dégonfleur de baudruches intellectuelles : « Un séducteur longtemps méconnu : Tartuffe ? », dans Études sur le Tartuffe, SEDES, 1994 (réédité par Eurédit, 2005), également disponible sur son site, – comme la majeure partie de sa production, dont nous ne saurions faire l’économie pour nous remettre en face des trous nos yeux déplacés par les allumés de la critique moderne. Dans cet article aussi convaincant que savoureux (comme presque tous ses autres), René Pommier fait définitivement litière de la thèse insensée du Tartuffe jeune et séduisant, en s’attaquant avec sa virulence coutumière à ses principaux défenseurs, Charles Mauron (l’inventeur de la psychocritique) et Robert Georgin (un obscur littérologue lacanien).
René Pommier a malheureusement un grand tort, celui d’être un immense admirateur de Molière, un des auteurs les plus surfaits de notre littérature. Obnubilé par sa croisade contre la jobardise des critiques et des théâtreux du vingtième siècle, il dépense tant d’énergie à démolir leurs élucubrations et pourfendre leurs prétentieux délires, qu’il en oublie de s’interroger sur les raisons de leur aveuglement. En somme, pour lui, Molière est un génie, donc tous ceux qui l’ont mal compris sont des imbéciles. Il suffirait de balayer leurs inventions « absurdes et extravagantes » et de revenir strictement au texte, pour retrouver le plaisir ineffable et inépuisable que ses chefs-d’œuvre ont à nous offrir. Mais si c’était le postulat de départ qui était erroné ? Et si Molière n’était qu’un grossier amuseur de foules, dont les pièces écrites à la hâte étaient mal conçues, futiles, incohérentes, pas vraiment drôles et pour tout dire ratées ? (j’excepte Dom Juan, ce mystérieux aérolithe, et dans une moindre mesure Le Misanthrope).
Selon moi, Tartuffe démontre exemplairement que Molière ne mérite pas l’admiration qu’on lui voue par mégarde. Je tiens pour acquis que le personnage éponyme est bien celui que Molière présente dans sa préface, celui que la tradition a représenté unanimement jusqu’aux années 1960, celui que René Pommier voit : un être vulgaire, répugnant, méchant, foncièrement ridicule. Presque tous les personnages de la pièce ont la lucidité élémentaire de le voir tel qu’il est : la servante Dorine, la maîtresse de maison Elmire, ses enfants Damis et Mariane, le futur gendre Valère, le beau-frère Cléante, tous ont reconnu l’imposteur à dix kilomètres. Seuls sont abusés le stupide Orgon et sa mère, la vieille bigote Pernelle. Dès lors, la véritable cible de la pièce, c’est Orgon, imbécile phénoménal qui s’entête contre toute raison à ne pas voir ce que tout le monde voit, frère de ces autres grands malades que sont Arnolphe, Harpagon, Monsieur Jourdain, le trio des femmes savantes, Argan, tous atrophiés du bon sens. Le prétendu chef-d’œuvre n’est donc qu’une farce énorme, dont le personnage principal, Orgon, est une caricature délirante à laquelle on ne peut pas croire une seconde.
