STENDHAL, SA CHEMISE ET L’ITALIE (petit éloge paradoxal des fausses citations)
29.10.2011
On trouve ici ou là, dans des articles ou des livres sur Stendhal, la citation de la phrase suivante : « Si tu as une chemise et un cœur, vends ta chemise et va vivre en Italie ». Je l’ai déjà rencontrée plusieurs fois, et je l’aime bien : je lui trouve une certaine fraîcheur désinvolte, assez séduisante. En tout cas, elle me paraît très stendhalienne, et j’avoue qu’il m’est déjà arrivé de la citer, à mon tour, pour faire comprendre à mes interlocuteurs l’essence de l’âme sensible de Beyle, notamment en la mettant en rapport avec le dernier chapitre de la Vie de Henry Brulard, où il parle de son « bonheur fou » en arrivant à Milan.
Mais j’ai voulu en localiser la source exacte. Ce que j’ai fini par réussir. Hélas, la citation authentique est assez éloignée de la version que je connaissais. Stendhal a écrit ceci, dans sa lettre n°737, adressée à sa sœur Mme Pauline Périer-Lagrange, de Milan le 29 octobre 1811 : « Ah ! mon amie, que je t’ai regrettée en Italie ! Quand, par hasard, on a un cœur et une chemise, il faut vendre sa chemise pour voir les environs du lac Majeur, Santa Croce à Florence, le Vatican à Rome, et le Vésuve à Naples » (Correspondance générale, tome II 1810-1816, Librairie Honoré Champion, 1998, page 241) [1]. Quelle déception ! La vraie citation est très inférieure à la fausse. Le « par hasard », superflu, alourdit la phrase et affaiblit le sens. L’emploi du « on » est plat, alors que le « tu » et l’impératif instauraient un dialogue direct avec le lecteur, à la fois primesautier et affectueusement impérieux. Le « il faut » donne un ton pontifiant, incompatible avec la liberté d’allure impliquée par la vente de la chemise. L’énumération finale est pire que tout : « vivre en Italie », c’était un engagement de tout l’être, un choix existentiel ; l’Italie faisait moins figure de zone géographique que de région de l’âme, accessible seulement aux happy few ; mais aller voir ceci ou cela, ce n’est plus qu’un parcours touristique, un inventaire de sites fameux que le plus épais des bourgeois de province, ou le plus odieux des freluquets ultras, peut cocher sur sa feuille de route aussi bien que le lecteur ami de Stendhal [2]. On n’a plus affaire à l’exhortation d’une âme sensible, mais aux recommandations du Baedeker. Je ne sais si le passage de la vraie à la fausse citation s’est fait en une fois, ou en plusieurs petites modifications successives, mais ceux qui en sont les responsables (sans doute inconscients) ont bien mérité du beylisme, car le produit fini donne un visage bien plus sympathique de Stendhal que la lettre originale.
Il reste un mince espoir que celui-ci ait exprimé la même idée plusieurs fois, sous des formes différentes, dont l’une correspondrait à la citation que j’avais mémorisée. Mais en attendant cette preuve, j’ai bien l’impression qu’on se trouve devant le cas exemplaire d’une fausse citation non seulement meilleure que la vraie mais aussi… plus authentique. Ou disons, pour rester rigoureux : plus typique. Après tout, l’idée n’est choquante qu’à première vue. Chacun de nous a ses moments de fatigue, de distraction, d’aliénation : en proie à une humeur mauvaise ou à une influence prégnante, on peut momentanément formuler des idées incompatibles avec celles qui nous sont chères, ou alors parler dans un style qui n’est pas notre style habituel. À l’inverse, quelqu’un qui connaît profondément les écrits d’un auteur, et qui possède un remarquable don de mimétisme, peut arriver à exprimer une de ses idées d’une façon plus typique que l’auteur ne l’aurait fait lui-même un jour de méforme. La seule limite est de tenir ce cas de figure pour exceptionnel : faute de quoi, on risque de s’accorder très souvent la licence de substituer ses propres phrases à celles de l’auteur qu’on prétend expliquer, et de perdre complètement de vue la notion d’authenticité. L’enfer est pavé de bonnes intentions, et il n’y a rien de tel que le sincère souci d’améliorer quelqu’un pour le trahir. Plus un texte est enfoui sous les gloses et les paraphrases et plus il est nécessaire de revenir à sa pureté originelle.
Ce qui n’empêche pas non plus de s’amuser, dès lors qu’on reste conscient qu’il s’agit d’un amusement. Ou de réécrire, si on présente loyalement ce qu’on a fait comme une réécriture. L’important est de bien faire le départ entre le texte authentique et le texte modifié : même si la nouvelle version est objectivement supérieure, qu’on la donne pour ce qu’elle est : une création seconde, – pas pour la version de l’auteur officiel, par respect pour celui-ci ! Franchir allègrement cette frontière, en faisant fi de tout scrupule philologique, est réservé à ceux qui ont le génie et le sens du paradoxe d’un Jorge-Luis Borgès. En pur « classique », niant l’histoire et le primat de l’auteur, celui-ci fait, à la fin de sa deuxième conférence Morgan, un éloge des citations déformées qui enrichissent la littérature universelle : une œuvre n’étant selon lui pas close par la mort de son auteur (il faudrait dire : de son premier auteur), elle peut être ensuite améliorée par d’autres auteurs, voire par des lecteurs à la mémoire défaillante. Il explique qu'une œuvre s'augmente des interprétations qu'on fait d'elle : « Shakespeare, par exemple, est plus riche aujourd'hui que lorsqu'il a écrit... Cervantès aussi. [...] C'est comme ça qu'un écrivain grandit. [...] L'incompréhension peut aussi aider un auteur ! Tout peut l'aider, même les distractions des lecteurs. Une œuvre peut être lue et incorrectement remémorée par la suite, c'est-à-dire amendée par la mémoire. » Avec la modeste forfanterie qu’il pouvait seul se permettre, Borgès s’autorise de ses propres trouvailles : « Ça m'arrive souvent. Je ne sais pas si je peux l'avouer : chaque fois que, ayant cité Shakespeare de mémoire, je vérifie ma citation... caramba ! je m’aperçois que je l’ai améliorée ». Les curieux vérifieront cette citation : ils constateront que, pour rester paradoxalement fidèle à l’esprit de Borgès, je l’ai très légèrement améliorée. [3]
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[1] Il est curieux de relever qu’un peu plus loin dans cette lettre, on lit des propos fort sévères sur l’Italie : « Les peuples d’Italie, au contraire, sont bilieux, point aimables du tout ; la canaille italienne est même la plus impatientante de l’univers, et malheureusement un voyageur est sans cesse en contact avec la canaille ; les auberges sont les plus malpropres du monde ». On a tendance à voir en Stendhal un thuriféraire inconditionnel de la mentalité italienne et un contempteur absolu de la vanité française : sa pensée est évidemment beaucoup plus complexe.
[2] On notera au passage que la phrase de Stendhal se trouve sur une dizaine de sites touristiques internet consacrés au Lac Majeur, dans une version exacte… à cette réserve que la liste des quatre sites touristiques est coupée après le premier ! Ce qui en détourne évidemment le sens, de façon très malhonnête.
[3] Voir Entretiens sur la poésie et la littérature, Gallimard, 1990, fin du chapitre II, p. 89.
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