L'INFAMIE, de JEAN-DENIS BREDIN (aperçu critique)
17.04.2012
En me promenant dans le rayon librairie d’un hypermarché, j’aperçois un petit livre de M. Jean-Denis Bredin qui vient de paraître chez Grasset dans un format poche (quoique ce ne soit pas un retirage dans une collection de poche) : L'Infamie. Le procès de Riom, février-avril 1942. Je l’ouvre, le feuillette et suis frappé par l'impression de vide qu'il dégage. Cet opuscule m’inspire deux réflexions, qui certes ne sont pas d’une originalité bouleversante.
La première est une question : Qu’est-ce que ce livre peut bien apporter au lecteur… et à son auteur ? Né en 1929 (donc âgé de 83 ans cette année), M. Bredin est un avocat réputé (fondateur avec Robert Badinter d’un des cabinets d’avocat les plus cotés de la capitale), membre de l’Académie française depuis 1989, qui a depuis longtemps conquis ses galons d’historien, avec des biographies qui font référence, consacrées à Joseph Caillaux, Emmanuel Sieyès et Bernard Lazare. Il est aussi l’auteur d’un gros livre (850 pages) sur l’affaire Dreyfus (L’Affaire, Julliard 1983 puis Fayard 1993) qui, sans apporter du nouveau, reste la somme la plus complète sur le sujet. Il y a dix ans, il consacrait un livre au procès de Mendès sous l’Occupation : Un tribunal au garde-à-vous. Le Procès de Pierre Mendès-France, 9 mai 1941, Fayard, 2002. Ce procès était en effet peu connu, et en 400 pages, on peut supposer que Bredin le traitait avec l’ampleur nécessaire. Mais le procès de Riom ! Le procès de Riom est très connu, et il ne manque pas d’ouvrages qui lui sont consacrés. Si on va voir, dans une bonne bibliothèque, le secteur de l’Occupation, on apercevra sur le procès de Riom un livre de Pierre Béteille (Plon, 1973), un de Frédéric Pottecher (Le Procès de la défaite, Fayard, 1989) et surtout celui d’Henri Michel, un grand spécialiste de la période (Albin Michel, 1979), qui semble le plus complet, avec ses 400 pages bien denses. M. Bredin a-t-il découvert un gisement d’archives inédites ? A-t-il vraiment un point-de-vue original à faire entendre sur ce sujet déjà bien balayé ? Bien sûr que non ! D'ailleurs, il cite abondamment ses devanciers, au point que son travail paraît n'être guère qu'un centon de citations. Comment peut-il prétendre apporter du nouveau avec ses petites 180 pages aérées, dont seulement 150 pages de texte ! Il ne le prétend pas, heureusement, et dans son avant-propos, il déclare avoir conscience de la légèreté de son opuscule, qu'il n'aurait fait que mû par le sacro-saint devoir de mémoire et le souci des jeunes générations. La jeunesse a bon dos... Torchez n'importe quoi en deux semaines sur 150 pages (qui doivent faire 15 pleines pages sous Word, en interligne simple et corps 11), et vous aurez fait œuvre pédagogique pour la jeunesse... Quand on sait jauger un livre en le soupesant, on voit bien que l'apport historiographique de celui-ci est nul. Il doit s'agir d’une commande d’éditeur, exécutée en vitesse pour être publiée au moment du septantième anniversaire, qui promet un bon dossier de presse. D'où bonne vente pour l'éditeur, et bon coup de pub pour le signataire ! L’acharnement des vieux auteurs à continuer à exister, en faisant paraître jusqu’à leur dernier souffle des titres qui déshonorent leur bibliographie mais les maintiennent en vie, est un spectacle à la fois comique et pathétique. Le cas le plus saisissant est celui d’Henri Troyat, qui dans les vingt dernières années de sa vie (entre 75 et 95 ans !) a fait paraître une petite vingtaine de biographies, presque toutes inutiles puisque concernant des personnages déjà biographés dix fois avant lui (Flaubert, Maupassant, Zola, Baudelaire, Balzac, Raspoutine, Alexandre Dumas…), toutes sans intérêt puisque se contentant de compiler les sources déjà disponibles, voire les plagiant carrément dans un cas au moins (Juliette Drouet). M. Bredin prend-il le même chemin ? En 2014, fera-t-il paraître un livre de cent pages sur le Débarquement ou sur la Libération de Paris ? En 2015 un autre sur la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, et en 2016 encore un autre sur le procès de Nuremberg, tous du même format ? Vite écrits, vite lus (voire pas lus du tout), mais tous célébrés à grands coups de trompe par la presse complaisante ?