Mais René Pommier a l’honnêteté de reconnaître qu’avant les modernes crétins savants que sont Mauron et Georgin, des critiques de la vieille école, autrement plus fins et intelligents, comme Jules Lemaître et Albert Thibaudet, ainsi que Francisque Sarcey et Louis Jouvet, s’étaient déjà mis en tête que Tartuffe ne fût pas une ordure risible et méprisable, mais au contraire « un homme du monde et qui peut plaire » (Sarcey), « un scélérat si élégant d'une pâleur si distinguée » (Lemaitre), « un garçon charmant, inquiétant, très intelligent » (Jouvet). Pourquoi ce contresens récurrent, alors, pourquoi cette interprétation fautive que reprennent inlassablement les metteurs en scène contemporains ? Eh bien, c’est tout simplement que c’est la seule manière de rendre l’œuvre un tant soit peu intéressante ! Si Tartuffe est un enfoiré ostensible, la pièce est très pauvre : le spectateur enrage de voir Orgon se laisser duper aussi facilement, mais il sait que la situation est tellement invraisemblable qu’un aussi invraisemblable deus ex machina ne pourra manquer de remettre les choses en place à la fin. La leçon morale qu’il tire du spectacle est misérable : il faut se fier aux apparences et aux idées communes ; voire inexistante : comme pas une seconde il ne s’est identifié à Orgon, sot intégral plus détestable encore que Tartuffe, le spectateur n’a aucune raison de se sentir concerné par sa mésaventure, ni de redouter de subir les mêmes déboires en commettant les mêmes erreurs que lui. Au mieux, la bêtise d’Orgon le fait rire d’un rire facile et superficiel, celui que déclenche un fat qui se prend les pieds dans le tapis. Il quittera le théâtre en pensant n’avoir assisté qu’à une parenthèse de bouffonnerie, sans rapport avec le monde réel. – En revanche, si Tartuffe est un séducteur fourbe et habile, la pièce prend une toute autre dimension : le spectateur comprend la crédulité d’Orgon, il se sent de l’empathie pour lui, il éprouve une inquiétude grandissante en voyant Tartuffe se rendre maître de la maison. Il assiste non pas à une guignolade puérile, mais à une édifiante illustration de la façon dont les escrocs réussissent leur escroquerie, ce qui est autrement plus instructif que de les voir échouer. Le dénouement lui apparaît pour ce qu’il est : un coup de baguette magique imposé par les règles du genre et de l’époque, un artifice de pure convention qui ne résout aucun des problèmes posés. Mieux encore : si Tartuffe devient réellement séduisant, si le spectateur ne se contente pas d’accepter qu’Orgon soit séduit mais en vient à se laisser séduire lui-même, là on touche au chef-d’œuvre. Une œuvre profonde est une œuvre ambivalente, qui ne se laisse pas enfermer dans une interprétation simpliste : c’est ce que Molière a entrevu dans L’École des femmes[3], c’est ce qu’il a atteint dans Le Misanthrope et Le Festin de pierre, où Alceste et Don Juan appellent à la fois le rejet et l’identification. Avec un Tartuffe diaboliquement manipulateur, « pervers narcissique » selon un concept à la mode, le spectateur se sentirait vraiment déstabilisé et la pièce pourrait remuer des fibres très secrètes en lui. Brouiller les frontières des normes morales reçues, rendre sensible l’humanité des monstres (et l’inhumanité des gens bien), lancer un défi insoluble à notre jugement, nous faire glisser insensiblement de l’autre côté du miroir, c’est le grand art. Malheureusement on en est très loin, car Molière est passé à côté de son sujet : le metteur en scène de Tartuffe en est réduit soit à suivre le texte et ne proposer qu’une farce sans conséquence, soit à traiter le bon sujet mais en violant le texte d’une façon insupportable pour quiconque sait l’entendre (il est vrai que cette aptitude élémentaire semble de plus en plus rare).
C’est peut-être aussi que le sujet que Molière a voulu traiter : faire rire d’un imposteur au théâtre, était tout simplement un dessein absurde. René Pommier cite une excellente remarque d’un éditeur de Tartuffe, Pierre Brunet : « Si l'hypocrisie est une distorsion entre la réalité et l'apparence, entre l'être et le paraître, comment pourrait-elle être sensible chez le personnage de théâtre dont l'être est précisément un paraître ? Il est inévitable qu'elle s'exprime dans le comportement même, qu'elle se trahisse. Si Tartuffe n'était pas si maladroit, s'il jouait mieux la comédie, s'il ne se trahissait pas (devant Elmire, ou devant le roi), si la contradiction existait seulement entre son comportement et son être profond, et non pas à l'intérieur même de son comportement, son hypocrisie serait à coup sûr plus inquiétante, mais elle perdrait toute réalité scénique » (Tartuffe, Classiques du théâtre, Hachette, 1967, p. 183). Autrement dit l’hypocrisie n’est pas un sujet pour le théâtre, cet art comportementaliste qui peine à laisser entrevoir l’intériorité des êtres. Plus on y montre l’hypocrisie et plus elle s’y affaiblit.