La seconde réflexion est suscitée par le titre. L’Infamie. Voilà bien un trait de cette époque : l’incapacité à rester objectif sur certains sujets. Même un ouvrage qui se présente comme un livre d’histoire n’a aucune gêne à se coiffer d’un titre qui est un pur jugement moral. Monsieur Bredin n’a sans doute même pas conscience qu’avec un tel titre, il retire son livre du champ de l’historiographie pour l’inscrire dans le genre du pamphlet. Principe contemporain : ce n’est pas manquer à l’objectivité que de blâmer le fachisme. Notez aussi l’article défini : le procès de Riom n’est pas une infamie parmi d’autres, c’est l’Infamie, l’Infamie par excellence, l’essence même de l’Infamie. Bientôt, sans doute, une biographie de Hitler s’intitulera : Le Monstre ; un reportage sur le F.N. : Le Parti des ordures ; une étude sur le gouvernement de Vichy : Une belle bande de salauds ; une enquête sur les massacres de Sétif : L’Horreur absolue. Ah non, pardon, le mot « absolu » est réservé à la Choa. Attention : les hyperboles sont autorisées (et même recommandées) pour évoquer les innombrables méfaits commis par les multiples têtes de l’hydre fachiste, mais les termes exprimant un superlatif absolu sont la propriété exclusive du Crime des crimes. Qualifier d’absolue une autre horreur que le génocide des juifs serait relativiser celui-ci, et le relativisme, comme on sait, n’est que l’antichambre du négationnisme.
En cherchant sur la Toile quelques commentaires sur ce livre encore tout chaud, je tombe sur une brève notice très représentative de la confusion des esprits. « En revenant point par point sur l'affaire, des prémices au dénouement final, l'auteur ressuscite, en même temps qu'une situation politique française chaotique, le mystère d'un "procès-fantôme" ». Si l’auteur de cette notice croit qu’on peut, en seulement 170 pages à la typographie aérée, restituer « point par point » le procès de Riom tout en l’expliquant par son contexte historique, il se fait une piètre idée du travail de l’historien. « Se faisant l'avocat acharné de la réalité, l'auteur donne la parole aux principaux accusés ». L’avocat de la réalité, fichtre ! Mais alors, si les accusés étaient la réalité, qu’étaient les accusateurs ? Le fictif, le virtuel, l’imaginaire, le fantastique ? La plume de ce rédacteur anonyme va très loin : les ennemis de Vichy n’incarnent pas seulement le Bien, comme on l’avait compris depuis longtemps, ni même le Vrai, comme on s’en doutait aussi, ils incarnent… le Réel. Le discours fachiste n’est pas juste ignoble et inhumain, il est étranger à notre monde, il procède d’une autre dimension. Au fait, comment comprendre que J.-D. Bredin « donne la parole aux accusés » ? Est-ce qu’il la réinvente comme les historiens antiques prêtaient des discours aux dirigeants grecs et romains, ce qui, à nos yeux modernes, ferait de son livre une sorte de reconstitution romancée ? Ou bien est-ce qu’il a tout simplement copié-collé les actes du procès ? Moyennant quoi son livre serait une imposture, se faisant passer pour une étude historique alors qu’il ne serait qu’un dossier documentaire (ce qui serait sans doute fort utile, dailleurs, mais à condition d’être complet, tout en rendant le titre encore plus inacceptable). Et pour ce qui est de donner aussi la parole aux accusateurs, je suppose qu’il ne saurait en être question ? Je vous demande pardon de me laisser traverser par une idée aussi incongrue, voire aussi scandaleuse. Car le but n’est pas de se faire une idée globale et impartiale de cette séquence judiciaire, mais uniquement de recharger nos batteries droidlomistes, n’est-ce pas ?