Ce ne serait pas la seule fois que Molière, cet auteur médiocre (dont des demi-savants veulent attribuer les navets au grand Corneille !), est passé à côté de son sujet. Relisez L’Avare, farce idiote pour les enfants ou la plèbe inculte : qui peut voir dans Harpagon, caricature grossière qui est à l’avare ce que les Dupond-Dupont sont aux policiers, une figure crédible de l’avarice, observée d’après nature, retrouvable dans son entourage, et susceptible de servir de contre-exemple personnel, selon le dessein d’amélioration morale auquel prétend la comédie classique (« castigat ridendo mores ») ? Le type littéraire de l’avare, à la fois hyperbolique et vraisemblable, à la fois reconnaissable et terrifiant, c’est chez Balzac qu’il faut aller le chercher : ce n’est pas Harpagon, ce pantin, c’est le père Grandet, ce colosse.
Montherlant observait que bien des prétendus chefs-d’œuvre ne continuent à passer pour tels que parce qu’on n’ose plus les lire sans préjugés favorables. Quand regardera-t-on librement les pièces de Molière, quand avouera-t-on qu'elles ne nous font ni rire ni réfléchir et qu'elles sont, pour les neuf dixièmes d'entre elles, des navets sans intérêt ? Tartuffe n’est pas seulement l’histoire d’un imposteur : c’est aussi une cible privilégiée pour l’imposture des metteurs en scène contemporains, et c’est encore l’imposture d’un faux chef-d’œuvre, sans profondeur, sans ambiguïté, sans vertige. Une triple imposture.
[1] Curieuse conception de la métrique française. Je présume que ce « six » n’est pas une erreur pour « douze », et que l’auteur a voulu montrer par là qu’il sait très bien ce qu’est un pied, à savoir autre chose qu’une syllabe, contrairement à l’usage courant et fautif du terme. Mais on pourrait lui rétorquer que, dans la poésie latine, si le trochée et le spondée ont bien deux syllabes, le dactyle en a trois (aussi l’hexamètre dactylique peut-il compter jusqu’à dix-sept syllabes). Mais surtout, la métrique française n’est pas la métrique latine, et (à l’exception de quelques vaines tentatives du XVIe siècle) il n’a jamais été requis que l’alexandrin dût compter « six pieds », la notion de pied étant absurde en français, puisque cette langue ne distingue pas les syllabes longues des syllabes courtes.
[2] Comme je ne suis pas totalement borné, je veux bien admettre certaines tentatives de décalage volontaire. Par exemple, Alfredo Arias a monté à Aubervilliers en 1987 un Jeu de l’amour et du hasard dans lequel les personnages sont affublés de masques de singes et miment des attitudes simiesques. On en verra un bref aperçu dans les archives de l’INA. On est aux antipodes du Marivaux que j’aime, si humain, et il faudrait me payer pour me faire assister à un spectacle pareil. Toutefois je reconnais qu’il n’est pas foncièrement absurde : je ne suis pas sans savoir qu’aucun auteur de notre répertoire n’a été plus que Marivaux influencé par la commedia dell’arte : je suis conscient que même dans Le Jeu, dont les personnages ne sont pas ancrés dans une situation historique spécifique, les lazzi et les cabrioles d’Arlequin tirent le marivaudage du côté de la féerie bouffonne et l’éloignent du drame bourgeois réaliste. (Et justement, un critique marxiste comme Patrice Pavis a pu critiquer cette vision anti-historique et esthétisante, qui paradoxalement revient au Marivaux originel, « mythologise le texte classique » et tourne le dos à la lutte des classes qui lui est chère). D’autre part, la transposition est acceptable par son excès même : Arias ne place pas Dorante et Silvia dans l’Égypte de Ramsès II ou dans la Chine de Mao, contextes étrangers mais réels, dans lesquels ils sonneraient insupportablement faux : il les place dans un univers complètement imaginaire qui n’a jamais existé ailleurs que sur sa scène. Les transformer en singes, ce n’est pas moderniser un texte qui n’en peut mais, c’est tenter une expérience ; ce n’est pas imposer une fausse familiarité à l’œuvre, mais au contraire essayer de la plonger dans un bain d’étrangeté. La distorsion est si violente que le metteur en scène mérite alors d’être considéré comme un créateur plutôt que comme un violeur, même s’il n’a pas assumé son entreprise jusqu’à retoucher le texte. Il y aurait moins de trahison à transposer Bérénice chez les Martiens que dans le Bronx ou le Montfermeil d’aujourd’hui.
[3] Arnolphe reste trop détestable pour qu’on puisse compatir à sa douleur, malgré les efforts des metteurs en scène modernes qui font de L’École des femmes une tragédie lourde et verbeuse. Quel écrivain reprendra l’œuvre à zéro en nous faisant plaindre l’humanité déchirante de l’Arnolphe contemporain, j’ai nommé Wolfgang Priklopil, l’Autrichien tortionnaire qui séquestra pendant huit ans et demi la petite Natascha Kampusch ?
3 commentaires
L'article du Figaro est pas mal, notamment la phrase finale : " Toute la complexité, toutes les contradictions de cette âme perdue, Micha Lescot les incarne avec une profondeur fascinante "... J'imagine d'ici le genre de version vaguement mise au goût du jour et qui sera insupportable à revoir quand sera épuisée cette curiosité pour la psychologie... Il y a pas mal de ces anciennes versions " contemporaines " échouées sur Youtube, et qui retrace assez bien l'itinéraire des tendances depuis les années 50 à nos jours, et à moins que les interprètes y soient excellents, elles sont horripilantes. Seul ce qui n'est pas ridicule vieillit bien. Et dans les arts, la notion de ridicule est plus difficilement appréhendée qu'ailleurs, fort heureusement... Personnellement, j'adore le côté surfait de Molière, de ses pièces en vers : on sent l'aisance dans l'effort d'un homme qui doit se surpasser dans un siècle où se surpasser est la norme ; malgré son choix de ne pas s'orienter vers la gravité : à mon sens il incarne la rencontre idéale de l'éthique, du divertissement et de la réalité. Il préférait manier la psychologie du public plutôt que celle des personnages, un peu comme les bons réalisateurs de films d'horreur. Tartuffe me fait un peu penser au tueur en série invraisemblable de Scream (pour finir sur une synthèse avec l'article du Figaro), un personnage qui, avant de manipuler les personnages de la pièce, manipule surtout l'incrédulité des spectateurs pris au piège de leur incrédulité : https://www.youtube.com/watch?v=X-q-AWD_8AY
J'aime beaucoup votre point de vue et n'aurais su l'écrire avec tant d'à propos, faute d'être come vous un érudit, c'est-à-dire d'avoir jamais pris la peine de cerner les textes d'assez près, me contentant de les flairer.
Molière est un classique, ce qui le rend incritiquable par nos contemporains, dont la conception de l'histoire de l'art ne souffre pas que l'on puisse reproduire un style et veut qu'il y ait un "aujourd'hui de l'histoire de l'art" qui, pour s'imposer comme "aujourd'hui", doit respecter le répertoire des œuvres consacrées, sans jamais se demander si un certain arbitraire culturel n'a pas présidé au choix de ce répertoire et au devenir-classique des œuvres considérées. On modernise le décor tout en respectant les droits d'auteur d'un dramaturge tombé non seulement dans le domaine public, mais au patrimoine de l'humanité. Il en va de même dans la musique classique où rares sont les interprètes qui s'autorisent à transformer une œuvre et restent rivés à la partition qu'ils exécutent, quand bien même entendraient-ils qu'ils pourraient la varier avantageusement. Ce "culte des grands morts" (auquel l'Université et mon maître René Pommier se sont livrés plus souvent qu'à leur tour) m'a éloigné de trop faire l'exégèse des textes classiques qui en deviennent sacrés. Le "bigot" que je suis met le sacré ailleurs que dans les textes profanes. Je veux être un de ces non sages et de ces non savants auxquels le Père révèle le secret des choses. Mais comme je n'ai pu prendre sur moi de ne du tout m'intéresser à la culture, j'écris comme un demi savant.
Je ne le suis pas assez pour donner dans la fable d'un corneille écrivant les pièces de Molière. Seulement je ne crois pas ce prosateur capable de plus que des vers libres et trouve L'école des femmes au-dessus du Mysanthrope que vous adulez car vous êtes déclinologue. L'homme qui a séquestré Natacha Kampusch ne me paraît pas être le prolongateur d'Alceste, car il ne pouvait pas, comme lui, faire confidence à un ami de l'ingéniosité qu'il aurait eue à préparer une femme à son usage en élevant une enfant pour épouser une ingénue. C'est ce qu'a fait, dans la littérature, le dernier héros prétendument sauvé des tares familiales de la fresque des Rougon-Macquart, le représentant de Zola: le docteur Pascal, comme lui amant incestueux de sa nièce, et qui se met à éprouver un scrupule à l'aimer au zénith de leur amour, ce qui m'a toujours fait trouver que ce dernier "opus" de la série est une grande œuvre, généalogiquement conditionnée par L'école des femmes de Molière, mais prolongeant de manière inattendue le romantisme amoureux de l'enfant du siècle blessant sa maîtresse, Mme Pierson,. Là où Musset avait peint la blessure de l'amour, Zola montre la blessure dans l'amour, et le plus romantique des deux n'est pas celui qu'on croit, l'inceste n'étant qu'un prétexte à cette blessure.