* Enfin le pompon se trouve dans la dernière phrase de la notice : « Avec précision et minutie, et s'efforçant de privilégier une objectivité souveraine, Jean-Denis Bredin élève le document historique à la hauteur de l'épopée. » Ainsi, pour les gens de histoire.foxoo.com, on peut se vouloir objectif en donnant dans la résurrection à la Michelet et en confinant au style épique, – ce qui est une curieuse conception de l’historiographie ; et surtout on peut se vouloir objectif en adoptant la démarche de l’avocat, et même d’un avocat acharné, – ce qui est la marque d’un esprit complètement perverti. Voilà une magnifique preuve de ce que je disais plus haut : prendre le parti de l’antifachisme, ce n’est pas prendre parti, c’est rester neutre. On peut plaider en faveur des accusés de Vichy et simultanément montrer l’objectivité d’un juge. Ce n’est pas incompatible, et même ça va naturellement ensemble. Que ce soit clair : dénoncer l’infamie fachiste, c’est dire le Bien universel, c'est énoncer le Vrai. Demain, sans doute, instituera-t-on des « journées de la haine », comme dans 1984 d’Orwell, mais au nom des Droits de l’Homme et pour fortifier la Démocratie, bien sûr. En attendant, comment pourrait-on ne pas prodiguer force éloges à cet admirable M. Bredin, qui déploie tant de talent pour aider les jeunes générations à accomplir leur devoir de mémoire ? Quoi de plus salubre que de leur montrer toute la honte qu’appelle cet épisode qui compte parmi les heures les plus sombres de notre histoire ?
* Cela me rappelle une visite dans un musée lyonnais qui se pare du nom de « Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation ». On y propose notamment un documentaire de 45 minutes sur le procès de Klaus Barbie, à partir des archives vidéo du procès. Mais les images qui nous sont proposées sont pour l’essentiel extraites des dépositions des témoins à charge. À aucun moment on ne nous propose le moindre extrait des dépositions des témoins à décharge, ni des contre-interrogatoires menés sur les témoins à charge par les avocats de la défense, ni des plaidoiries de ceux-ci. Je ne sais ce qu’a été réellement le procès Barbie, mais j’ai pu voir que ce documentaire en donne l’image du pire des procès staliniens : le verdict était déjà écrit avant même l’ouverture, les séances avaient pour unique finalité de justifier celui-ci, les juges ne se distinguaient pas des accusateurs. Belle façon d'éveiller les élèves du secondaire (la cible privilégiée) à l'idée de Justice ! C’est que, nous dira-t-on, ce musée n’est pas un lieu d’histoire (malgré son nom), mais un lieu de mémoire. La « mémoire », beau mot que notre époque utilise pour désigner la propagande rétrospective, pour ne pas dire le bourrage de crâne historique. Dailleurs les responsables du C.H.R.D. poussent l’ingénuité, ou l’effronterie, jusqu’à avouer leurs intentions idéologiques. Ainsi, sur une page du site du musée, on peut lire :
« L'intention première des fondateurs historiques du CHRD, anciens résistants et déportés, était de pérenniser la mémoire de ce qu'ils avaient vécu pour la transmettre aux jeunes générations. Afin d'y parvenir, ils se sont engagés auprès des professionnels du musée, en jouant un rôle actif dans la vie de l'établissement. En continuant aujourd'hui encore à livrer leur témoignage devant des classes de collégiens et lycéens, ils ont fait du Centre un lieu vivant de rencontres. Mais l'éloignement inéluctable du souvenir de la Seconde Guerre mondiale, qu'ils incarnent avec force et sagesse, conduit aujourd'hui le musée à redéfinir ses enjeux et finalités. En accord avec les principes défendus par ses fondateurs, le CHRD accorde une large place aux valeurs de la Résistance, en programmant des séminaires, des rencontres, des expositions, centrés sur l'actualité des droits de l'homme et le parcours d'individus engagés. Il doit également prendre en compte, et intégrer dans son exposition permanente, les progrès de la connaissance historique. »
Si vous savez lire, vous avez compris ce que cela signifie : ‘on est là pour bourrer le mou des jeunes afin d’en faire de parfaits petits droidlomistes bien conformes à notre moule. Mais comme on est malin, on le fait sous couvert d’histoire’.
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