Molière est un auteur surfait, mais à quoi doit-il que la postérité ne l'ait pas dévalué? Sans doute au fait que les Français étant mal guéris de la monarchie, ils ont voulu prendre les plaisirs de Louis XIV et ne pas remettre en cause les royaux penchants pour l'auteur qui a le plus symbolisé le côté festive du premier Règne personnel. Le peuple s'est pris pour la Cour et a flatté les goûts du roi. Mais Molière était beaucoup moins amusant que Plaute qu'il a édulcoré quand il l'a adapté.
Vous opposez Harpagon au père grandet. Je ne sais plus qui disait: "Molière a fait L'avare, Balzac a peint l'avarice."
Vous proposez la réécriture comme modèle de continuité des classiques. Vous dirai-je que vous emboîtez le pas à l'Éducation nationale, qui demande à des élèves qui n'ont presque rien lu d'écrire comme s'ils avaient le savoir-faire des écrivains de métier ou de génie. Je crains que d'être réécrits ne soit le privilège des mythes, c'est-à-dire de situations ou de personnages qui ne sont tellement plus en quête d'auteurs qu'ils sont devenus archétypaux, et qui ont acquis une vie autonome et prolongée jusqu'à nous. "Les mythes sont vivants", disait Jung. Un auteur peut-il faire du vivant, ou ne peut-il écrire qu'à partir du vivant, en figeant la tradition orale dans une œuvre écrite? Le propre des mythologies est de ne pas savoir qu'elles entrent dans la légende et de ne pouvoir être l'œuvre de mythomanes. De Gaulle a été le dernier mythologue de la France à qui il a fait croire qu'elle avait gagné la guerre à travers son substrat moral. Il a été le dernier mythologue, mais il a tué la mythologie et a préparé l'émergence du "story telling". Un auteur contemporain qui réécrirait un classique se condamnerait à la parodie ou, pire, au pastiche. Un metteur en scène qui le couve de tro près et le maintient en survie historique artificielle en ne respectant pas ses conditions d'apparition et en le modernisant provoque un hiatus qui prouve toute la différence qu'il y a entre un type littéraire et un mythe.
L'hypocrisie joue-t-elle trop pour être bien rendue par cet art du déguisement et du masque qu'est le théâtre? Non, car l'hypocrite se ment d'abord à lui-même. Je me crois physionomiste des voix, et suis persuadé que la plupart des hypocrites ne savent pas qu'ils ont des voix fausses ou de faussets, sans quoi ils ne les auraient pas laisser devenir telles, tant elles leur paraîtraient insupportables. Or les hypocrites aiment leur contenance. "Le vrai est un moment du faux", dit Guy debord. Le théâtre est ce faux, moment du vrai, qui peut rendre le faux qui se croit vrai.
J'aime beaucoup votre analyse qui fait d'Orgon le vrai héros du Tartufe. Tartufe n'"imprime" pas, on n'arrive pas à s'identifier à lui. On s'identifie à Orgon pour le plaindre, d'où, comme vous le dites, une superficialité de la leçon. On plaint Orgon que l'on aime bien. On n'arrive pas à s'intéresser à tartufe, imposteur grossier qui manque tellement de subtilité qu'il ne se ment même pas à lui-même. Comment Tartufe peut-il donner aux "pauvres" de l'argent qui n'est pas le sien? Ce n'est même pas un faux dévot, il n'arrive pas à poser à la dévotion. La peinture du Tartufe, vrai dévot, serait beaucoup plus intéressante. Tel est Vivien Hoch, baudruche par le dégonflement de laquelle je vous ai connu, car lui que j'avais appelé "le tartufe cravaté", je n'arrivais pas à comprendre qu'on ne l'ait pas démasqué. Vivien Hoch est un tartufe, Daniel Hamiche ne l'est pas. "Riposte catholique" est un portail de tartufes qui passent leur temps à calomnier ou à perdre de réputation, sous prétexte qu'il serait orthodoxe de redresser les torts et alors même qu'être langue de vipère est l'un des vices les plus vilipendés par les textes mystiques, de L'imitation de Jésus-Christ aux textes de révélations privées où Jésus reprend ce vice plus que tout autre. La vraie peintture de mœurs qui nous manque, c'est celle du dévot qui devient escroc par dévotion et qui se persuade d'être resté dans le bon chemin. C'est celle du gourou tempêtant contre l'adultère et qui met dans son lit telle de ses belles piétés sous pes prétexte de "baiser mystique". C'est celle de Tony Anatrella fustigeant l'homosexualité en tant que prêtre et prétendant guérir les homosexuels en tant que psychanalyste en pratiquant des attouchements ou des masturbations sur ses patients pour qu'opère le transfert. Le dévot qui dévie ne sait pas qu'il est un imposteur. Il est très probable que la plupart des chefs de secte soient sincèrement zélés à la cause. Les gourous sont rarement des imposteurs. C'est ce que Molière n'a pas vu dans le Tartufe.
Merci pour votre commentaire, encore plus "torrentiel" que le précédent. Quelques rapides remarques :
- Je "n'adule" pas /Le Misanthrope/. Cette hyperbole est inadéquate.
- Je ne compare pas Wolfgang Priklopil à Alceste mais à Arnolphe : simple lapsus, sans doute. Je ne vois pas pourquoi on refuse la comparaison sous prétexte que Priklopil n'avait pas de confident. Horace n'est pas le confident d'Arnolphe : c'est le fils d'un vieil ami, et ils ne s'étaient pas vus depuis longtemps. Si Arnolphe se montre bavard avec Horace, c'est d'une part parce que le dramaturge a besoin de faire parler son personnage pour qu'il expose la situation au public, et d'autre part pour ménager un retournement comique. Mais ses confidences ne sont pas essentielles au personnage.
- Le mythe moliéresque qui a assuré le triomphe posthume de Molière, et en particulier son institutionnalisation au XIXe, ne me paraît pas du tout lié à une nostalgie de la monarchie. Bien au contraire : la IIIe République a vu en Molière un libre-penseur, un précurseur des Lumières.
- Vous êtes injuste avec l'exercice d' "invention" réapparu au programme des lycées, qui inclut des formes de réécriture. Au XIXe et ensuite, il était déjà courant de demander aux élèves d'imiter les textes classiques. Dans /L'Enfant/, chap. XX, J. Vallès explique plaisamment que son héros de 14 ans n'arrive pas à se mettre à la place de Thémistocle, dont il doit écrire une harangue aux Grecs. L'apprentissage passe forcément par l'imitation. Et pourquoi un auteur contemporain qui réécrirait un classique se condamnerait-il à la parodie ou au pastiche ? Anouilh a réécrit Antigone, Tournier a réécrit Robinson Crusoé, E.-E. Schmitt a réécrit Don Juan, etc.
- « La peinture du Tartufe, vrai dévot, serait beaucoup plus intéressante. » => Tout à fait d'accord, c'est bien ce que je dis.
« Il est très probable que la plupart des chefs de secte soient sincèrement zélés à la cause. Les gourous sont rarement des imposteurs. C'est ce que Molière n'a pas vu dans le Tartufe. » => Absolument d'accord, je l'ai souvent dit aussi.
« La vraie peinture de mœurs qui nous manque, c'est celle du dévot qui devient escroc par dévotion et qui se persuade d'être resté dans le bon chemin. C'est celle du gourou tempêtant contre l'adultère et qui met dans son lit telle de ses belles piétés sous prétexte de "baiser mystique". » => Idée très intéressante, merci. Je connais un texte qui fait à peu près cela, mais c'est un texte burlesque. Il s'agit de "Rédemption", la parodie de Tolstoï par Reboux et Muller dans /À la manière de.../, 1er volume. On y voit Ivan Labibine Ossouzoff qui est pris d'un délire mystique et qui, en voulant sauver des prostituées, se retrouve patron de bordel sans même s'en rendre compte. Désopilant.
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